lundi 2 novembre 2015

Le Paradis perdu, de John Milton




















Le Paradis perdu, de John Milton / Pablo Auladell. – Actes sud – L’an 2, 2015.

Non contents de s’en aller batifoler aux Amériques avec les conséquences que l’on sait, les puritains anglais du XVIIe siècle ont encore produit quelques belles et terribles pages dont une incompréhensible timidité nous conduit pourtant assez rarement à faire notre lecture matinale. On a tort, car il faudra bien y venir et lire John Milton avant de mourir, le lire et le relire, de préférence à haute et intelligible voix, au sommet d’un pic escarpé, par exemple, ou bien au fond de quelque abîme dans lequel on aura peut-être l’heur de croiser Satan, véritable Héros de ce vaste poème biblique en douze chants, ange déchu, révolté contre l’Éternel et entraînant dans sa chute un bon tiers de ses collègues plus ou moins intéressés à la perte de l’homme, ce chouchou. Et si l’on n’ose encore aborder de front un texte vénérable qui inspira toute la génération romantique, peut-être pourra-t-on commencer par cette adaptation dessinée, fruit de plusieurs années du travail acharné de l’illustrateur espagnol Pablo Auladell, entreprise très exactement prométhéenne, plusieurs fois abandonnée puis reprise, jusqu’à obtention du chef d’œuvre que nous offrent aujourd’hui Actes sud et L’an 2. Chef d’œuvre, en effet, car il est bien certain que l’ouvrage fera date, tant de beauté pure ne pouvant être contenue dans ces quelques 300 pages sans se répandre un peu dans le monde et l’illuminer de ses lueurs sulfureuses, portant très haut le texte de Milton (version française de Chateaubriand) sur le tapis paradoxalement chatoyant de ses gris charbonneux, de ses bistres saturniens et de ses verts malades. Au rythme presque déclamatoire d’un découpage au classicisme assumé, dans un style graphique aussi tourmenté que somptueux, où le jeune Picasso le dispute en influence aux Italiens de la Renaissance,  Pablo Auladell – à l’image de quelque démiurge luciférien, lui insuffle une vie nouvelle et le magnifie sous la forme d’un album qui n’oublie cependant jamais d’être une bande dessinée, une vraie, quoi qu’en puissent dire les quelques survivants parmi les snobs et les contempteurs du 9e art qui prétendent s’en chercher un 10e dans un soi-disant « roman graphique ».

vendredi 30 octobre 2015

Capitaine Trèfle




















Capitaine Trèfle / Hausman et Dubois. – Dupuis, 2015.

Pour avoir sauvé un lutin de pirates sanguinaires, le vaillant capitaine Trèfle n’hésitera pas un instant à passer dans l’autre monde pour secourir le Petit Peuple asservi par des mercantis, quitte à faire alliance avec le Hollandais Volant lui-même – et sa fille si charmante aux éternels dix-sept ans…
Du temps que les éditeurs jeunesse ne renâclaient pas sur l’imparfait du subjonctif, un Pierre Dubois pouvait encore se permettre de ces livres de haute graisse, richement emplumés de beaux vocables rares et de patafiolantes tournures, toutes voiles gonflées du grand vent d’une syntaxe aventureuse et savoureuse, et comme jaillie de l’un de ces grimoires dont l’elficologue bien connu fait son ordinaire d’expert en farfadets. Grand invocateur de lutins, de poulpiquets, de dracs et de tarasques, Pierre Dubois n’a pas son pareil pour convoquer sous vos yeux les innombrables créatures qui hantent les vastes greniers de la culture populaire. Ou plutôt, s’il a bien son pareil, il n’en a qu’un, et c’est René Hausman, autre Ardennais, autre vieil ogre débonnaire et compère de toujours puisque, au tournant des années 80, c’était déjà lui qui illustrait pour L’ami de poche (Casterman) les aventures de ce Capitaine Trèfle que les deux magiciens revisitent aujourd’hui sous forme de bande dessinée. De même que l’on imagine mal Jules Verne sans Riou et Bennett, on ne saurait envisager Dubois qu’enluminé de couleurs sourdes par les aquarelles hirsutes et boisées de son compaing en rêveries et bières d’abbaye. René Hausman, dont le talent unique fut récemment célébré par une très belle monographie[1], a une manière de trousser le korrigan qui – pour une fois – ne doit rien au grand ancêtre Arthur Rackham, mais tout à l’Ardenne, ses forêts, ses feux automnaux et ses sentiers, qu’il ne perd jamais tout à fait de vue, même quand il s’agit de prendre la mer. Si l’on a pu préférer, autrefois, les fastes un peu moins émaciés du Crépuscule des elfes et de La forteresse de pierre, on ne boudera cependant pas cette œuvre hivernale de vieux sangliers dont bien des marcassins devraient envier la jeunesse de cœur.


[1] Nathalie Troquette René Hausman : mémoires d’un pinceau. – Le Lombard, 2012.


mardi 1 septembre 2015

Ulysse : les chants du retour




















Ulysse : les chants du retour / Jean Harambat. – Actes sud, 2014

Avez-vous déjà pleuré en lisant L’Odyssée ? Non ? L’avez-vous lue, au moins ? Quant à moi, je l’ai lue mais j’avoue qu’il m’aura fallu attendre cette adaptation pour verser une larme sur le destin du fils de Laërte et d’Anticlée. Vous me connaissez, je suis pourtant un dur à cuire, mais Jean Harambat également, dont le talent tout à fait singulier parviendrait même à vous faire aimer le rugby, si jamais l’on pouvait comprendre quelque chose au rugby (En même temps que la jeunesse, Actes sud, 2011). Aussi joue-t-il sur du velours en adaptant seulement les derniers chants de L’Odyssée, ceux du retour à Ithaque, les plus émouvants, les plus humains, où le héros légendaire se fait homme et n’a plus affaire qu’à ses propres démons en place de sirènes, de cyclopes et de sorcières. Car ce retour, après vingt ans d’absence, n’a rien d’évident : Ulysse a vieilli, il a changé et doit reconquérir son trône et son épouse, assiégés par une meute de prétendants voraces. Une fois de plus, il lui faudra ruser, revêtir les loques d’un mendiant, passer inaperçu et ne se faire reconnaître que de quelques fidèles, au premier rang desquels Argos, son vieux chien, qui n’attendait pour mourir que le retour de son maître (c’est là que j’ai pleuré). Bien sûr, on connaît la fin, le concours de tir à l’arc et le massacre des prétendants, la preuve exigée par la reine Pénélope… mais c’est une nouvelle lecture qu’en donne Jean Harambat, comme une vivante leçon dessinée – sans un trait de trop et dans une gamme sobrement aquarellée – éclairée par les commentaires de Jean-Pierre Vernant (qui fut l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la pensée grecque) de Jacqueline de Romilly et de bien d’autres acteurs, inattendus parfois, comme un signe supplémentaire de l’universalité d’un texte fondateur de toute notre culture. Une culture de nos jours bien mise à mal, puisque le livre s’achève sur la fermeture de l’unique bibliothèque d’Ithaque, faute de lecteurs. Après tout, ce jour viendra peut-être pour nous aussi : que nous restera-t-il alors, sinon nos yeux pour pleurer sur de beaux livres tout gondolés ?

jeudi 13 août 2015

J'ai vu passer le bobsleigh de nuit





















J’ai vu passer le bobsleigh de nuit / Gébé. – Les cahiers dessinés, 2014.

Gébé est mort en 2004. Dix ans plus tard, on ne s’en est pas encore remis, au point qu’il faille de temps en temps rééditer ses livres, tout simplement parce qu’on n’a pas trouvé mieux. Qui, mieux que lui, aura jamais su questionner les évidences, même les mieux ancrées, bousculer les certitudes et les ça va de soi pour les envoyer bouler dans l’escalier ? Qui aura jamais eu comme lui l’art, non pas de la dérision (d’autres font ça très bien) mais du simple pas de côté, celui qui fait considérer autrement les gens et les choses ? Pour être entré à Hara Kiri en 1961, dès les débuts du journal, son humour ne fut jamais ni si bête, ni si méchant, mais profondément différent, indéfinissable, comme un art de pousser les situations dans leur dernier retranchement, jusqu’à l’absurde. On n’est jamais, avec lui, dans le registre du gag : ses histoires n’ont pas de chute, elles s’arrêtent, simplement, quand il a développé son idée, comme une plante cesse de grandir. Il y a du bricoleur, chez Gébé, une manière ingénieuse et empirique d’envisager le monde et la vie qui fait de lui le dessinateur le plus aristocratiquement prolétaire de la bande dessinée, au sens où l’on parlait autrefois d’une aristocratie du travail. On l’imagine aimant les constructions, les machines et les machins, tous ces trucs et ces bidules qui traînent au fond des remises et des tiroirs, parce qu’on ne sait jamais, ça peut servir un jour. C’était peut-être le destin des pages recueillies dans ce volume, qui semblent de provenances et d’époques assez diverses (les références ne sont pas données, c’est le seul reproche que l’on fera à cette édition pour le reste impeccable, comme toujours avec Les Cahiers dessinés). Elles n’en sont pas moins précieuses à tout un tas de titres, qui montrent Gébé au sommet de son art, dans ce registre qui lui est propre, à la fois poétique et politique au sens le plus noble du terme, où l’on s’en va faire un tour avec le bobsleigh de nuit en attendant de grandir et d’oublier, où l’on téléphone au fond d’une théière, où l’on est filmé pendant les quarante premières années de sa vie pour passer les quarante suivantes à regarder le film, où l’âme, désormais, doit s’abaisser à renouer les lacets.
Je ne sais pas où traîne à présent celle de Georges Blondeau. Peut-être s’est-elle changée en comète – qui sait ? et ensemence-t-elle à présent des planètes comme lui-même sut si bien ensemencer la pulpe de bois. Celui dont on fait les rêves, évidemment.

mercredi 12 août 2015

Chapungo




















Chapungo / Sergio Toppi. – Mosquito, 2014

Du costard à la Vespa, du design industriel à Gina Lollobrigida, l’élégance, c'est bien connu, est italienne. Cela fut tout aussi vrai pour la bande dessinée, du moins jusqu’à ce qu’une bonne partie de la culture péninsulaire finisse noyée dans l’eau de vaisselle de la berlusconnerie télévisuelle. Durant les années 60 et 70, en tout cas, les fumetti surent tenir leur rang sur une scène européenne d’une richesse elle-même exceptionnelle. Moins connu qu’Hugo Pratt ou Guido Crepax, Sergio Toppi (1932-2012) fut l’un de ces maîtres de la plume, aux côtés de quelques autres, aujourd’hui bien trop négligés, comme Dino Battaglia, Attilio Micheluzzi ou Guido Buzzelli. Depuis déjà près de vingt ans, Michel Jans et les éditions Mosquito s’acharnent à défendre et faire revivre l’œuvre du maestro, dont le caractère fragmentaire et sa dispersion dans de multiples revues ne lui permirent jamais vraiment d’accéder à une reconnaissance à sa mesure. Il n’est pourtant que de jeter un simple coup d’œil sur l’une ou l’autre de ces pages somptueuses pour comprendre à qui l’on a affaire : Sergio Toppi compose ses planches comme une véritable partition, où le blanc du papier tient un rôle au moins aussi important qu’un noir décliné sous toutes ses formes, de l’aplat le plus large aux hachures les plus enchevêtrées. Aux limites, parfois, de la stylisation décorative, Toppi joue en virtuose des multiples potentialités de l’encre et du trait, de frottis en griffures et d’entrelacs en saturations, d’où le dessin émerge parfois comme en réserve, dans un équilibre constamment maintenu d’ombre et de lumière. Si l’on est ici, en effet, assez loin de la ligne claire et du fameux « gaufrier » franco-belge, on s’en éloigne encore au gré de scénarios qui puisent à tous les registres de l’aventure et de l’exotisme selon Saint Stevenson. Mais à la différence d’un Hugo Pratt, par exemple, Sergio Toppi se veut plutôt nouvelliste que romancier : conteur émérite, il privilégie les formes courtes, denses, délestées de toute digression. Ses histoires, qui excèdent rarement la vingtaine de pages, revêtent le plus souvent la forme de l’apologue, où le destin se charge avec ironie de calmer les ardeurs de personnages égarés par leur bêtise ou la passion et où la notion même de héros – si chère à la bédé traditionnelle, perd son sens aussi vite que ceux de Toppi perdent la tête. Souhaitons garder la nôtre assez longtemps pour aller au bout de ce très beau, très indispensable et malheureusement trop discret travail de réédition.

Pour prolonger la lecture :

Afficher l'image d'origineToppi : une monographie. - Mosquito, 2007.

Une monographie très illustrée, articulée autour des entretiens accordés par le Maître à Michel Jans et Fabrizio Lo Bianco, dans lesquels il se révèle d'une assez belle modestie eu égard à la qualité de son œuvre. Suivis d'essais qui font parfois la part (trop ?) belle à la psychanalyse. Celle, notamment, du Collectionneur, unique personnage récurrent de Toppi.





Afficher l'image d'origineToppi : trait pour trait : croquis, esquisses & eaux-fortes. - Mosquito, 2015.
Un recueil qui, comme son titre l'indique, fait quant à lui la part belle au dessin dans ses premiers linéaments, où la main se donne libre cours et domine à l'évidence dans une production qui, pour être spontanée, n'oublie jamais d'être élégante. Un indispensable et très joli complément à la monographie précitée, malheureusement encombré de commentaires pour le moins inutiles et pesants.

mardi 4 août 2015

La poursuite




















La poursuite [contre-sens] / William Henne. – La 5e couche, 2014

Un homme se voit délivrer une licence de suicide, à consommer dans la semaine. Dilemme : il ne veut plus mourir. Un autre homme, porteur d’une licence de meurtre, en décidera pour lui.
S’il y a bien évidemment quelque chose de Kafka dans l’absurdité bureaucratique qui traverse cette histoire dominée par la présence écrasante du Palais de justice de Bruxelles, c’est plutôt dans les nouvelles de Borges, Cortazar ou Buzzati qu’il faut en chercher la véritable et labyrinthique inspiration. A la faveur d’une narration inquiète et sans cesse reprise au gré d’une temporalité éclatée (deux trames alternées qui finissent par se rejoindre), William Henne boucle la boucle en forme de corde de pendu, de manière aussi imparable que l’aurait fait l’un de ses maîtres en vertige, au nombre desquels il faut bien sûr ajouter le grand Winsor McCay, pour une mise en page ouvertement référentielle dans sa quasi-totalité. On en déduira aisément que William Henne n’est pas la moitié d’un âne et qu’il a beaucoup lu, mais pas seulement : on dira aussi qu’il est exemplaire de cette nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée qui, au sein de divers collectifs (Amok, Fréon, La 5ème couche…), s’efforcent depuis une vingtaine d’années de renouer avec une littérature exigeante, aux limites de l’expérimentation, sans toutefois rien renier des spécificités de leur médium. Si, parfois, le résultat peut sembler un rien abscons ou même assez vain, il n’en est heureusement rien ici, où la recherche formelle ne perd jamais de vue la lisibilité du récit, pour donner finalement lieu au même genre d’innocent plaisir contemplatif que connaît tout amateur d’icosaèdres.

mercredi 1 juillet 2015

Jardins des vagabondes




















Jardins des vagabondes / Vincent Gravé. – Cambourakis, 2014.


Depuis une trentaine d’années, le jardinier-paysagiste Gilles Clément révolutionne sa discipline à travers les notions de jardin en mouvement et de tiers-paysage, privilégiant une approche fondamentalement écologique qui le mène à une réévaluation de la « friche » comme réservoir primordial de biodiversité. Au carrefour de l’art, de la poésie, des sciences naturelles et de la politique, il ouvrait ainsi la voie à de nombreuses expériences transdisciplinaires, souvent financées par la commande publique, où ses théories se trouvent mises en pratique in situ. Vincent Gravé, dessinateur tout-terrain et jardinier amateur, a voulu en savoir plus. Empoignant crayons et carnet de croquis, il s’en est allé à la rencontre de quelques-uns de ces jardins, en compagnie chaque fois d’un médiateur pour le moins inattendu : ainsi un trader de la Société Générale ( !) lui fait-il les honneurs des jardins de La Défense, un alchimiste ( !!!) de celui du parc André Citroën, un Chinois ( ?) des jardins du Musée des Arts Premiers et un chef jardinier (ouf) de l’étonnante île Derborence, à Lille, à-pic de 7 m, inaccessible au public où, depuis 1990, la végétation s’épanouit dans une indiscipline toujours scandaleuse aux yeux de quelques adeptes du « béton vert ». Prétexte à une réflexion plus globale sur la notion même de jardin, le parcours culmine par une visite de la Vallée, en Creuse, chez Gilles Clément, domaine matriciel et terrain d’expérimentation amoureusement entretenu par le Maître en personne. Un « maître » au discours d’une clarté lumineuse et d’une simplicité à toute épreuve, à l’image d’un dessinateur attachant, qui se croque lui-même en modeste matou aux yeux ronds, candide ébahi amoureux des potagers et d’une nature qui, rappelons-le, commence tout de même à méchamment partir en sucette. Jardiniers visionnaires ou pas.

mardi 30 juin 2015

Bosc : de humour à l'encre noire




















Bosc : de l'humour à l'encre noire. - Musées de la ville de Strasbourg, 2014.

L'exposition Bosc du musée Tomi Ungerer est terminée, vous ne la verrez donc pas de vos yeux, lesquels ne vous serviront plus qu'à pleurer puis, ayant séché vos larmes, à consulter le catalogue sans avoir à vous charger l'estomac de chou aigre.
Né en 1924, Bosc traînait derrière lui un sérieux syndrome post-traumatique consécutif à son engagement comme radio-opérateur en Indochine. Autant dire que la chose militaire lui resta toujours en travers de la gorge : il en fit son cheval de bataille, si l'on peut dire, et peupla ses dessins de généraux à képis et médailles, comme autant de symboles d'une humanité comblée, enfin parvenue au faîte de la connerie moutonnière à laquelle elle aspire. Et comme la connerie, par définition, n'a pas d'âge, l’œuvre de Bosc n'a pris que les seules rides nécessaires, celles qui plissent au coin des yeux qui ont trop ri ou trop pleuré. Le reste est comme neuf, à l'image de toute cette génération des Trente glorieuses qui, sous influence américaine, renouvela de fond en comble le dessin d'humour en France et reste toujours d'une belle actualité. Tout comme Chaval, Sempé, Siné ou bien encore André François, Bosc a retenu la leçon du grand Saül Steinberg et des cartoonists du New Yorker, dont la ligne épurée savait faire fi des détails et, loin de tout pittoresque, aller à l'essentiel qui, comme chacun sait, s'enracine dans l'universel. Comme le soulignait Alexandre Vialatte dans l'une de ses chroniques de La Montagne ici reproduite, l'universel, chez Bosc, prend la forme d'un nez. Un nez démesuré, suffisamment large pour accueillir toute la vacuité d'une existence dont Jean-Maurice Bosc choisit de se moucher le 3 mai 1973, cinq ans après son ami Chaval, manière de confirmer que les plus grands humoristes ne font pas forcément les meilleurs boute-en-train. 

A noter que le catalogue s'accompagne d'un dvd contenant le Voyage en Boscavie, court-métrage de Claude Choublier et Jean Vautrin, d'après les dessins de Bosc, prix Emile Cohl 1958.

lundi 29 juin 2015

Juliette en juillet


















Joko Juliette en juillet. - The hoochie coochie, 2014


En vacances pour tout l’été chez sa tante Helena, la jeune et naïve Juliette se trouve confrontée à bien des mystères… Quel est cet étrange attelage tracté par deux jeunes femmes nues qui hante le parc en pleine nuit ? Et Belok, le régisseur de l’inquiétant comte Mika, a-t-il toujours eu ces traits bestiaux ? Quelle est cette énorme créature aquatique que l’on semble nourrir exclusivement de concombres ? Juliette se lance sur la piste, au prix de bien des malheurs et de dangers qui seront autant d’occasions de mettre en valeur une plastique modelée dans la crème au beurre. On l’aura deviné, nous sommes ici au royaume souterrain du bondage, sous-genre relevant d’un SM de bon aloi mâtiné de fétichisme, à la croisée du roman gothique et de la bibliothèque rose, cette puissante machine à fantasmes dont, tous autant que nous sommes, nous sûmes faire si bon usage en notre fiévreuse adolescence. Ce n’est peut-être d’ailleurs pas pour rien si le trait de Joko – vieux routier de l’underground à la française – évoque bien plus celui d’un Glen Baxter que celui d’Eric Stanton ou de John Willie, maîtres du genre auxquels il rend par ailleurs un évident hommage : c’est qu’il partage avec lui ce goût certain du détournement appliqué à l’imagerie du roman pour la jeunesse, cet indispensable ingrédient de toute bonne éducation à l’anglaise, au même titre que le martinet, la cravache et le chat à neuf queues. Seulement, là où l’anglais en privilégie l’absurdité sous-jacente, Joko en dégage quant à lui toute la charge érotique, dans un récit dessiné d’un classicisme presque intemporel, où l’on aurait tort, toutefois, de ne voir qu’une entreprise de perversion : si la loi du genre implique bien entendu un double discours, où l’image complète avec délices ce que l’héroïne ingénue s’obstine à ne pas comprendre, cela n’entame en rien l’innocence fondamentale d’un scénario dont la volontaire ineptie fait elle-même tout le sel, en deçà de tout l’esprit de sérieux dont la littérature « érotique » entend bien trop souvent se prévaloir et qui la rend si fatigante. Quand bien même on se gardera de la mettre entre toutes les mains (les miennes s’avérant déjà bien assez moites) cette Juliette en juillet prolonge bien plus notre enfance qu’elle ne la démoralise. On ne saurait en dire autant de Justin Bieber.

jeudi 18 juin 2015

Rapport visuel sur la ville de Buenos Aires et ses environs




















Carlos Nine Rapport visuel sur la ville de Buenos Aires et ses environs. - Les Rêveurs, 2014.

S’il n’a pas encore laissé de traces indélébiles dans les draps d’un blanc parfois douteux de la bande dessinée, Carlos Nine n’en est pas moins l’un des plus fantastiques et faunesques illustrateurs qui fut jamais couché sur le papier du même nom. Du faune, en effet, il a bien la joyeuse concupiscence, l’oreille en pointe et musicale, cette agilité surprenante que l’on réservait au cabri et, surtout, cette causticité dionysiaque qui fait du moindre de ses dessins une comédie d’Aristophane où, sur la triple piste d’un cirque crépusculaire, bourgeonne et se mêle une foule improbable de canards vicieux, de beautés fatales et de magiciens caoutchouteux. On ne le trouvera cependant point gambadant sur les pentes du mont Olympe, mais bien plus sûrement dans quelque sombre ruelle de Buenos Aires, sa ville natale, mythique au moins autant que réelle, cosmopolite et absorbante, dont il dresse ici un portrait légendaire et fantasmé. Porteño dans l’âme, cette même âme glissante qui inventa le tango, Carlos Nine prend le prétexte d’un recueil d’illustrations disparates pour lancer autant de micro-fictions anecdotiques et farfelues, soigneusement référencées et réparties entre légendes urbaines, rumeurs, mythes et faits avérés. Au fil de vignettes d’une charmante componction pince-sans-rire, l’on passera ainsi du fameux Babine du Río de la Plata, canidé doué d’une étonnante faculté d’introspection, au premier Symposium de langage ordurier de 1936, « présidé par une image de Rita, la géniale insulteuse du quartier de Mataderos, et son putain de chien », sans négliger, bien entendu, les terribles contes de la « Grand-mère sinistre » destinés à inculquer un peu de réalisme aux enfants… On l’aura compris, Carlos Nine, reprenant la veine de son précédent Prints of the West (Rackham, 2004), s’inscrit directement dans la filiation rêveuse et fabulatrice d’un Marcel Schwob, dont les Vies imaginaires inspirèrent ses compatriotes Jorge Luis Borges (Histoire de l’infamie / Histoire de l’éternité) ou Juan Rodolfo Wilcock (Le stéréoscope des solitaires), selon une saine tradition littéraire dont on ne trouvera guère l’équivalent en bande dessinée, sinon dans les dérives géniales d’un Ben Katchor ou d’un José Carlos Fernandes, dont il faudra bien que l’on reparle un jour ou l’autre…

mercredi 25 mars 2015

Le Teckel




















Hervé Bourhis Le Teckel. - Arte éditions : Casterman, 2014.

CX Break et costume tergal de chez Cardin, Le Teckel est une légende parmi les visiteurs médicaux, un cador classe affaires de la chasse au toubib, capable des pires coups tordus pour faire prescrire des vessies pour des lanternes au plus circonspect des généralistes. Mais depuis quelque temps, les résultats du Teckel ne sont plus à la hauteur de ses notes de frais et les laboratoires Duprat n'ont pas besoin de ça, au moment où les éclabousse un scandale mahousse façon Médiator. De là à lui coller dans les pattes un petit jeune chargé de le fliquer dans sa tournée charentaise, il y a quelques pas que le vieux cabot n'est pas décidé à franchir...
Le gros avantage de la bande dessinée sur le cinéma, c'est que les acteurs ne coûtent pas cher. Ainsi, pour pas un rond, Hervé Bourhis peut-il s'offrir Jean-Pierre Marielle en premier rôle de son nouvel album, un Jean-Pierre Marielle avant reconversion, couillu-velu à souhait, comme on aimait le détester dans ces comédies franchouillardes des années 70 où il excellait à jouer les beaufs et les flambards de restoroute. Hélas, Bourhis n'est pas Seria et, si l'hommage est aimable, on est tout de même assez loin de l'outrance assumée qui faisait tout le gros sel de Comme la lune ou des Galettes de Pont-Aven. On était entré bille en tête dans ce Teckel qui s'annonçait vorace, on en ressort à l'autre bout le veston à peine froissé. Ça mitraille, mais pas trop sec et c'est un peu dommage, comme un bon coup foiré, l'instauration du permis à points, Julien Courbet, la fin de l'innocence.

mardi 17 mars 2015

Vous êtes tous jaloux de mon jetpack
















Tom Gauld Vous êtes tous jaloux de mon jetpack. - 2024, 2014

Comme son nom l'indique ou presque, Tom Gauld est un dessinateur rare et précieux. Rare, tout d'abord, parce que sujet britannique. Trop occupé à boire de la bière en hurlant dans un stade, l'Anglois n'a guère le temps de s'adonner aux plaisirs frivoles du comic strip. Aussi, paradoxalement, la bande dessinée anglaise est-elle l'une des plus parcimonieuses au monde : quand, avec Hogarth et Rowlandson,  le 9e art doit à la joyeuse Angleterre ses plus illustres précurseurs, leurs descendants se comptent sur les doigts d'une seule main du baron Empain. Injuste situation dont Tom Gauld, qui n'est d'ailleurs même pas Anglais mais Ecossais, suffirait à lui seul à nous consoler tant son art sait allier la modernité graphique la plus dépouillée au flegme le plus traditionnellement british. Parus dans The Guardian entre deux révélations d'Edward Snowden, ces gags en une planche font la part belle à une dérision discrètement absurde dont, depuis le retrait de Gary Larson, seul Liniers et ses Macanudos semblait encore entretenir la vacillante loupiote : ainsi, en 1592, William Shakespeare, s'adressant à ses comédiens, leur confiait avoir revu le texte de son Roméo, Juliette et Monsieur Flagada pour ne plus conserver que deux personnages... Très cultivé et référencé - au point de nécessiter un Petit dictionnaire gauldien fourni par l'éditeur à l'usage du rustre gaulois - l'humour en chapeau melon de Tom Gauld n'en fait pas moins mouche à presque chaque page, qu'il fasse réécrire Tintin par Samuel Beckett ou qu'il imagine des poupées à l'effigie des intellectuels de gauche français. Il n'est jusqu'à la répétition accidentelle d'un gag, dont l'éditeur s'excuse à la fin qui, sur le moment, ne passe pour une facétie supplémentaire d'un auteur décidément aussi habile à se caler la langue au creux de la joue qu'à faire virer son jetpack.

vendredi 6 mars 2015

Topor dessinateur de presse

Topor dessinateur de presse. - Les cahiers dessinés, 2014.

Du temps que les dessinateurs mouraient de leur belle mort, Roland Topor régnait en roi débonnaire sur une forêt de plumes et de crayons, traversée d'un rire qui s'entendait de loin. Et se voyait d'encore plus loin tant son trait, acéré, griffé, hachuré, reconnaissable entre tous, avait le don de crever la page. Travailleur acharné comme tous les grands paresseux et constamment sollicité, Topor s'est commis dans d'innombrables journaux, d'innombrables revues à travers le monde, de toute nature et de toutes obédiences. De Hara-Kiri (première manière) au New Yorker (qui le jugeait bien un brin trop "surréaliste" pour son lectorat), Topor avait toujours sous le bras quelque dessin à donner, quelque chronique à tenir, quelque vision à coucher sur le papier pas toujours glacé d'une presse infiniment vivante, mouvante, éphémère parfois, mais qu'une couverture de Topor rendait toujours mémorable. Celui qui ne se voulait pourtant pas dessinateur de presse mais "dessinateur dans la presse" reste paradoxalement l'une des signatures les plus vues dans les journaux, du début des années 60 à la fin des années 90, comme en témoigne cette belle et nourrissante compilation où l'on ne manquera pas de reconnaître au fil des pages tel dessin que l'on croyait avoir oublié, tel que l'on avait toujours connu et d'autres, plus étranges encore, que l'on découvre avec la troublante impression de les avoir déjà vus quelque part, en rêve sans doute, dans l'un ou l'autre de nos cauchemars, tramé de la même encre. Car le cauchemar est à la source de l'art de Topor, source noire née du souvenir d'une enfance traquée, qui lui laissera une angoisse durable et qui s'incarne véritablement dans les innombrables et incessantes métamorphoses de corps toujours susceptibles de surprenantes déconfitures dont, chose encore plus surprenante, aucune n'a mal vieilli. C'est que Topor, n'étant pas caricaturiste, ne se sentait pas tenu par une actualité qui l'ennuyait et dont la péremption plus ou moins véloce entraîne avec elle tant de dessins de presse. Son sujet, c'est bel et bien l'homme, avec ou sans chapeau mais toujours lesté de ses matières, la merde en tête, au propre comme au figuré. Cette merde qui est à l'homme de Topor ce que le rire est à celui de Bergson : un "propre" à peine un peu plus sale que l'autre, en tout cas d'une indéniable franchise et qui constitue l'essentiel de la couche nutritive où prend naissance, affleure, éclot et se délite l'intemporelle humanité du dessinateur. La même, au fond, que celle qui s'agitait dans les visions les plus torturées d'un Odilon Redon, d'un Alfred Kubin ou de ce Bruno Schulz dont Topor partageait les origines juives et polonaises et une certaine veine, parcourue du même sang noir de l'absurde.
Entrecoupé d'entretiens bien venus avec Poussin, Picha et Willem et préfacé par Jacques Vallet, fondateur de l'irremplaçable revue Le fou parle (1977-1984), taillé au cordeau par les toujours impeccables Cahiers dessinés *, ce beau gros pavé ravira évidemment les bien-pensants et djihadistes de tout poil de barbe, qui se feront un plaisir de le prendre en travers de la gueule, de la part de tous ceux qui n'ont toujours pas peur de rire (un peu jaune, il faut tout de même bien l'avouer).

 Topor Strips paniques. - Wombat, 2014.

Sans être un touche-à-tout, Topor ne se refusait rien. Dessin, littérature, cinéma, chanson, théâtre, télévision... peu de domaines artistiques qu'il n'ait abordé, à part peut-être (sait-on ?) la sculpture sur saindoux. En tout cas, la bande dessinée ne lui a pas échappé, même si ce fut toujours de façon marginale. Pour le troisième titre de leur collection Les iconoclastes, les éditions Wombat ont eu la bonne idée de réunir ces différentes tentatives, devenues pour la plupart introuvables et qui, si elles n'offrent pas de révélations fracassantes quant aux destinées du 9e art, n'en donnent pas moins un aperçu intéressant du génie propre de l'artiste, habité d'une inquiétude qu'il est en effet légitime de résumer sous le titre de "panique" **. Privilégiant la forme ancienne de l'histoire en images, les récits de Topor, d'une abjection parfaitement jubilatoire, profitent de ce contraste entre un graphisme difficilement datable et un contenu d'une violence et d'une noirceur résolument modernes qu'une seule image suffirait peut-être à résumer : une mère s'apprêtant à revolvériser son bébé en lui criant "Crève !" 
 
* dont on en profite pour signaler la très belle exposition rétrospective (et prospective) à la Halle Saint-Pierre à Paris, jusqu'au 14 août 2015.
** du nom de ce mouvement à géométrie variable que formèrent Topor, Arrabal, Jodorowsky et quelques autres, que rebutait le Surréalisme papal d'André Breton.


jeudi 19 février 2015

Garçon manqué




















Liz Prince Garçon manqué. - çà et là, 2014.

Issue de la scène fanzineuse et punkoïde américaine, Liz Prince a déjà quelques livres à son actif, tous axés sur son alerte petite personne, dans la bonne tradition du comix autobiographique dont la vogue n'est semble-t-il pas près de se tarir. Après avoir disséqué le couple et les petits riens du quotidien dans Delayed replays et Tu m'aimerais encore si je faisais pipi au lit ?, elle revient sur son enfance troublée de tomboy impénitente, ayant toujours eu en horreur chiffons et falbalas, la couleur rose, les poupées et les dauphins mignons. Vêtue d'affaires de garçon trop grandes pour elle (et d'une vieille casquette), la petite Liz est d'abord pourtant rejetée par les garçons, qui y perdent leur latin, et moquée par les filles, qui y perdent leur lapin. Petit à petit, cependant, elle parvient au fil des ans et des rencontres à s'assumer pour ce qu'elle est : une vraie fille, libérée des stéréotypes imposés par la société et que l'un et l'autre sexe finit par intégrer comme des catégories naturelles. Si, d'Alison Bechdel à Ralf König, la question du genre a déjà souvent été abordée par la bande dessinée, Liz Prince a l'originalité de proposer un angle d'approche un peu différent : elle n'est pas homosexuelle et, d'une certaine façon, défie tout autant les clichés sexistes que ceux du lesbianisme butch. Elle le fait simplement, sans grands discours, à l'image d'un graphisme dénué de fioritures et de vaines virtuosités, soucieux seulement d'aller à l'essentiel. A la façon d'un doigt d'honneur, en somme...

lundi 16 février 2015

Le royaume de Borée

Jacques Terpant, d'après Jean Raspail Le royaume de Borée. - 3 vol. - Delcourt, 2011-2014.

Autrefois, l'auteur de bande dessinée ne savait pas lire. Passé directement du stade d'assistant boutonneux de Greg à celui de professionnel moustachu, il n'avait jamais pris le temps d'ouvrir l'un de ces étranges livres sans images dont les caractères, minuscules, semblaient danser sous leurs yeux fatigués une absurde et incompréhensible gigue. Depuis qu'il a fait des études à Angoulême, l'auteur de bande dessinée a découvert qu'il dormait depuis des années les deux pieds sur une mine d'or : pourquoi se fatiguer à inventer des histoires quand la littérature mondiale abonde en  scénarios pré-mâchés ? Et l'industrie de la case, d'adapter, d'adapter, au qui-mieux-mieux du tire-larigot, avec l'idée qu'il en restera toujours quelque chose, un vaste corpus qui va de l'épopée de Gilgamesh à Zazie dans le métro, sans autre résultat, à quelques exceptions près, que d'appauvrir l’œuvre originale sans rien en tirer de bien esbaudissant sur le plan graphique. Ainsi, par exemple, de Jean Raspail adapté par Jacques Terpant, dont le dessin, pris en sandwich entre Juillard et Servais (Tito faisant office de cornichon), pouvait laisser présager le pire en matière de "réalisme" franco-belge figé dans ses conventions les plus rances. Autant dire que l'on abordait cette série avec un certain a priori, d'autant que la lecture de Raspail, veille plume d'extrême-droite que la mort n'a semble-t-il pas encore rendue plus fréquentable, ne va pas chez moi sans une certaine culpabilité bien-pensante. Et pourtant, je l'avoue le rouge aux joues, je me suis jeté sur chaque nouveau tome de cette trilogie avec dix fois plus de plaisir que ne m'en aurait causé la moitié des publications du Frémok si j'étais jamais arrivé à les lire. C'est que Jean Raspail, quelque méfiance puisse-t-il inspirer par ailleurs, n'en reste pas moins l'un des très rares écrivains français dont le souffle épique ne se soit pas encore étranglé en quintes maladives dans la fumée des derniers salons où l'on cause. Jean Raspail a le goût de l'aventure, des grands espaces, de l'Histoire et des causes perdues. Ses romans sentent la neige, la poudre et le vent quand ceux d'un quelconque Houellebecq se contentent de sentir des pieds. De même que les communistes sont sympathiques quand ils ne sont pas au pouvoir, les Camelots du Roy ne le sont qu'entre les pages d'un vieux Signe de Piste. Jean Raspail, pourrait-on dire sans sarcasme, fait du Signe de Piste pour adultes, du Signe de Piste augmenté. S'il n'a pas, loin s'en faut, l'élégance d'un Nimier ou la funambulesque ironie d'un Jacques Perret, son style sait toujours prendre son élan pour sauter à pieds joints dans les torrents de l'épopée. Les siècles ne lui font pas peur, il ne lui en faut pas moins de trois ou quatre pour déployer la saga des Pikendorff, qui occupe de manière durable le centre de son œuvre. Les Royaumes de Borée en sont l'une des branches, après Sept cavaliers..., qui voient les membres de cette famille d'officiers se repasser de génération en génération le secret d'un "petit homme couleur d'écorce" aperçu dans les confins inexplorés d'une Finlande imaginaire. Ainsi, du XVIIe au XXe siècle, à travers les soubresauts d'une Histoire de moins en moins fictive, assiste-t-on par la voix sereine de l'ultime descendant d'une race vouée à disparaître, à la mort lente de l'idée même d'un Ailleurs possible, de ces "Pays où l'on n'arrive jamais" que la littérature seule accueille désormais dans ses atlas.
Approuvée par l'auteur, l'adaptation de Jacques Terpant a la modestie d'être fidèle tout en ne dispensant pas de la lecture du roman. C'est tout ce qu'on lui demande, outre quelques privautés en forme de private-jokes plus ou moins drôles mais assez bien dans la note : comme lorsque, déchiffrant les titres de la bibliothèque du narrateur, on découvre à côté des œuvres de Raspail, Duby ou Marc Bloch, celles d'un Camus qui, manifestement, n'est pas Albert...

mercredi 11 février 2015

La Nueve




















Paco Roca La Nueve. - Delcourt, 2014.

Saviez-vous que les premiers "Français libres" à entrer dans Paris le 24 août 1944 étaient espagnols ? Anciens combattants de la République, passés en Afrique du Nord après la victoire de Franco, ces hommes connurent d'abord l'indignité des camps de travail de Vichy, avant que l'empire ne retombe aux mains des Alliés. Impatients de poursuivre leur guerre contre le fascisme, la plupart s’enrôlent alors dans la 2e Division Blindée que forme le général Leclerc sur la base de l'armée d'Afrique. Sous le commandement du capitaine Dronne et  presque entièrement composée de vétérans espagnols, la Nueve est à l'avant-garde de tous les combats, de la campagne de Tunisie à celle de France où, intégrée à l'armée américaine, elle sera la première à foncer sur Paris. Accueillis en héros par la population insurgée, ces durs-à-cuire connaîtront alors leur heure de gloire avant d'aller se faire décimer en Allemagne, jusqu'au pied du nid d'aigle du Führer. Paco Roca, lui, ne va pas jusque-là. C'est que pour raconter cette histoire, il s'est inspiré d'un personnage réel, Miguel Campos, anarchiste espagnol et lieutenant de la Nueve, qui disparaît peu après la Libération de Paris, sans qu'on ait jamais retrouvé son corps. La petite histoire rejoint alors la grande quand l'auteur se met lui-même en scène, au chevet d'un papy un rien récalcitrant mais ravi, au fond, de rouvrir un tiroir dont il avait préféré perdre la clé. On y croit presque jusqu'à la fin, d'autant que l'auteur multiplie les effets de réel, allant jusqu'à réaliser de vrais faux croquis "sur le vif". Ainsi, un peu à la façon d' Emmanuel Guibert (La guerre d'Alan) ou d' Angel de la Calle (Tina Modotti), Paco Roca (La tête en l'air, L'ange de la Retirada, L'hiver du dessinateur) parvient-il à raconter la guerre et le destin de ces hommes sans jamais rien céder au spectaculaire ni rien perdre en précision historique, prouvant s'il en était encore besoin la capacité - pour ne pas dire la vocation - de la bande dessinée à prendre en charge un contenu documentaire que l'on pourrait juger a priori ardu et à le restituer de façon vivante, émouvante, intelligente, passionnante.

Et pour ceux qui ne liraient pas que de la BD, voici de quoi prolonger un peu leur lecture...

Evelyn Mesquida La Nueve : 24 août 1944. - Le Cherche-midi, 2014.

Raymond Dronne Carnets de route d'un croisé de la France libre. - France-Empire, 1984

lundi 9 février 2015

Tu mourras moins bête. 3




















Marion Montaigne Tu mourras moins bête. 3, Science un jour, science toujours ! - Delcourt, 2014.

Le protoxyde d'azote, également appelé oxyde nitreux, hémioxyde d'azote ou encore gaz hilarant, est un composé chimique de formule N2O. C'est un gaz incolore, à l'odeur et au goût légèrement sucré. Il est utilisé en chirurgie et en odontologie pour ses propriétés anesthésiques et analgésiques. On l'appelle « gaz hilarant » en raison de son effet euphorisant à l'inhalation, d'où son usage récréatif comme hallucinogène. Il est également utilisé comme comburant pour accroître la puissance des moteurs en compétition automobile, ainsi qu'avec l'acétylène H-C≡C-H pour certains appareils d'analyse (spectrométrie d'absorption atomique). Par ailleurs, le protoxyde d'azote contribue à l'effet de serre *.
Si je vous dis tout ça, c'est que le professeur Moustache n'en parle pas, je suis donc bien obligé de le faire moi-même. Elle parle pourtant de tout un tas d'autres choses passionnantes : des acariens de toutes sortes avec lesquels nous partageons notre carré de peau, de la vraie nature des ragnagnas, de l'aseptie des cuvettes de WC, des trous d'air en avion... Le tout pris comme toujours aux meilleures sources et souvent de première main, selon la saine méthode présidant à cette série qui, c'est le moins qu'on puisse dire, rénove de fond en comble le genre de la science amusante. Marion Montaigne ne s'interdit rien et aborde avec bonheur n'importe quel sujet, même le plus incongru. Sauf le protoxyde d'azote. Et pourtant c'est hilarant.

* Le tout sorti de Wikipédia, évidemment.

jeudi 5 février 2015

Paci




















Vincent Perriot Paci. - 3 vol. (en cours) - Dargaud, 2014-....

Paci, c'est pour Pacifique et, pacifique, il l'est bel et bien cet ex-taulard en conditionnelle, flegmatique, magnétique et cultivé, ancien premier chauffeur-livreur d'un prince de la came. Bien décidé à ne plus plonger pour personne, il se tient peinard du côté de Bordeaux, sourd aux sirènes des trafiquants qui lui feraient volontiers reprendre du service. A moins, bien sûr, qu'ils ne choisissent de le buter...
On a connu Vincent Perriot par le très beau et très mutique Entre deux (Ed. de la Cerise, 2007). On a suivi sans barguigner, avant et après minuit, sa Belleville story, sur un scénario d'Arnaud Malherbe (Dargaud, 2010-2011). Il fait partie, avec quelques autres habitués de ce blog, de cette nouvelle génération de jeunes surdoués qui, à la suite des indépendants "historiques" des années 90, se jouent désormais des frontières entre avant-garde et grand-public et publient aussi bien chez de petits éditeurs que chez de gros requins qui ne les traitent pas plus mal : en témoignent ces deux premiers tomes (sur trois) d'un polar extrêmement bien dessiné qui, pour une fois, prend le temps de se déployer à la façon des meilleures séries noires (comme le héros, d'ailleurs, rwandais d'origine, ce qui n'est pas si courant dans le milieu pour le moins pâlichon des héritiers d'Hergé) et de creuser peu à peu un personnage qui s'avère d'ores et déjà comme l'une des plus belles créations de ces dernières années.
Mon Fauve d'or personnel à cette série.

lundi 2 février 2015

La colonne




















Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil La colonne. - 2 vol. - Futuropolis, 2013-2014.

On avait connu cette affaire par La petite histoire des colonies françaises de Grégory Jarry et Otto T. : l'incroyable dérive de la mission Afrique Centrale-Tchad, dite également mission Voulet-Chanoine qui, en 1899, traça dans les mémoires africaines un long sillon sanglant d’exactions et de massacres. Partie du Sénégal, l'expédition, qui devait participer à la conquête finale du Tchad, rassemblait sous l'autorité d'une poignée d'officiers blancs une importante quantité de tirailleurs, d'auxiliaires et de porteurs. Dans l'impossibilité d'assurer son ravitaillement sans "vivre sur l'habitant", la mission se changea bientôt en véritable colonne infernale, pillant et massacrant tout sur son passage. Hors de tout contrôle, rongés par la vérole et atteints de folie des grandeurs, le capitaine Voulet et le lieutenant Chanoine, firent tirer sur les troupes françaises venues les arrêter, avant de se faire tuer eux-mêmes par leurs propres soldats enfin mutinés. Cet épisode, l'un des plus pittoresques sinon l'un des plus sanglants de l'histoire coloniale française est ici plutôt fidèlement restitué par Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil. Si le scénariste a choisi de rebaptiser ses personnages Boulet et Lemoine et le dessinateur d'en faire des personnages de comédie, c'est qu'on n'est cependant plus tout à fait dans le registre documentaire. Comme s'il s'agissait avant tout, par-delà l'aspect proprement historique, de mettre en exergue la dimension littéraire et de prendre toute la (dé)mesure d'un épisode qui, si effroyable soit-il, n'en reste pas moins pathétiquement, tragiquement comique : Boulet et Lemoine, tout comme leurs modèles, sont essentiellement des médiocres, de sinistres pantins, des matamores, l'un perpétuellement exalté et agité, l'autre méprisant et froid mais tous deux habités par cet "esprit blanc", botté, galonné, qui fait la grandeur de la France et les charniers bien pleins. Hanté par la Sarraounia, princesse des Azanas, qui lui résiste et menace de lui prendre son âme, Boulet se rêve en roi nègre avant de se faire tuer, en plein délire, par un jeune tirailleur placé en sentinelle. Avec lui s'achève une épopée à la fois terrible et dérisoire où l'on aurait tort, toutefois, de voir une simple anomalie de l'Histoire, quand elle en est un paroxysme. Car, sous la folie, c'est bel et bien l'Histoire qui la parcourt et qui l'irrigue : après la mort de Voulet et Chanoine, la colonne, reprise en main par d'autres officiers, acheva bel et bien sa mission comme si de rien n'était. C'est peut-être là le plus terrible et, d'une certaine façon, l'on ne peut s'empêcher de se dire qu'à leur manière, Boulet et Lemoine, pardon, Voulet et Chanoine, firent au moins preuve d'une certaine franchise dans leur conception de l'entreprise coloniale. Franchise que n'eurent jamais et n'ont toujours pas la majeure partie de leurs commanditaires, dont on sera reconnaissant à Dabitch et Dumontheuil de mettre une fois de plus et même si cela ne sert à rien, le nez dans leur déni.