jeudi 19 février 2015

Garçon manqué




















Liz Prince Garçon manqué. - çà et là, 2014.

Issue de la scène fanzineuse et punkoïde américaine, Liz Prince a déjà quelques livres à son actif, tous axés sur son alerte petite personne, dans la bonne tradition du comix autobiographique dont la vogue n'est semble-t-il pas près de se tarir. Après avoir disséqué le couple et les petits riens du quotidien dans Delayed replays et Tu m'aimerais encore si je faisais pipi au lit ?, elle revient sur son enfance troublée de tomboy impénitente, ayant toujours eu en horreur chiffons et falbalas, la couleur rose, les poupées et les dauphins mignons. Vêtue d'affaires de garçon trop grandes pour elle (et d'une vieille casquette), la petite Liz est d'abord pourtant rejetée par les garçons, qui y perdent leur latin, et moquée par les filles, qui y perdent leur lapin. Petit à petit, cependant, elle parvient au fil des ans et des rencontres à s'assumer pour ce qu'elle est : une vraie fille, libérée des stéréotypes imposés par la société et que l'un et l'autre sexe finit par intégrer comme des catégories naturelles. Si, d'Alison Bechdel à Ralf König, la question du genre a déjà souvent été abordée par la bande dessinée, Liz Prince a l'originalité de proposer un angle d'approche un peu différent : elle n'est pas homosexuelle et, d'une certaine façon, défie tout autant les clichés sexistes que ceux du lesbianisme butch. Elle le fait simplement, sans grands discours, à l'image d'un graphisme dénué de fioritures et de vaines virtuosités, soucieux seulement d'aller à l'essentiel. A la façon d'un doigt d'honneur, en somme...

lundi 16 février 2015

Le royaume de Borée

Jacques Terpant, d'après Jean Raspail Le royaume de Borée. - 3 vol. - Delcourt, 2011-2014.

Autrefois, l'auteur de bande dessinée ne savait pas lire. Passé directement du stade d'assistant boutonneux de Greg à celui de professionnel moustachu, il n'avait jamais pris le temps d'ouvrir l'un de ces étranges livres sans images dont les caractères, minuscules, semblaient danser sous leurs yeux fatigués une absurde et incompréhensible gigue. Depuis qu'il a fait des études à Angoulême, l'auteur de bande dessinée a découvert qu'il dormait depuis des années les deux pieds sur une mine d'or : pourquoi se fatiguer à inventer des histoires quand la littérature mondiale abonde en  scénarios pré-mâchés ? Et l'industrie de la case, d'adapter, d'adapter, au qui-mieux-mieux du tire-larigot, avec l'idée qu'il en restera toujours quelque chose, un vaste corpus qui va de l'épopée de Gilgamesh à Zazie dans le métro, sans autre résultat, à quelques exceptions près, que d'appauvrir l’œuvre originale sans rien en tirer de bien esbaudissant sur le plan graphique. Ainsi, par exemple, de Jean Raspail adapté par Jacques Terpant, dont le dessin, pris en sandwich entre Juillard et Servais (Tito faisant office de cornichon), pouvait laisser présager le pire en matière de "réalisme" franco-belge figé dans ses conventions les plus rances. Autant dire que l'on abordait cette série avec un certain a priori, d'autant que la lecture de Raspail, veille plume d'extrême-droite que la mort n'a semble-t-il pas encore rendue plus fréquentable, ne va pas chez moi sans une certaine culpabilité bien-pensante. Et pourtant, je l'avoue le rouge aux joues, je me suis jeté sur chaque nouveau tome de cette trilogie avec dix fois plus de plaisir que ne m'en aurait causé la moitié des publications du Frémok si j'étais jamais arrivé à les lire. C'est que Jean Raspail, quelque méfiance puisse-t-il inspirer par ailleurs, n'en reste pas moins l'un des très rares écrivains français dont le souffle épique ne se soit pas encore étranglé en quintes maladives dans la fumée des derniers salons où l'on cause. Jean Raspail a le goût de l'aventure, des grands espaces, de l'Histoire et des causes perdues. Ses romans sentent la neige, la poudre et le vent quand ceux d'un quelconque Houellebecq se contentent de sentir des pieds. De même que les communistes sont sympathiques quand ils ne sont pas au pouvoir, les Camelots du Roy ne le sont qu'entre les pages d'un vieux Signe de Piste. Jean Raspail, pourrait-on dire sans sarcasme, fait du Signe de Piste pour adultes, du Signe de Piste augmenté. S'il n'a pas, loin s'en faut, l'élégance d'un Nimier ou la funambulesque ironie d'un Jacques Perret, son style sait toujours prendre son élan pour sauter à pieds joints dans les torrents de l'épopée. Les siècles ne lui font pas peur, il ne lui en faut pas moins de trois ou quatre pour déployer la saga des Pikendorff, qui occupe de manière durable le centre de son œuvre. Les Royaumes de Borée en sont l'une des branches, après Sept cavaliers..., qui voient les membres de cette famille d'officiers se repasser de génération en génération le secret d'un "petit homme couleur d'écorce" aperçu dans les confins inexplorés d'une Finlande imaginaire. Ainsi, du XVIIe au XXe siècle, à travers les soubresauts d'une Histoire de moins en moins fictive, assiste-t-on par la voix sereine de l'ultime descendant d'une race vouée à disparaître, à la mort lente de l'idée même d'un Ailleurs possible, de ces "Pays où l'on n'arrive jamais" que la littérature seule accueille désormais dans ses atlas.
Approuvée par l'auteur, l'adaptation de Jacques Terpant a la modestie d'être fidèle tout en ne dispensant pas de la lecture du roman. C'est tout ce qu'on lui demande, outre quelques privautés en forme de private-jokes plus ou moins drôles mais assez bien dans la note : comme lorsque, déchiffrant les titres de la bibliothèque du narrateur, on découvre à côté des œuvres de Raspail, Duby ou Marc Bloch, celles d'un Camus qui, manifestement, n'est pas Albert...

mercredi 11 février 2015

La Nueve




















Paco Roca La Nueve. - Delcourt, 2014.

Saviez-vous que les premiers "Français libres" à entrer dans Paris le 24 août 1944 étaient espagnols ? Anciens combattants de la République, passés en Afrique du Nord après la victoire de Franco, ces hommes connurent d'abord l'indignité des camps de travail de Vichy, avant que l'empire ne retombe aux mains des Alliés. Impatients de poursuivre leur guerre contre le fascisme, la plupart s’enrôlent alors dans la 2e Division Blindée que forme le général Leclerc sur la base de l'armée d'Afrique. Sous le commandement du capitaine Dronne et  presque entièrement composée de vétérans espagnols, la Nueve est à l'avant-garde de tous les combats, de la campagne de Tunisie à celle de France où, intégrée à l'armée américaine, elle sera la première à foncer sur Paris. Accueillis en héros par la population insurgée, ces durs-à-cuire connaîtront alors leur heure de gloire avant d'aller se faire décimer en Allemagne, jusqu'au pied du nid d'aigle du Führer. Paco Roca, lui, ne va pas jusque-là. C'est que pour raconter cette histoire, il s'est inspiré d'un personnage réel, Miguel Campos, anarchiste espagnol et lieutenant de la Nueve, qui disparaît peu après la Libération de Paris, sans qu'on ait jamais retrouvé son corps. La petite histoire rejoint alors la grande quand l'auteur se met lui-même en scène, au chevet d'un papy un rien récalcitrant mais ravi, au fond, de rouvrir un tiroir dont il avait préféré perdre la clé. On y croit presque jusqu'à la fin, d'autant que l'auteur multiplie les effets de réel, allant jusqu'à réaliser de vrais faux croquis "sur le vif". Ainsi, un peu à la façon d' Emmanuel Guibert (La guerre d'Alan) ou d' Angel de la Calle (Tina Modotti), Paco Roca (La tête en l'air, L'ange de la Retirada, L'hiver du dessinateur) parvient-il à raconter la guerre et le destin de ces hommes sans jamais rien céder au spectaculaire ni rien perdre en précision historique, prouvant s'il en était encore besoin la capacité - pour ne pas dire la vocation - de la bande dessinée à prendre en charge un contenu documentaire que l'on pourrait juger a priori ardu et à le restituer de façon vivante, émouvante, intelligente, passionnante.

Et pour ceux qui ne liraient pas que de la BD, voici de quoi prolonger un peu leur lecture...

Evelyn Mesquida La Nueve : 24 août 1944. - Le Cherche-midi, 2014.

Raymond Dronne Carnets de route d'un croisé de la France libre. - France-Empire, 1984

lundi 9 février 2015

Tu mourras moins bête. 3




















Marion Montaigne Tu mourras moins bête. 3, Science un jour, science toujours ! - Delcourt, 2014.

Le protoxyde d'azote, également appelé oxyde nitreux, hémioxyde d'azote ou encore gaz hilarant, est un composé chimique de formule N2O. C'est un gaz incolore, à l'odeur et au goût légèrement sucré. Il est utilisé en chirurgie et en odontologie pour ses propriétés anesthésiques et analgésiques. On l'appelle « gaz hilarant » en raison de son effet euphorisant à l'inhalation, d'où son usage récréatif comme hallucinogène. Il est également utilisé comme comburant pour accroître la puissance des moteurs en compétition automobile, ainsi qu'avec l'acétylène H-C≡C-H pour certains appareils d'analyse (spectrométrie d'absorption atomique). Par ailleurs, le protoxyde d'azote contribue à l'effet de serre *.
Si je vous dis tout ça, c'est que le professeur Moustache n'en parle pas, je suis donc bien obligé de le faire moi-même. Elle parle pourtant de tout un tas d'autres choses passionnantes : des acariens de toutes sortes avec lesquels nous partageons notre carré de peau, de la vraie nature des ragnagnas, de l'aseptie des cuvettes de WC, des trous d'air en avion... Le tout pris comme toujours aux meilleures sources et souvent de première main, selon la saine méthode présidant à cette série qui, c'est le moins qu'on puisse dire, rénove de fond en comble le genre de la science amusante. Marion Montaigne ne s'interdit rien et aborde avec bonheur n'importe quel sujet, même le plus incongru. Sauf le protoxyde d'azote. Et pourtant c'est hilarant.

* Le tout sorti de Wikipédia, évidemment.

jeudi 5 février 2015

Paci




















Vincent Perriot Paci. - 3 vol. (en cours) - Dargaud, 2014-....

Paci, c'est pour Pacifique et, pacifique, il l'est bel et bien cet ex-taulard en conditionnelle, flegmatique, magnétique et cultivé, ancien premier chauffeur-livreur d'un prince de la came. Bien décidé à ne plus plonger pour personne, il se tient peinard du côté de Bordeaux, sourd aux sirènes des trafiquants qui lui feraient volontiers reprendre du service. A moins, bien sûr, qu'ils ne choisissent de le buter...
On a connu Vincent Perriot par le très beau et très mutique Entre deux (Ed. de la Cerise, 2007). On a suivi sans barguigner, avant et après minuit, sa Belleville story, sur un scénario d'Arnaud Malherbe (Dargaud, 2010-2011). Il fait partie, avec quelques autres habitués de ce blog, de cette nouvelle génération de jeunes surdoués qui, à la suite des indépendants "historiques" des années 90, se jouent désormais des frontières entre avant-garde et grand-public et publient aussi bien chez de petits éditeurs que chez de gros requins qui ne les traitent pas plus mal : en témoignent ces deux premiers tomes (sur trois) d'un polar extrêmement bien dessiné qui, pour une fois, prend le temps de se déployer à la façon des meilleures séries noires (comme le héros, d'ailleurs, rwandais d'origine, ce qui n'est pas si courant dans le milieu pour le moins pâlichon des héritiers d'Hergé) et de creuser peu à peu un personnage qui s'avère d'ores et déjà comme l'une des plus belles créations de ces dernières années.
Mon Fauve d'or personnel à cette série.

lundi 2 février 2015

La colonne




















Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil La colonne. - 2 vol. - Futuropolis, 2013-2014.

On avait connu cette affaire par La petite histoire des colonies françaises de Grégory Jarry et Otto T. : l'incroyable dérive de la mission Afrique Centrale-Tchad, dite également mission Voulet-Chanoine qui, en 1899, traça dans les mémoires africaines un long sillon sanglant d’exactions et de massacres. Partie du Sénégal, l'expédition, qui devait participer à la conquête finale du Tchad, rassemblait sous l'autorité d'une poignée d'officiers blancs une importante quantité de tirailleurs, d'auxiliaires et de porteurs. Dans l'impossibilité d'assurer son ravitaillement sans "vivre sur l'habitant", la mission se changea bientôt en véritable colonne infernale, pillant et massacrant tout sur son passage. Hors de tout contrôle, rongés par la vérole et atteints de folie des grandeurs, le capitaine Voulet et le lieutenant Chanoine, firent tirer sur les troupes françaises venues les arrêter, avant de se faire tuer eux-mêmes par leurs propres soldats enfin mutinés. Cet épisode, l'un des plus pittoresques sinon l'un des plus sanglants de l'histoire coloniale française est ici plutôt fidèlement restitué par Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil. Si le scénariste a choisi de rebaptiser ses personnages Boulet et Lemoine et le dessinateur d'en faire des personnages de comédie, c'est qu'on n'est cependant plus tout à fait dans le registre documentaire. Comme s'il s'agissait avant tout, par-delà l'aspect proprement historique, de mettre en exergue la dimension littéraire et de prendre toute la (dé)mesure d'un épisode qui, si effroyable soit-il, n'en reste pas moins pathétiquement, tragiquement comique : Boulet et Lemoine, tout comme leurs modèles, sont essentiellement des médiocres, de sinistres pantins, des matamores, l'un perpétuellement exalté et agité, l'autre méprisant et froid mais tous deux habités par cet "esprit blanc", botté, galonné, qui fait la grandeur de la France et les charniers bien pleins. Hanté par la Sarraounia, princesse des Azanas, qui lui résiste et menace de lui prendre son âme, Boulet se rêve en roi nègre avant de se faire tuer, en plein délire, par un jeune tirailleur placé en sentinelle. Avec lui s'achève une épopée à la fois terrible et dérisoire où l'on aurait tort, toutefois, de voir une simple anomalie de l'Histoire, quand elle en est un paroxysme. Car, sous la folie, c'est bel et bien l'Histoire qui la parcourt et qui l'irrigue : après la mort de Voulet et Chanoine, la colonne, reprise en main par d'autres officiers, acheva bel et bien sa mission comme si de rien n'était. C'est peut-être là le plus terrible et, d'une certaine façon, l'on ne peut s'empêcher de se dire qu'à leur manière, Boulet et Lemoine, pardon, Voulet et Chanoine, firent au moins preuve d'une certaine franchise dans leur conception de l'entreprise coloniale. Franchise que n'eurent jamais et n'ont toujours pas la majeure partie de leurs commanditaires, dont on sera reconnaissant à Dabitch et Dumontheuil de mettre une fois de plus et même si cela ne sert à rien, le nez dans leur déni.