jeudi 13 août 2015

J'ai vu passer le bobsleigh de nuit





















J’ai vu passer le bobsleigh de nuit / Gébé. – Les cahiers dessinés, 2014.

Gébé est mort en 2004. Dix ans plus tard, on ne s’en est pas encore remis, au point qu’il faille de temps en temps rééditer ses livres, tout simplement parce qu’on n’a pas trouvé mieux. Qui, mieux que lui, aura jamais su questionner les évidences, même les mieux ancrées, bousculer les certitudes et les ça va de soi pour les envoyer bouler dans l’escalier ? Qui aura jamais eu comme lui l’art, non pas de la dérision (d’autres font ça très bien) mais du simple pas de côté, celui qui fait considérer autrement les gens et les choses ? Pour être entré à Hara Kiri en 1961, dès les débuts du journal, son humour ne fut jamais ni si bête, ni si méchant, mais profondément différent, indéfinissable, comme un art de pousser les situations dans leur dernier retranchement, jusqu’à l’absurde. On n’est jamais, avec lui, dans le registre du gag : ses histoires n’ont pas de chute, elles s’arrêtent, simplement, quand il a développé son idée, comme une plante cesse de grandir. Il y a du bricoleur, chez Gébé, une manière ingénieuse et empirique d’envisager le monde et la vie qui fait de lui le dessinateur le plus aristocratiquement prolétaire de la bande dessinée, au sens où l’on parlait autrefois d’une aristocratie du travail. On l’imagine aimant les constructions, les machines et les machins, tous ces trucs et ces bidules qui traînent au fond des remises et des tiroirs, parce qu’on ne sait jamais, ça peut servir un jour. C’était peut-être le destin des pages recueillies dans ce volume, qui semblent de provenances et d’époques assez diverses (les références ne sont pas données, c’est le seul reproche que l’on fera à cette édition pour le reste impeccable, comme toujours avec Les Cahiers dessinés). Elles n’en sont pas moins précieuses à tout un tas de titres, qui montrent Gébé au sommet de son art, dans ce registre qui lui est propre, à la fois poétique et politique au sens le plus noble du terme, où l’on s’en va faire un tour avec le bobsleigh de nuit en attendant de grandir et d’oublier, où l’on téléphone au fond d’une théière, où l’on est filmé pendant les quarante premières années de sa vie pour passer les quarante suivantes à regarder le film, où l’âme, désormais, doit s’abaisser à renouer les lacets.
Je ne sais pas où traîne à présent celle de Georges Blondeau. Peut-être s’est-elle changée en comète – qui sait ? et ensemence-t-elle à présent des planètes comme lui-même sut si bien ensemencer la pulpe de bois. Celui dont on fait les rêves, évidemment.

mercredi 12 août 2015

Chapungo




















Chapungo / Sergio Toppi. – Mosquito, 2014

Du costard à la Vespa, du design industriel à Gina Lollobrigida, l’élégance, c'est bien connu, est italienne. Cela fut tout aussi vrai pour la bande dessinée, du moins jusqu’à ce qu’une bonne partie de la culture péninsulaire finisse noyée dans l’eau de vaisselle de la berlusconnerie télévisuelle. Durant les années 60 et 70, en tout cas, les fumetti surent tenir leur rang sur une scène européenne d’une richesse elle-même exceptionnelle. Moins connu qu’Hugo Pratt ou Guido Crepax, Sergio Toppi (1932-2012) fut l’un de ces maîtres de la plume, aux côtés de quelques autres, aujourd’hui bien trop négligés, comme Dino Battaglia, Attilio Micheluzzi ou Guido Buzzelli. Depuis déjà près de vingt ans, Michel Jans et les éditions Mosquito s’acharnent à défendre et faire revivre l’œuvre du maestro, dont le caractère fragmentaire et sa dispersion dans de multiples revues ne lui permirent jamais vraiment d’accéder à une reconnaissance à sa mesure. Il n’est pourtant que de jeter un simple coup d’œil sur l’une ou l’autre de ces pages somptueuses pour comprendre à qui l’on a affaire : Sergio Toppi compose ses planches comme une véritable partition, où le blanc du papier tient un rôle au moins aussi important qu’un noir décliné sous toutes ses formes, de l’aplat le plus large aux hachures les plus enchevêtrées. Aux limites, parfois, de la stylisation décorative, Toppi joue en virtuose des multiples potentialités de l’encre et du trait, de frottis en griffures et d’entrelacs en saturations, d’où le dessin émerge parfois comme en réserve, dans un équilibre constamment maintenu d’ombre et de lumière. Si l’on est ici, en effet, assez loin de la ligne claire et du fameux « gaufrier » franco-belge, on s’en éloigne encore au gré de scénarios qui puisent à tous les registres de l’aventure et de l’exotisme selon Saint Stevenson. Mais à la différence d’un Hugo Pratt, par exemple, Sergio Toppi se veut plutôt nouvelliste que romancier : conteur émérite, il privilégie les formes courtes, denses, délestées de toute digression. Ses histoires, qui excèdent rarement la vingtaine de pages, revêtent le plus souvent la forme de l’apologue, où le destin se charge avec ironie de calmer les ardeurs de personnages égarés par leur bêtise ou la passion et où la notion même de héros – si chère à la bédé traditionnelle, perd son sens aussi vite que ceux de Toppi perdent la tête. Souhaitons garder la nôtre assez longtemps pour aller au bout de ce très beau, très indispensable et malheureusement trop discret travail de réédition.

Pour prolonger la lecture :

Afficher l'image d'origineToppi : une monographie. - Mosquito, 2007.

Une monographie très illustrée, articulée autour des entretiens accordés par le Maître à Michel Jans et Fabrizio Lo Bianco, dans lesquels il se révèle d'une assez belle modestie eu égard à la qualité de son œuvre. Suivis d'essais qui font parfois la part (trop ?) belle à la psychanalyse. Celle, notamment, du Collectionneur, unique personnage récurrent de Toppi.





Afficher l'image d'origineToppi : trait pour trait : croquis, esquisses & eaux-fortes. - Mosquito, 2015.
Un recueil qui, comme son titre l'indique, fait quant à lui la part belle au dessin dans ses premiers linéaments, où la main se donne libre cours et domine à l'évidence dans une production qui, pour être spontanée, n'oublie jamais d'être élégante. Un indispensable et très joli complément à la monographie précitée, malheureusement encombré de commentaires pour le moins inutiles et pesants.

mardi 4 août 2015

La poursuite




















La poursuite [contre-sens] / William Henne. – La 5e couche, 2014

Un homme se voit délivrer une licence de suicide, à consommer dans la semaine. Dilemme : il ne veut plus mourir. Un autre homme, porteur d’une licence de meurtre, en décidera pour lui.
S’il y a bien évidemment quelque chose de Kafka dans l’absurdité bureaucratique qui traverse cette histoire dominée par la présence écrasante du Palais de justice de Bruxelles, c’est plutôt dans les nouvelles de Borges, Cortazar ou Buzzati qu’il faut en chercher la véritable et labyrinthique inspiration. A la faveur d’une narration inquiète et sans cesse reprise au gré d’une temporalité éclatée (deux trames alternées qui finissent par se rejoindre), William Henne boucle la boucle en forme de corde de pendu, de manière aussi imparable que l’aurait fait l’un de ses maîtres en vertige, au nombre desquels il faut bien sûr ajouter le grand Winsor McCay, pour une mise en page ouvertement référentielle dans sa quasi-totalité. On en déduira aisément que William Henne n’est pas la moitié d’un âne et qu’il a beaucoup lu, mais pas seulement : on dira aussi qu’il est exemplaire de cette nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée qui, au sein de divers collectifs (Amok, Fréon, La 5ème couche…), s’efforcent depuis une vingtaine d’années de renouer avec une littérature exigeante, aux limites de l’expérimentation, sans toutefois rien renier des spécificités de leur médium. Si, parfois, le résultat peut sembler un rien abscons ou même assez vain, il n’en est heureusement rien ici, où la recherche formelle ne perd jamais de vue la lisibilité du récit, pour donner finalement lieu au même genre d’innocent plaisir contemplatif que connaît tout amateur d’icosaèdres.