mercredi 31 décembre 2014

Docteur Radar, tueur de savants




















Simsolo et Bézian Docteur Radar, tueur de savants. - Glénat, 2014

1920. Une série de meurtres mystérieux frappe des savants du monde entier qui, tous, travaillaient sur le même thème : la possibilité pour l'homme de voyager dans l'espace. Une affaire toute désignée pour Félicien Straub, as de l'aviation française et gentleman-détective...
Comme le pot-au-feu, le roman populaire est d'abord affaire d'ingrédients et plus on le réchauffe, meilleur c'est. Les ingrédients, ce Docteur Radar n'en manque pas : il les a tous et même davantage. Car Noël Simsolo et Frédéric Bézian, en vrais connaisseurs du genre, ne se contentent pas d'aligner rebondissements échevelés, savants fous, flics obtus, femmes fatales et piqûres de scorpion, ils en rajoutent et multiplient clins d'yeux et références au point de faire de cet album un véritable jeu de piste pour amateur cultivé. Ainsi croise-t-on le peintre Pascin * aux côtés du héros dans un décor qui doit plus à Mies van der Rohe qu'à Roger Hart, tandis qu'un peu partout passent les ombres de Dada, de Gus Bofa, de Marcel L'herbier... et de tant d'autres, au point qu'il peut être permis de regretter une certaine perte d'innocence d'un genre qui n'avait pas pour habitude de se chercher d'autre justification qu'en lui-même.
Mais, au fond, qu'importe :  il y a belle lurette que le roman populaire a cessé d'être une lecture populaire pour devenir l'un des supports privilégiés de notre nostalgie. S'il n'est plus possible aujourd'hui d'écrire un Fantômas ou un Zigomar, il est permis de leur rendre hommage et c'est assurément ce qui est ici fait de manière intelligente, érudite et distanciée. L'Amérique a ses pulps, nous avons nos romans feuilletons et Bézian-Simsolo en sont les Tarantino.

* qui, depuis Joann Sfar, connaît décidément une nouvelle carrière de héros de BD...

jeudi 18 décembre 2014

Le goût de la terre


















 
Baudoin & Troubs Le goût de la terre. - L'association, 2013
Il y a quelques années paraissait Viva la vida (L'association, 2011) où nos duettistes du pinceau partaient au Mexique prendre la température de l'un des pires trous du cul du monde, Ciudad Juarez, ville-frontière tristement célèbre pour ses meurtres de femmes *. N'étant ni journalistes ni détectives, ils n'allaient pas à la rencontre des tueurs mais bien de ceux qui, malgré tout, vivent là leur vie de tous les jours, pas si différentes de la nôtre au fond, dans leurs aspirations et leurs espoirs. Ils y rencontrèrent également Alejandra et Julian, deux jeunes universitaires colombiens, qui les invitèrent à faire un autre voyage, dans leur propre pays cette fois.
La Colombie aura-t-elle jamais connu la paix depuis plus de soixante-dix ans que guerilleros et gouvernementaux s'affrontent sans merci sur fond d'intérêts supranationaux et de culture de la coca ? C'est avec toutes leurs craintes et toutes leurs réticences qu'en témoignent certains de ceux qu'ils rencontrent, échangeant portraits contre souvenirs. La plupart d'entre eux ont affronté la mort, parfois pris entre deux feux, parfois pris pour cible de l'un ou l'autre camp. Il pourrait être tentant de les renvoyer dos à dos, ces deux camps, de parler de société civile, de réconciliation nationale... Ce serait négliger ce qui, la plupart du temps, aura poussé de simples paysans à rejoindre la guérilla, ces FARC dont une lumineuse représentante finit par accepter de rencontrer nos deux Candide éblouis, au point que ce vieil Edmond, rendu modeste par le récit sans pathos de toutes ces vies violentes, en oublie pour une fois d'étaler ses bonnes fortunes. Ce dont on ne se plaindra pas.

* voir à ce sujet Des os dans le désert, impressionnant reportage de Sergio Gonzalez Rodriguez (Passage du Nord-Ouest, 2007)

lundi 15 décembre 2014

Modesty Blaise



















 
Peter O'Donnell et al. Modesty Blaise. - Titan books, 2004-....

Depuis la disparition de la Triscotte, il n'est plus grande injustice en ce bas monde que l'indifférence opiniâtre dont fait montre le public français envers Modesty Blaise. Sur les 13 romans publiés, 9 seulement ont été traduits, dont plus un seul n'est disponible depuis des lustres. Les bandes dessinées ne sont pas mieux loties, qui ont vu la seule tentative d'édition  (chez Glénat, au début des années 80) s'achever chez le soldeur au bout de deux tomes. Au mieux se rappellera-t-on l'infâme kitscherie commise en 1966 par un Joseph Losey sous psychotropes, avec une Monica Vitti à contre-emploi dans le rôle-titre, trahison si éhontée de l'esprit de la série que l'auteur préféra racheter ses droits plutôt que de laisser ses personnages en de si mauvaises mains. Et pourtant, Modesty Blaise, plus de cinquante ans après sa création, reste l'un des personnages les plus admirables qu'ait jamais engendré le roman populaire. 
Née en 1963 dans le Evening Standard, de l'imagination de Peter O'Donnell pour le scénario et de Jim Holdaway pour le dessin, Modesty Blaise fut d'abord un personnage de comic-strip et le resta sans interruption jusqu'au 11 avril 2001, date à laquelle Peter O'Donnell, âgé de 81 ans, décida d'en rester là. Ni pin-up écervelée ni "James Bond au féminin" comme on peut encore le lire ici ou là, Modesty Blaise est d'abord et avant tout l'incarnation de la classe aventurière menée jusqu'à la perfection. Orpheline laissée à elle-même, poussée à la dure dans les déserts du Moyen Orient, elle est à peine sortie de l'adolescence qu'elle se retrouve à la tête d'un gang international de spécialistes du fric-frac de luxe. Fortune faite, elle prend une retraite très largement anticipée dont elle profiterait en paix si d'horribles malfrats ne venaient lui chercher noise avec une régularité d'horloge. Malheur à eux ! Car, en compagnie de son alter ego Willy Garvin, la belle représente certainement ce qui se fait de plus efficace au monde en matière de mise au pas des bandits, truands, apprentis dictateurs et monstres pervers de toute obédience. Tant pis pour eux, fallait pas l'embêter. Une telle constance dans le redressement de torts pourrait lasser : ce n'est pourtant jamais le cas et c'est avec un plaisir chaque fois renouvelé que l'on retrouve la fantaisie, l'humour et l'ingéniosité d'un scénariste qui ne s'est jamais fatigué de ses personnages, qui les aura aimés et respectés jusqu'au bout, jusqu'à les faire mourir au terme d'une très belle nouvelle, d'une mort digne d'eux et ouverte sur un espoir infini. 
Depuis 2004, les bien nommés Titan books ont entrepris d'éditer l'intégrale des bandes dessinées en une trentaine de volumes malheureusement réservés aux lecteurs anglophones. Si l'on peut préférer les romans, forcément plus fouillés que des strips quotidiens soumis à de plus fortes contraintes narratives, on ne s'en pâmera pas moins devant l'art d'un Jim Holdaway, dessinateur virtuose et grand capteur de trognes, trop tôt disparu et jamais tout à fait remplacé par Eric Badia Romero, son principal et néanmoins méritant successeur.

mercredi 10 décembre 2014

La proie




















David De Thuin La proie. - Glénat, 2014

Il y avait Lapinot et les carottes de Patagonie où Lewis Trondheim apprenait à dessiner en 500 pages. Plus tard, il y eut Comix 2000 où, sur 2000 pages sans texte, L'association faisait le tour de tout ce que l'époque comptait d'alternatif et d'underground en matière de bande dessinée. Il y aura désormais La proie de David De Thuin. De l'un, il retient le défi personnel, en doublant la mise (1000 pages et 10 000 cases, ni plus, ni moins), de l'autre cette allure de Gaffiot qui vous pose une bibliothèque. L'histoire tient pourtant en quelques mots : Topuf, un naufragé, est recueilli par Tipôme et Bumble, deux infectes (sic) qui reconnaissent en lui l’Élu, destiné selon l'antique prophétie à transformer leur monde. Pour cela, il leur faudra gravir la Pire-Aînée, suivis de tout un peuple de bestioles enthousiastes ou sceptiques mais qui, toutes, reviendront radicalement changées de leur périple.
Réputé rétif aux façons du petit milieu de la BD, David De Thuin est un auteur hors-norme, alliant un apparent classicisme à une farouche volonté d'indépendance qui l'a fréquemment ramené à l'auto-édition lorsqu'il pouvait facilement prétendre à s'illustrer chez les principaux éditeurs mainstream. Avec La proie, il donne à la fois son Grand Œuvre, un Seigneur des anneaux à hauteur d'élytres et d'antennes et le plus bel hommage qu'il pouvait rendre à Raymond Macherot, son maître, dont il se montre ici le digne successeur. Évidente sur le plan graphique, la parenté l'est aussi dans le ton, volontiers caustique et d'une cruauté native, presque enfantine, qui achève de faire de ce gros livre bleu comme une mouche l'épopée animalière et définitive que les circonstances n'auront jamais permis à Macherot de réaliser à sa guise. 

samedi 22 novembre 2014

La scierie


















La scierie. - Héros-Limite, 2013

Au début des années 50, dans les environs de Blois, un jeune bourgeois, recalé au bachot, doit trouver du travail en attendant le service militaire. Il en trouve, dans une scierie dont les ouvriers, bien évidemment, le voient venir d'un œil narquois. Piqué au vif, il n'aura de cesse de leur prouver qu'il peut les égaler et même les dépasser.
Voilà un texte qui, à l'origine, n'était pas destiné à être publié et son auteur, qui a voulu rester anonyme, n'a sans doute jamais rien écrit d'autre. Pierre Gripari, qui le fit publier une première fois à  L'Âge d'homme en 1975, jure qu'il n'y est pour rien et l'on voudra bien le croire tant ce récit, tout en sécheresse et dépouillé du moindre artifice littéraire, reste infiniment plus proche du document brut que du roman. C'est là, d'ailleurs, qu'il puise toute sa force car, disons-le d'emblée, le narrateur de cette histoire n'a rien de particulièrement sympathique. Plutôt méchant, même, en tout cas d'une franchise et d'une dureté exempte de toute compassion pour les faibles au point, dit-il, d'être capable de tuer "sans hésitation un type qui m'a assez fait chier pour mériter ça". Cette dureté, de son propre aveu, ne lui est pas native : c'est le travail qui l'a forgée, un travail dur, exténuant et dangereux, où la moindre inattention, le moindre relâchement peut s'avérer mortel. Tout en phrases courtes et raclées jusqu'à l'os, ce texte revêche n'en est pas moins doué d'un étonnant pouvoir de fascination, de celles que l'on éprouve devant une vie poussée jusqu'à ses plus extrêmes limites, jusqu'à l'épuisement  et d'où semble jaillir - mais c'est peut-être une erreur - une lumière un peu plus vive que celle de nos existences étriquées.
Quoi qu'il en soit, il fallait rééditer La scierie, et les éditions Héros-Limite, comme à leur habitude, le font avec brio, dans un habillage à la fois sobre et luxueux dont on soulignera la belle tenue typographique, véritablement Swiss made...

jeudi 30 octobre 2014

L'attaque des Titans














Hajime Isayama L'attaque des Titans. - Pika, 2013-.... (10 volumes parus).

Imaginez les époux Balkany, mais plus nombreux, plus grands (dans les 15 m) et cannibales : que faites-vous ? Probablement pas mieux que l'humanité - du moins ce qu'il en reste - retranchée depuis cent ans derrière la triple enceinte d'une gigantesque muraille pour se soustraire à une horde de grands benêts affamés. On pourrait certes en rester là, se contenter de gérer le statu quo. Eh bien non ! Car survient un nouveau spécimen de Titan, plus haut que le mur, manifestement doué d'intelligence et donc capable d'ouvrir la porte à ses petits cousins. Cette catastrophe scellera le destin de trois jeunes amis dont l'un, le bouillant Eren Jäger s'avère bientôt capable de se changer lui-même en Titan, et pas des moins teigneux.
Amateurs de nymphettes court-vêtues, passez votre chemin ! L'attaque des Titans cultive davantage le sens du sacrifice et le cadavre tronçonné que la petite culotte à pois. Parmi des centaines de séries stéréotypées, le shônen - ce sous-genre du manga spécifiquement destiné à combattre l'acné chez les garçons -  s'avère donc encore capable d'offrir des histoires d'un intérêt soutenu, en tout cas d'une belle originalité. Bien qu'un peu desservie par un dessin encore assez brut de décoffrage, en voici une qui ne faiblit à aucun moment des 10 tomes déjà parus et garde de bout en bout ce souffle épique et réellement désespéré qui exaltera le gothique qui sommeille en chacun de nous, tout en inscrivant quelques centaines de nouvelles pages à la grande encyclopédie des plus belles dystopies de ce siècle mal barré.

mardi 21 octobre 2014

Saga




















Brian K. Vaughan et Fiona Staples Saga. - Urban comics, 2013-.... (3 tomes parus)

Une Ailée aimait un Cornu... De ces quelques mots, l'on pourrait déjà déduire que ça n'ira pas tout seul. Car les deux races, à l'instar des Capulet et des Montaigu, se font une guerre tant interstellaire qu'immémoriale, au milieu de laquelle l'improbable bébé d'Alana et Marko vient jeter comme un froid. Ajoutons-y quelques tueurs plus ou moins impitoyables, le fantôme d'une ado moins diminuée qu'elle en a l'air, des aristos à tête de téléviseur vintage, la puissance insoupçonnée d'un roman de gare... et l'on n'aura pas encore tous les ingrédients d'une Saga qui réserve bien d'autres surprises. A commencer par des dialogues où chaque mot fait mouche, affinés en cave à l'école des séries télé, soutenus par un graphisme impeccable d'élégance et dont il faut souligner l'étonnante économie de moyens, quand tant d'autres comics se plaisent à cultiver un superlatif somme toute assez déprimant.
D'aucuns jugeront un peu réchauffée cette alliance contre nature de Shakespeare et de Star Wars. Mais se privera-t-on de Chandler parce que l'on a Sophocle ? Ce serait oublier que même les meilleures soupes ont besoin de varier de temps en temps. L'art du scénariste est précisément celui de la variation, de ce rhabillage permanent des quelques thèmes universels qui font le socle de tous nos récits. A ce jeu, Brian K. Vaughan s'avère un couturier de premier ordre, toujours surprenant, presque charmant. De ce charme qui aimante prix et récompenses, dont cette série, issue du vivier Image Comics (le HBO du néo-comics) s'est très vite et très évidemment retrouvée aussi chamarrée qu'un maréchal d'Empire en période de noël.

lundi 20 octobre 2014

L'humanaute



















 
Philippe Coudray L'humanaute. - L'association, 2013

Finirai-je un jour par ne plus confondre les frères Coudray ? Voyons... il y a Jean-Luc. Lui, c'est celui qui écrit. Le Mouton Marcel, c'est lui. Monsieur Mouche, Dialogues avec Satan... Et Philippe, c'est celui qui dessine, L'ours Barnabé, notamment, qui l'a fait connaître du grand public et des cours d'école. Là, où ça se complique, c'est que Jean-Luc dessine, lui aussi, enfin un peu, pour faire dialoguer Béret et Casquette et parfois, il collabore avec son frère qui, que... bref, quoi qu'il en soit, les deux frères partagent un même goût pour une logique poussée dans ses derniers retranchements, jusqu'à l'absurde si nécessaire. L'humanaute ne déroge pas à ce sain principe, au fil bien affûté d'une série de gags en une ou deux planches, comme autant de théorèmes dont la démonstration s'avérait nécessaire pour l'avancement de la science : le personnage a-t-il décidé de tuer sa femme ? Il s'enferme dans un congélateur pour n'en sortir que cent ans plus tard et visiter la tombe de son épouse... L'évidence, chez Philippe Coudray, jaillit toujours au terme d'un improbable détour qui, prenant la logique à contre-pied, revient dans son dos lui faire coucou. Même esprit de conséquence cultivé jusqu'à la manie, même dessin sans séduction, entièrement dédié à rendre lisible un humour souvent purement visuel... rien qui, dira-t-on, nous change fondamentalement de L'ours Barnabé, si ce n'est que Philippe Coudray agrémente ici ses ruses de quelques coquineries dont rougirait vraisemblablement le plantigrade. D'où le choix d'un éditeur "adultes" et l'emploi du noir et blanc. CQFD.

mardi 14 octobre 2014

Vois comme ton ombre s'allonge




















Gipi Vois comme ton ombre s'allonge. - Futuropolis, 2014.

D'aucuns, la cinquantaine venue, s'enfuient avec leur secrétaire. D'autres font un choix moins radical et se contentent de publier un nouveau livre. Partisan de la sublimation, Gipi projette un écrivain vieillissant dans les affres d'une subite schizophrénie qui le laisse aux mains d'un quarteron de psychiatres bien moins réels que les univers qui le hantent. Abandonné par sa femme, méprisé par sa fille, Silvano Landi se raccroche à ce qu'il peut, à commencer par les lettres lumineuses que, du fond des tranchées, son grand-père écrivait à sa jeune épouse. Jusqu'à ce jour où, envoyé en reconnaissance, il reste bloqué dans le no man's land avec un camarade blessé dont les plaintes sont susceptibles de les trahir à tout moment. A quel prix peut-on traverser l'horreur pour rejoindre l'amour et la lumière ? L'image d'un arbre mort, répétée, compulsive, pourrait bien servir de réponse, comme une métaphore généalogique de la dévastation ou bien comme une façon d'approcher de biais une réalité qui se dérobe, parce qu'inacceptable.
Alternant dessin au trait et ce très beau travail à l'aquarelle qui l'a fait connaître en France dès Notes pour une histoire de guerre et Les innocents (Actes sud, 2005), Gipi s'affirme une fois de plus avec ce nouvel album comme l'un des auteurs les plus doués d'une bande dessinée italienne que l'on avait laissée pour morte entre les mains moites de Milo Manara.

mercredi 8 octobre 2014

Les filles n'ont pas de banane




















Copi Les filles n'ont pas de banane. - Olivius, 2014.

La vie ne tient qu'à un fil, dit-on. Mais ce fil, qui le tient ? Copi n'est pas revenu nous le dire depuis sa mort, en 1987, mais il se pourrait bien qu'il pende au bout d'un crayon. Preuve que la vie et le trait ont quelque chose en commun. Une même facilité à s'embrouiller, peut-être, à se dévider, se dérouler, se nouer, s'entortiller pour que naissent, se transforment et disparaissent ces fragiles figures de l'existence que nous reconnaissons comme nôtres. A l'image de cette étrange créature mi-nez mi-femme, assise sur la même chaise depuis 1964, apparue dans les pages du Nouvel Observateur, revue plus tard dans Charlie et Hara-Kiri et qui profite de cette position stable pour philosopher en compagnie des poulets et des canards. Copi se serait-il plu en philosophe, lui dont le théâtre débridé et transgressif préférait le bordel à Claudel ? Ils ont pourtant bien quelque chose de socratique, ces dialogues dont l'extrême dérision confine au déchirement, presque toujours sans chute, sinon dans le vide et le silence. Un silence où, si l'on tend bien l'oreille, résonne encore longtemps le rire argentin de Copi.
Louons donc Cornélius et les Editions de l'Olivier (réunis sous le label Olivius) de nous le donner à ré-entendre, en attendant un très prochain second tome, qui s'annonce beaucoup plus débridé...

jeudi 2 octobre 2014

Macanudo



















Liniers Macanudo. - La Pastèque, 2008-.... 

L'art du strip, ce haïku de la bande dessinée, ne serait-il plus pratiqué qu'au bout du monde ? Liniers est Argentin. Serait-il Patagon que l'on n'en serait pas étonné, tant il se plaît à cultiver l'absurdité sur tous les degrés de l'échelle de Carroll. Publiées depuis 2002 dans les pages de La Nacion et peuplées de pingouins, de robots sentimentaux, de lutins et de tout un tas d'autres choses indéfinissables, ses "historiettes", comme il se plaît à les nommer, lui sont chaque jour l'occasion d'exercer son âme, comme d'autres exercent leur œil ou leur griffe. Aussi ne parlera-t-on pas, dans son cas, d'une "mécanique du gag", mais bien plutôt d'une forme de douce attente de ce qui n'était pas prévu. Car l'art de Liniers est essentiellement contemplatif, souvent fait de ces toutes petites choses, parfois si évidentes et familières qu'elles ont l'air d'avoir toujours été là, sous nos yeux qui ne savaient pas les voir. On les reconnaît alors et le monde, un instant tout illuminé, en paraît soudain plus vrai, peut-être même un peu plus beau. Bien sûr, il y a parfois des jours sans, des jours où rien ne vient. Liniers, alors, ne craint pas de l'avouer et, d'une pirouette légère, rebondit vers le gag du lendemain. Ainsi, par le jeu d'une complicité toujours renouvelée avec le lecteur, Macanudo prend-il l'allure d'une sorte de journal dialogué où seraient quotidiennement consignés aphorismes, humeurs, pensées et anecdotes, incarnés et joués par une foule de personnages qui sont autant de voix pour un auteur unique. Un auteur, un dessinateur qui, pour avoir su s'affranchir de filiations évidentes (on pense à Gary Larson, à Bill Watterson, à Quino...), tient désormais son rang parmi les très rares que l'on voudrait remercier d'exister.

lundi 22 septembre 2014

Les mystérieux mystères insolubles




















Grégoire Kocjan et Julie Ricossé Les mystérieux mystères insolubles. - L'Atelier du poisson soluble, 2012-....

Quand L’Atelier du poisson soluble se mêle de faire du documentaire, on peut s’attendre à tout. Par exemple à ce que ces imprudents confient la collection à Grégoire Kocjan. Parents timorés s’abstenir ! Globe-trotter occasionnel, comédien et metteur en scène, le bougre est capable de tout, même de faire rire du Patrimoine.
Entouré de ses assistants (Laptop, le chat omniscient, John la mouche mécano, la Valise où l’on trouve tout ce dont on a besoin et Jean-Claude, le canari de 53 kg, nourri au Pâtor, la pâte à tartiner qui rend plus gros, mais aussi plus fort), le professeur Klutch est chargé de faire toute la lumière sur les nombreux mystères qui entourent le patrimoine historique, naturel et culturel de la région Centre ! L’occasion pour le jeune lecteur d’apprendre tout un tas de choses indispensables sur les écluses, le château de Chambord ou la bonne dame de Nohant. L’occasion, surtout, de s’en payer une bonne tranche. Car dans le paysage pour le moins stéréotypé de la bande dessinée jeunesse, voilà une série qui détonne, c'est le moins qu'on puisse dire : « moi j’aime bien les corps de défunts, parce qu’on peut pondre dedans ! » se réjouit John la mouche, tandis que ses associés s'affairent à déterrer le cadavre de George Sand (qui partira du reste avec le facteur). Le ton est donné : résolument loufoque et modérément respectueux des vieilles choses. D'aucuns s'offusqueront peut-être de cette irrévérence. Ce serait oublier qu'il n'est de vraie vulgarité que celle de la bêtise. Bêtes, ces histoires ne le sont pas et, surtout, elles ne font jamais rire dans le dos des enfants. C'est sans doute là leur plus grand mérite, en regard duquel on pardonnera volontiers quelques pertes de rythme, ici ou là. Quoi qu'il en soit, une telle approche documentaire était sans doute la plus adaptée et la Région Centre, commanditaire de cette série, a le bon goût d'en redemander. puisque l'éditeur annonce d'ores et déjà deux autres titres : Peupeur sur la viville et Le risque du péril dangereux.
En suite de quoi Grégoire Kocjan et Julie Ricossé entreront dans les ordres afin d’expier leurs péchés.

jeudi 18 septembre 2014

Come prima




















Alfred Come prima. - Delcourt, 2013

Mouton noir de la famille, c’est une occupation à plein temps et Fabio s’y adonne  avec assiduité depuis qu’il a quitté le village sans idée de retour il y a déjà pas mal d’années. Aussi comprend-on sa réticence à se laisser convaincre par son cadet de retourner en Italie rendre un dernier hommage au père qu'il a renié. Le voyage (en Fiat 500, nous sommes à la fin des années 50) sera l’occasion de régler quelques comptes, jusqu’à ce que chacun comprenne qu’il est parfois bon, dans la vie, de laisser quelques plumes pour qu’il en pousse de nouvelles.
Il semble décidément que le « road comics » soit en passe de devenir un genre à part entière dans la bande dessinée : après My road movie de Nylso (Sarbacane, 2008) ou, plus récemment, Cendres d'Alvaro Ortiz (Rackham, 2013)) et Au vent mauvais de Rascal et Thierry Murat (Futuropolis, 2013), on roulera bientôt pare-choc contre pare-choc sur les départementales de la séquentialité narrative. Venant après ceux-là, Come prima est une sorte de compendium de la chose où s'égrène en totalité la liste des éléments nécessaires au bon déroulement du voyage : on est évidemment en famille (la fraternité ne s'apprécie jamais si bien que derrière un volant), on trimballe des cendres (l'urne est en option, fournie par le concessionnaire), on fait de belles rencontres entrecoupées de flash-back lourds de sens, on se saoule la gueule au 3e quart du bouquin et si, pour une fois, l'on échappe à l'enfant fugueur, c'est qu'on est bon pour le chien abandonné. Pour le reste, comme toujours, c'est une question de tenue de route et d'entretien : une conduite prudente, en prenant soin de faire des étapes régulières et l'on parvient sain et sauf au terme de la promenade où vous attend le jury d'Angoulême qui vous décerne le Fauve d'or du meilleur album.


mercredi 10 septembre 2014

Fais un sourire, Maggy














Lewis Trondheim et Stéphane Oiry Maggy Garrisson. 1, Fais un sourire, Maggy. - Dupuis, 2014

Maggy est anglaise, boulotte et chômeuse : autant dire qu'elle cumule les handicaps. Heureusement, elle compense par une bonne dose de débrouillardise et d'intuition qui lui permettent malgré tout d'évoluer avec grâce dans les bas-fonds où l'entraîne son nouveau (et très temporaire) job de secrétaire au service d'un détective minable.
Tel qu'en lui-même, toujours changeait le Concombre masqué. Ainsi en est-il de Lewis Trondheim : sans rien perdre d'un talent de dialoguiste qui crève la bulle à chaque case, il sait encore une fois se renouveler avec ce premier tome d'une série réaliste dont l'intrigue, pour être un peu mince, n'en sert pas moins à camper les tenants et les aboutissants d'une héroïne qui, espérons-le, n'a pas fini d'arrêter de fumer.

De l'autre côté














Jason Aaron et Cameron Stewart De l'autre côté. - Urban comics, 2013

Les parcours croisés de deux jeunes combattants du Vietnam qui n'avaient a priori aucune raison de s'entretuer...
Inspiré par The short timers de Gustav Hasford, cousin du scénariste (Scalped...), où Stanley Kubrick avait déjà puisé la matière de Full Metal Jacket, ce "roman graphique" au style un peu superlatif et préfacé par une authentique baderne constitue à la fois une louable tentative d'empathie et le maximum dont est capable un américain lorsqu'il s'agit d'interroger la guerre du Vietnam.Si l'absurdité, le bourrage de crâne et l'extrême cruauté de cette guerre sont abondamment soulignés au fil de visions plus horrifiques les unes que les autres, autant dire que l'intervention américaine n'est à aucun moment remise en cause. Ach ! La guerre... Grosse malheur !

Un thé pour Yumiko














Fumio Obata Un thé pour Yumiko. - Gallimard, 2014

Graphiste expatriée à Londres, où elle se sent désormais chez elle, la jeune Yumiko est rappelée d'urgence au Japon suite au décès de son père. Un voyage imprévu qui sera l'occasion pour elle de s'interroger sur ce qu'on attend d'elle et sur ce qu'elle veut vraiment.
On a beaucoup parlé de l'influence - bénéfique ou néfaste - du manga sur la bande dessinée occidentale. C'est oublier un peu vite que l'influence est réciproque : un Taniguchi, un Otomo, un Matsumoto ont depuis longtemps reconnu leur dette envers Moebius et la BD française. Fumio Obata vit lui-même à Londres et son histoire recoupe certainement en partie celle de son héroïne. Une histoire que rien, ni son graphisme ni son découpage ne distingue fondamentalement d'une BD bien de chez nous. Ce qui ne l'empêche évidemment pas d'être élégante / émouvante / intéressante (rayez les mentions inutiles).

Le Mix














Mix & remix Le mix. - Les cahiers dessinés, 2013

Vous n'en pouvez plus de Plantu et Cabu vous fait mal au cul ? Optez pour la Suisse. La Suisse, ce beau pays de glaciers et d'antidépresseurs, au nombre desquels le Genevois Mix & remix rivalise avantageusement avec Lindt ou Sandoz. Dessinateur à pointe fine, il touche à tout coup : deux traits de crayon, une réplique imparable et voilà l'humanité qui perd son pantalon. Car Mix & remix n'aime rien tant que s'en prendre aux bretelles, à toutes ces bretelles de l'esprit auxquelles nous nous plaisons à suspendre notre dignité pour mieux cacher nos fesses. Un exemple ?
"Vous avez violé la loi..." sermonne le juge.
"Elle était consentante" plaide l'accusé.

L'été des Bagnold











Joff Winterhart L'été des Bagnold. - çà et là, 2013

Sue est bibliothécaire ; Daniel, le fils qu'elle élève seule, est fan de Metal. Son père ayant une fois de plus fait défection, les voilà condamnés à passer l'été ensemble...
Jusqu'ici, la bande dessinée britannique brillait plutôt par son absence. Grâce à Joff Winterhart, voici qu'elle illumine nos pauvres vies d'un bouquet d'émouvantes loupiotes au fil fragile du quotidien tristounet de ces deux-là, aussi mal dans leur peau l'un que l'autre. Un humour plein de pudeur et d'empathie vient heureusement contredire un dessin sans séduction et tempérer ce qu'une telle chronique aurait pu avoir de glauque sous une plume un peu moins british.

Masochist club














Hiromi Nohara Masochist club. - Taifu comics, 2013

Pour clore provisoirement cette série et pour ceux qui ne le sauraient pas encore, le hentaï désigne le manga "pour adultes". Un simple coup d’œil suffira d'ailleurs pour s'en convaincre : éclaboussures à toutes les pages ! Ni le rythme ni les codes du genre ne sont évidemment tout à fait les nôtres et l'on pourra être surpris par les corps dégoulinants, les mamelles de laitières de ces malheureuses collégiennes et les braquemarts monstrueux de ceux qui les besognent (avec vue systématique en transparence de ce qui se passe à l'intérieur !) On est bien sûr assez loin des fleurs vénéneuses d'un Maruo, plutôt dans une forme de littérature fonctionnelle mais, comme on dit, ça fait du bien par où ça passe. C'est du moins ce qu'ont l'air d'en penser les héroïnes pliables en tous sens de ces histoires courtes mais bonnes dont l'auteur - précision peut-être nécessaire - est une femme.

Planplan culcul














Anouk Ricard Planplan culcul. - Les requins marteaux, 2013

Vous êtes sous la douche quand, soudain débarquent deux beaux réparateurs de télévision, que faites-vous ? Ajoutez-y un pompier, une infirmière spécialisée dans la prise de température, quelques flics en uniforme et vous aurez déjà tous les ingrédients d'un bon gros porno qui tache (rassurez-vous, ça part à l'eau). Faites-le jouer par les animaux rigolos d'Anouk Ricard, auteur par ailleurs de la série pour enfants Anna et Froga, vous obtiendrez une désopilante parodie de nanard 70s, avec extraterrestres et livreurs de pizza, 8e volume de la toujours excellente collection BD Cul des Requins marteaux, éditeur autoproclamé n°1 de la BD indébandante, dont on guette décidément chaque sortie la bave aux lèvres (mais, au fait, est-ce bien de la salive ?)

La perfection chrétienne














Georges Pichard La perfection chrétienne. - Glénat, 2013

L'autre grand manipulateur est évidemment Georges Pichard. S'il n'avait pas eu l'idée malencontreuse de naître en 1920, sans doute aurait-il été l'un des plus grands graveurs du XVIe siècle - une sorte de Dürer de l'érotisme - avant de finir au bûcher. Car ce recueil de planches inédites aurait bien eu de quoi contrarier l'inquisiteur. Dans le même esprit que Marie-Gabrielle de Saint-Eutrope, son chef d'oeuvre, n'y voit-on pas des cohortes de malheureuses filles perdues subir des supplices si pervers et raffinés que Satan lui-même... Mais ! Mais ! Voilà que ces images illustrent en réalité des citations extraites de véritables manuels de piété des XVIIIe et XIXe siècles, quand elle ne viennent pas à l'appui de la Légende dorée elle-même ! Et l'on se demande alors ce qu'il y a de plus pervers, de ces images somme toute innocentes ou du délire bien réel des curés de tout poil qui, depuis toujours, s'emploient à pourrir la vie des femmes.

La Vénus à la fourrure














Guido Crepax La Vénus à la fourrure. - Delcourt, 2013

Une bonne fessée ne se refuse pas, surtout lorsque, à défaut d'institutrice assez sévère, elle est administrée de main de maître par le grand Guido Crepax (1933-2003) qui, en 1984, adaptait la célèbre nouvelle de Leopold von Sacher-Masoch. Adaptation très libre, d'ailleurs, et plus fidèle à l'esprit qu'à la lettre puisque, viennoiserie oblige, le bon docteur Freud y prête aimablement son divan pour la séance finale. Rien là que de très normal pour un auteur qui a toujours su mêler l'intelligence à l'érotisme le plus fonctionnel et dont l'esthétique doit tout autant au Nouveau Roman qu'aux visions décadentes d'un Aubrey Beardsley. A cet égard, il reste en quelque sorte à la bande dessinée ce que fut Alain Robbe-Grillet aux lettres françaises : un grand manipulateur de formes, aussi bien narratives que féminines.

Moi, BouzarD














Guillaume Bouzard Moi, BouzarD. - Audie-Fluide glacial, 2014.

Portrait de l'artiste en tranche de pâté de foie... Depuis plusieurs année et sans jamais broncher sous le grand vent de l'absurde, Bouzard cultive une veine autobiographique certes aussi sujette à caution qu'une interview de Castro par Poivre d'Arvor mais infiniment plus drôle. Issues de divers numéros de Fluide glacial, ces courtes histoires font la part belle à l'impitoyable quotidien de l'auteur de BD, ce forçat des temps modernes, prêt à tout et propre à rien. Autant dire que ce n'est pas encore cette fois que Bouzard nous donnera le grand cycle réaliste en 12 volumes et cinq saisons que d'aucun attendent peut-être et c'est tant mieux. Car de tous les fils de Gotlib, il est celui sur lequel s'est le plus longuement penchée la bonne fée de la poilade. La pure, la dure, la saine poilade, qui pousse dru et qu'une autodérision permanente met à l'abri de tout vertige métaphysique, pour notre plus simple et plus grand plaisir.