jeudi 8 décembre 2016

La grande guerre
















La Grande guerre : le premier jour de la bataille de la Somme / Joe Sacco. - Futuropolis : Arte éditions, 2013


Moins souvent évoquée de ce côté-ci de la Manche que la bataille de Verdun ou celle de la Marne, l’offensive de la Somme reste pour les Anglais la mère de toutes les batailles de la Grande guerre : la plus démesurée, la plus intensément préparée et, surtout, la plus meurtrière, puisqu’on estime qu’environ 20 000 soldats britanniques laissèrent leur vie en ce seul 1er juillet 1916. Il s’agissait, selon la doctrine chère au général Haig, commandant en chef du front de la Somme, d’opérer en une seule fois une poussée définitive, un Big push qui, réduisant à néant les lignes allemandes, ouvrirait définitivement les portes de la Victoire aux troupes de Sa Très Gracieuse Majesté. L’Etat major avait bien fait les choses : une semaine de barrage d’artillerie non-stop, un déluge de tonnerre et de feu s’abattit pendant sept jours sur les tranchées allemandes et résonna jusqu’au cœur de Londres. Au signal, les fantassins retranchés dans leurs kilomètres de boyaux n’auraient plus qu’à traverser le no man’s land comme à la promenade et s’en aller tranquillement s’occuper des quelques Prussiens survivants. Bel optimisme militaire, vite rattrapé par les balles allemandes. Car l’ennemi, retranché dans des abris souterrains solidement fortifiés, attendait tranquillement la fin des tirs pour jaillir à l’air libre et mettre en service ses propres batteries. Ce fut une hécatombe.
Connu pour ses travaux journalistiques sur la Bande de Gaza ou l’ex-Yougoslavie en guerre, le dessinateur Joe Sacco a choisi d’évoquer cette horreur sous la forme d’une immense frise muette de 7,5 mètres décrivant par le menu la catastrophe, depuis la promenade matinale du brave général Haig jusqu’à l’enfouissement hâtif des dernières victimes. Dans un style extrêmement fouillé et d’une précision hallucinante, il met en scène un véritable fourmillement humain, composé de centaines et de centaines de figurants en plus ou moins bon état qui, s’il ne s’agissait d’événements aussi dramatiques, rappellerait certaine série de livres-jeux où l’on doit repérer dans la foule un dadais rayé de rouge. Nulle couleur ici, et heureusement, car c’est d’une immense tache de sang que se teinterait la fin de cette apocalypse moderne qui devait définitivement sonner la fin des illusions anglaises en matière de victoire facile. Où est Charlie ? Dans la merde, mon général.

mercredi 26 octobre 2016

L'essentiel des Gouines à suivre : 1987-1998






















 





L’essentiel des Gouines à suivre : 1987-1998 / Alison Bechdel. - Même pas mal, 2016



Récemment reconnue en France pour les très remarquables et remarqués Fun home et C’est toi ma maman ? (parus tous deux chez Denoël Graphic), Alison Bechdel est cependant loin d’être une débutante aux Etats-Unis, son pays d’origine, où sa notoriété s’était bâtie tout au long des années 90 sur la série Dykes to watch out for, enfin traduite par les éditions Même pas mal. Bande dessinée communautaire, voire d’un communautarisme assumé, les « Gouines à suivres » mettent en scène le quotidien d’un petit groupe de lesbiennes dans ses composantes plus ou moins typées : il y a Mo, le boulet, cœur tendre sous des allures intransigeantes et hyper-rationnelles, Loïs, la papillonne, cynique et généreuse, bien décidée à jouir sans entraves, Clarice et Toni le « vieux » couple, qui finit par opter pour la PMA, Ginger, la prof qui n’en finit plus de bûcher sa thèse… et bien d’autres, dont les avatars et les dialogues incessants finissent par former au fil des pages la chronique attachante d’une Amérique minoritaire et fin de siècle. On passe de Reagan à Bush père et de Bush père à Bill Clinton presque sans s’en apercevoir dans ce petit théâtre permanent où la prise de tête fait figure d’art majeur : sur un fond d’actualité toujours présent, Alison Bechdel moque avec tendresse et beaucoup de finesse un petit milieu dont les préoccupations – entre saucisses tofu-gingembre et gender studies aux titres improbables – semblent parfois en léger décalage avec les grands enjeux de ce monde et où – tant pis pour les voyeurs – il n’est pas tant question de sexe, au fond, que de vivre la vie qu’on s’est choisie dans une Amérique encore très largement réactionnaire et conservatrice. Si l’on rit peut-être moins que chez un Ralf König, satiriste plus mordant, on se surprend cependant à regretter d’avoir fini ce recueil pourtant copieux et de devoir au moins provisoirement se séparer d’une bande de copines dont on rêverait de faire partie. Moi, quand je serai grand, je serai goudou.




lundi 3 octobre 2016

Martha & Alan


















Martha & Alan / Emmanuel Guibert. – L’association, 2016.

Reprenons. Depuis une bonne quinzaine d’années, Emmanuel Guibert a entrepris de transcrire en bande dessinée les souvenirs d’Alan Ingram Cope, cet ami américain installé en France après la Seconde Guerre Mondiale, rencontré par hasard sur l’île de Ré et qui se révéla vite un prodigieux interlocuteur, l’un de ces raconteurs-nés capables de captiver un auditoire sans effets de manche et avec les trois fois rien d’une vie sans histoires. Trois fois rien qui font tout de même des heures et des heures d’enregistrement qu’Emmanuel Guibert est loin d’avoir fini de creuser. Après nous avoir conté La Guerre d’Alan en trois volumes (L’association, 2000-2008) et avoir entamé L’enfance d’Alan (L’association, 2012), il ouvre une brève parenthèse pour évoquer l’amitié d’Alan et de Martha, une petite fille rencontrée à l’école maternelle, devenue son amie d’enfance, perdue de vue et retrouvée sur le tard. Trois fois rien, donc, pas même une tranche de vie, ou alors bien fine. Mais cette transparence même en fait le prix, car sous les mots simples d’Alan se dessinent une vie, deux vies peut-être faites l’une pour l’autre, deux trajectoires à peine déviées par la maladie, l’intransigeance d’une belle-mère, un rendez-vous manqué et l’ombre à peine esquissée d’un regret. Pour traduire cette délicatesse de sentiment, Emmanuel Guibert a fait cette fois le choix de la couleur et d’une forme narrative en plans larges, plus proche de l’album que de la bande dessinée proprement dite. Choix judicieux : les dessins, réalistes, fortement documentés, presque photographiques, sont transfigurés par des couleurs chaudes et profondes, qui donnent aux doubles-pages une tonalité dorée que l’on imagine aussi bien être celle de la Californie natale des deux enfants que celle d’un vert paradis ensoleillé par le souvenir d’une Amérique encore aimable.

mercredi 28 septembre 2016

Sunny




















Sunny / Taiyou Matsumoto. – Kana, 2014-…. – 6 vol. parus
Au moment où paraît le 6e volume de la série, il était grand temps de parler de Sunny. Depuis Amer béton, Taiyou Matsumoto s’est imposé comme l’un des mangakas les plus originaux du Japon : Ping Pong, Gogo Monster, Le samouraï bambou, tout  comme le génial et énigmatique Number 5, sont tous devenus des classiques. Parions qu’il en adviendra de même de cette nouvelle série, la plus attachante qu’il ait jamais produite, peut-être parce qu’elle puise très largement dans ses propres souvenirs. Sei, timide et studieux, Haruo, le faux dur aux cheveux prématurément blancs, la jolie Megumu, Jun le petit morveux chevelu, l’étrange Tarô… tous ont en commun d’être de ces « enfants des étoiles », orphelins ou délaissés par leurs parents et placés dans un foyer où, sous la bienveillante surveillance des adultes, ils s’efforcent encore de vivre, de grandir et d’être heureux, malgré toutes leurs trop précoces blessures. Si, de son propre aveu, l’auteur lui-même tenait plutôt du calme Sei, il a certainement mis un peu de lui dans chacun de ses personnages, tant il met de tendresse et de pudeur à les raconter au quotidien, sans effets superflus, sans larmoiements mais avec toute l’intelligence du récit dont on le sait capable et qui en fait l’équivalent – cela n’engage que nous – d’un Carlos Sampayo. Bref, si d’aventure il restait encore sous une pierre l’un ou l’autre de ces esprits chagrins pour prétendre que les mangas sont plus bêtes qu’eux, la simple lecture d’une dizaine de ces pages lumineuses devrait suffire à les réduire en cendres…

Les rêveries d'un gourmet solitaire




















Les rêveries d’un gourmet solitaire / Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi. – Casterman, 2016

Deuxième service ! On en redemandait : le gourmet solitaire repasse les plats pour une nouvelle série de promenades gustatives à travers les petites rues de Tokyô, Tottori et autres lieux où ça sent bon sur les coups de midi. Car la cuisine japonaise, on l’oublie trop souvent, ne se limite pas aux sushis et s’avère d’une appétissante diversité, même servie par les gargotes à pas cher qu’aime à fréquenter notre représentant de commerce entre deux clients. Oden en soupe à Aoba-Yokochô, cuisine péruvienne à Shinanomachi, râmen au porc et riz à Ôtemachi… chaque plat fait l’objet d’une véritable petite nouvelle où le contexte et les circonstances des découvertes de Gorô (c’est son nom) comptent au moins autant que la sauce qui les accompagne. Et c’est peut-être, au fond, ce qui fait le principal intérêt de ces histoires et les rattache à la même veine pensive et piétonne que L’homme qui marche ou Quartier Lointain, qui, en France, firent de Jirô Taniguchi la star qu’il est loin d’être au Japon (au point que, reconnaissance du ventre oblige, les auteurs se fendent d’un discret hommage au plat préféré des Français : le couscous, savouré en connaisseur par un Gorô de passage à Paris.) Ce n’est donc pas sans raison que le titre français emprunte avec une certaine malice à Rousseau : le gourmet solitaire ne travaille pas seulement des mandibules, il fait aussi marcher sa tête et le cœur suit au fil d’un monologue intérieur qui ne s’achève à chaque fois qu’à satiété complète. De nourritures terrestres en aliments de l’esprit, le lecteur refermera lui-même cet album sur un rot discret, une seule mais taraudante question le laissant sur sa faim : mais comment diable fait donc cet enragé brifaud pour garder la ligne ?

lundi 12 septembre 2016

Marie pleurait sur les pieds de Jésus




















Marie pleurait sur les pieds de Jésus / Chester Brown. – Cornélius, 2016.

Chester Brown aime les putes et ne s’en cache pas (Vingt-trois prostituées. – Cornélius, 2012). D’autant moins que, quoi qu’il en dise, son surmoi de chrétien anglo-saxon blanc n’a pas vraiment cessé de lui faire les gros yeux depuis une adolescence entièrement dédiée au culte poisseux de Hugh Hefner (Le Playboy. – Les 400 coups, 2001). Aussi, dans ce nouvel ouvrage, a-t-il voulu prendre le diable par les cornes en mariant une fois pour toutes ses deux grandes passions : l’exégèse biblique et le sexe tarifé, l’une devant justifier l’autre à la face des hommes et de l’Éternel. La Vierge ne le serait donc pas tant que ça et les allusions à la prostitution, présentes en filigrane dans bien des passages de l’Ancien comme du Nouveau Testament, témoigneraient d’un certain goût de ce bon vieux Yahvé pour la transgression de ses propres commandements ou, du moins, d’une assez belle tolérance pour des pratiques que la Bible ne condamnerait qu’au prix de contorsions pauliniennes assez tardives. Et notre nouvel Origène d’en apporter la preuve en rétablissant dans leur vérité certains récits et paraboles plus ou moins apocryphes, étayant ses versions dessinées de tout l’appareil de notes et de commentaires dont il est désormais coutumier. Quand bien même frise-t-on l’hérésie à chaque page, tout cela est très sérieux et jamais les comics n’ont si mal porté leur nom. Chester Brown n’est pas un rigolo, qui fut en son temps, avec ses compères Seth et Joe Matt, le sel de la terre de la nouvelle BD canadienne et si l’on songe bien sûr à Crumb et à son insurpassable Genèse, le bon apôtre n’est pas tout à fait indigne de lui laver les pieds. Mais quand bien même s’inclinera-t-on devant l’œuvre accomplie, quand bien même en reconnaîtra-t-on humblement l’implication et le sérieux, il reste assez difficile de se déprendre d’un sentiment qui paraîtra peut-être étrange à tout autre que l’un de ces Français mécréants façonnés par une bonne centaine d’années de laïcité militante et que, grossièrement, on résumera ainsi : on s’en fout, non ?



lundi 5 septembre 2016

Mauvaises filles




















Mauvaises filles / Ancco. – Cornélius, 2016

Vue côté cour et par Ancco, la Corée du Sud ne donne pas précisément envie de courir chez Nouvelles Frontières. Si le matin y est réputé calme, le reste de la journée, ce serait plutôt le bruit et la fureur pour cette bandes d’adolescentes en équilibre précaire au sommet de la fameuse pente savonneuse du vice et du crime. Née en 1983, Ancco fut l’une d’elles, c’est sa propre jeunesse qu’elle raconte au fil de ces chroniques aussi anguleuses que son dessin, d’une dureté sans concessions mais sans amertume non plus : « Toutes ces choses m’ont construites », dit-elle, « alors pourquoi je les regretterais ? » On n’en éprouvera pas moins le frisson rétrospectif de qui jouait encore aux Playmobil à 16 ans quand, au même âge, la dessinatrice, en rupture de collège et victime d’un père violent, flirtait avec le diable dans les bars à hôtesse de Séoul…

mercredi 22 juin 2016

L'oeil de la nuit




















L’œil de la nuit / Serge Lehman, Gess, Delf. – Delcourt, 2015-2016.

Léo Saint-Clair, dit le Nyctalope, détective de l’étrange, doté d’un cœur artificiel, premier super-héros français, est né en 1911 sous la plume du très prolifique Jean de La Hire, authentique aristocrate et l’un des plus grands pourvoyeurs de romans à deux sous de la première moitié du siècle dernier. Après l’avoir enrôlé il y a quelques années dans leur Brigade chimérique, épatant hommage rétro-futuriste au roman populaire bien de chez nous et réponse tricolore à la Ligue des Gentlemen extraordinaires d’Alan Moore, Serge Lehman et Gess en font L’œil de la nuit, héros éponyme d’une nouvelle série en trois volumes qui achève de nous rassurer sur la capacité de la bédé française à concilier le muscle et le bon goût. Qu’il démêle ou non les multiples références à l’histoire et au roman populaire (on y croise pêle-mêle Camille Flammarion, le Tigre, le Sâr Dubnotal et même Arsène Lupin en personne), l’amateur du genre y trouvera son compte de monstres griffus, de valets fidèles, de mages psychagogues et de gros boulons. L’ironiste averti, que ne convainc pas le énième retour de Superdupont, s’y réjouira quant à lui de cet humour discret mais bien présent qui n’a jamais déparé le feuilleton du bon faiseur. Quant à l’esthète exigeant, s’il reste encore une fois un peu sur sa faim, il goûtera toutefois le bel effort de lisibilité d’un dessinateur qui n’a malheureusement pas toujours brillé par son élégance (les splendides couvertures ne sont d'ailleurs pas de lui).

lundi 20 juin 2016

La maison circulaire





















La maison circulaire / Rachel Deville. – Actes sud, 2015

Rachel Deville, décidément, travaille la nuit : depuis L’heure du loup (L’Apocalypse, 2012), elle semble s’être fait une spécialité de ce genre relativement marginal qu’est le récit de rêve, dans lequel peu d’auteurs se sont d’ailleurs finalement risqués depuis ces grands dormeurs que furent Julie Doucet et David B. Avec les 14 récits de La maison circulaire, elle se hisse désormais à la hauteur de ses aînés et, forte d’une croissante assurance narrative et graphique, parvient à nous retenir dans l’univers tout en hachures et grisaille habité par son double en chemise quand bien d’autres s’y sont cassés les dents. Car, pour quiconque en a été victime de la part d’un de ses collègues, le récit de rêve, quel qu’il soit, tourne vite au cauchemar. Les images, les sentiments qui l’accompagnent sont à la fois si vagues, si intimes et si changeants qu’ils semblent presque impossibles à transmettre, le langage verbal s’avérant curieusement impuissant à rendre compte avec simplicité de l’expérience onirique. Or, la bande dessinée, comme dans bien d’autres cas (la pornographie, par exemple) se révèle un médium éminemment propice à ce type de récits : en prenant directement en charge un certain nombre d’éléments visuels qu’une longue et souvent vaine description peine à évoquer, elle fournit au rêve un décor, une ambiance propre à en soutenir le récit, à l’objectiver enfin d’une façon bien plus efficace et immédiate que les mots. Encore faut-il savoir s’y prendre : au-delà du seul contenu de ses rêves, Rachel Deville construit de véritables scénarios, de parfaite petites machines narratives où l’entrelacs mouvant des cases répond à l’objectivité délibérément froide du dessin pour guider le lecteur à travers le labyrinthe de son sommeil paradoxal. Sans interprétation ni explications, on pourrait juger l’exercice un peu vain, mais pas plus, au fond, et même plutôt moins, que le dernier Astérix.

Pour aller plus loin :

 David B Le cheval blême. - L'association, 1997

LE maître du genre et l'une des pierres fondatrices de la bande dessinée "indépendante" des années 90. Doué d'une activité onirique digne du plus surmené des clubbers, David B fut au récit de rêve en BD ce que Casimir fut au gloubi-boulga : un incontournable défricheur.





Julie Doucet Ciboire de Criss ! - L'association, 1996.

Si ces courts récits autobiographiques et transgressifs de la Québécoise (pour la plupart issus de son comix Dirty Plotte) ne sont pas tous des récits de rêve, la similarité des décors n'en rend ces derniers que plus troublants. En ce temps-là, les nuits de Julie Doucet n'avaient certes rien de bucoliques et si la dame a depuis quitté la BD pour l'art contemporain, on lui souhaite de n'en dormir que mieux.






mercredi 1 juin 2016

La guerre des boutons





















La guerre des boutons / Bruno Heitz, d’après Louis Pergaud. – Le Genévrier, 2015.

Tout le monde connaît La guerre des boutons, classique indémodable de la littérature stratégique à l’usage de la jeunesse qui, dans une France rurale d’avant les monuments aux morts, voit s’affronter deux bandes de gosses à grands coups de lance-pierre et de torgnoles. Depuis 2010, l’entrée dans le domaine public du roman de Louis Pergaud n’a évidemment pas manqué de susciter une salve de nouvelles adaptations plus ou moins opportunes dont pas une seule, au cinéma comme en bande dessinée, ne sera cependant parvenue à éclipser la plus connue, réalisée par Yves Robert en 1962. A la fois populaire et bon enfant, celle-ci ne renvoyait cependant qu’une image assez édulcorée de la véritable violence qui traverse le roman, violence sans doute vécue comme bénigne à l’époque mais dont la moindre des multiples roustes paternelles suffirait aujourd’hui à déclencher l’intervention toutes sirènes hurlantes des services de protection de l’enfance. Il appartenait donc à Bruno Heitz de restituer, au plus près de la lettre et de l’esprit, un récit qui, décidément, semblait n’attendre que lui. Qui d’autre, en effet, depuis Benjamin Rabier, aura eu dans le monde des littératures graphiques une telle intelligence de la campagne, un aussi réel talent d’observateur, un style, enfin, aussi bien accordé à la verve rabelaisienne de Pergaud ? Des 9 volumes de son Privé à la cambrousse au Roman de Renart, de ses innombrables histoires de loups aux agrestes aventures de Louisette la taupe, Bruno Heitz a accumulé sur son CV suffisamment de petits coins de verdure pour faire de lui l’un des très rares ayants-droit légitimes d’un romancier qui, quelles que soient les probables réticences du hussard noir qu’il fut à l’encontre des « illustrés », se serait certainement reconnu mieux que partout ailleurs dans cette grosse centaine de pages d’un noir et blanc sans chichis. Rarement dessin, en effet, se sera constitué avec un tel naturel en une véritable écriture, à la fois fluide et précise, capable d’évoquer en quelques traits l’atmosphère d’un lieu, d’une époque, d’un milieu, là où la majorité des soutiers qui font l’ordinaire de la bédé s’épuisent en un « réalisme » vulgaire et parfaitement calcifié à force de détails inutiles. Une écriture, surtout, qui se souvient de ce qu’elle doit au peuple et à l’enfance et ne renie jamais sa famille, celle-là même qui vit naître François Rabelais et Georges Brassens, Etienne Jodelle et Louis Forton, Michel Audiard et René Fallet, La Fontaine et San Antonio, tous francs-rimailleurs et conteurs impénitents dont on aimerait tirer le portrait à l’ancienne, avec voile noir, éclair de magnésium et petit oiseau qui va sortir. Gageons que Bruno Heitz y figurerait en bonne place, l’œil malicieux comme il sait faire, bras-dessus-bras-dessous avec le cousin Pergaud, parmi la vaste et joyeuse ribambelle de tous ceux qui, au fil des siècles, n’auront cessé de cultiver avec amour la belle jeunesse de notre langue.

Pour aller plus loin :

Kaboom n°6, juillet 2014.
Contient un rare et passionnant entretien avec Bruno Heitz.











S'il n'avait jusqu'ici donné lieu à rien de bien brillant en matière de bande dessinée, le roman de Louis Pergaud a souvent et heureusement tenté les illustrateurs, et notamment :

Claude Lapointe (Gallimard, 1977)
Acteur fondamental de la rénovation de l'illustration jeunesse dans les années 70, exigeant et toujours parfaitement lisible, Claude Lapointe propose ici une lecture très fine et fidèle du texte de Pergaud, dans un esprit très proche de la bande dessinée.






Florence Cestac (Gallimard : Futuropolis, 1990)
Dans l'esprit "gros nez" propre à la dessinatrice, co-fondatrice des éditions Futuropolis, une illustration qui, tout en collant fidèlement au texte, le décale vers une bouffonnerie que n'avait peut-être pas prévu Pergaud...







Georges Beuville (Club du libraire, 1959)
Très certainement la plus belle et la plus juste illustration du roman de Pergaud, par l'un des plus grands illustrateurs français du 20e siècle, dont le moindre trait de plume contient plus de vie que l'"oeuvre" entière d'un quelconque Benjamin Lacombe...








jeudi 19 mai 2016

Gardien de camp




















Gardien de camp / Dantsig Baldaev. – Editions des Syrtes, 2013

Si la Russie n’a jamais eu de véritable tradition s’agissant de bande dessinée, elle bénéficie en revanche d’une solide expérience en matière d’horreur, de brutalité et de violence. En témoigne une fois de plus ce document unique, à la fois singulier et terrible, qui, peut-être pour la première fois, met sous nos yeux la réalité de ce que fut le Goulag, dont il ne subsiste que de très rares images d’époque. Né en 1925 et mort en 2005, le Bouriate Dantsig Baldaev a fait toute sa carrière comme gardien de prison dans l’administration pénitentiaire soviétique, de la fin de la période stalinienne à l’explosion de l’URSS. Fort d’une vocation contrariée de peintre et de dessinateur, il commence très tôt à s’intéresser aux tatouages des détenus de droit commun, dont il entreprend de dresser le relevé systématique et la classification à des fins didactiques, le tatouage étant en Russie une pratique fortement codifiée et hiérarchisée, en fonction de chaque catégorie de criminels. Rapidement et, cette fois, à titre privé, il réalise également une série de dessins stupéfiants décrivant en détail les tortures et les pratiques répressives en usage à l’intérieur des camps. Assortis d’un commentaire et réunis sous forme d’album, ces dessins furent ensuite offerts à la fin de sa vie par l’auteur à l’ethnologue venu le consulter sur ses dessins de tatouages. Présentées en fac-similé dans leur version originale et dans leur version traduite, ces planches constituent un témoignage d’autant plus hallucinant qu’il est impossible d’y faire la part de la dénonciation, celle de l’exorcisme personnel et celle de l’album-souvenir. En tant que gardien, même s’il ne l’a jamais avoué, Baldaev a  très certainement pris part à certaines des atrocités qu’il décrit et rien ne laisse vraiment penser qu’il le regrette. La composante sexuelle, en particulier, rarement abordée par les « auteurs du goulag » est ici fortement mise en avant, dans une mise en page où l’horreur côtoie le kitsch presque fétichiste des emblèmes et des slogans soviétiques dont l’auteur, patiemment, décore ses planches à la façon d’une version scrapbook de l’Enfer de Dante. Impeccablement éditée par les Editions des Syrtes et resituée dans son contexte par les commentaires éclairants et précis des chercheuses Elisabeth Anstett et Luba Jurgenson, cette œuvre singulière, aux frontières de l’art brut et de la tradition populaire du loubok, si elle n’atteint évidemment pas à la tragique ironie des terribles Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, aura néanmoins désormais toute sa place dans le corpus malheureusement toujours bien fourni de la littérature concentrationnaire.

Pour prolonger la lecture :

Varlam Chalamov Récits de la Kolyma. - Verdier, 2003.
Le classique du goulag et l'un des sommets de la littérature russe moderne, publié pour la première fois en français dans sa version intégrale. Emprisonné de 1929 à 1932 puis de 1937 à 1951, Varlam Chalamov eut amplement l'occasion d'explorer de l'intérieur le système pénitentiaire stalinien dans ses aspects les moins riants. Il en rapporta une somme de récits aussi terribles que teintés de cette ironie sombre qui n'appartient qu'à l'âme russe quand on la passe au laminoir.




Alexandre Soljénitsyne L'archipel du Goulag. - Seuil, 1974-1976. - 3 vol.
Conçu à partir de 227 témoignages de prisonniers et de l'expérience personnelle de l'auteur et longtemps diffusé en samizdat, l'un des premiers livres à révéler ce que fut l'enfer du Goulag en Occident. Si la personnalité controversée de Soljénitsyne peut peut agacer parfois, son livre n'en reste pas moins un document remarquable et d'une importance primordiale pour la connaissance d'un système concentrationnaire souvent nié par les thuriféraires de l'Union soviétique.




Dantzig Baldaev Russian criminal tattoo encyclopaedia. - Fuel publishing, 2005-2008. - 3 vol.
Compilation exhaustive des relevés de tatouages criminels de Dantzig Baldaev, accompagnés de commentaires et de photographies. L’œuvre d'une vie et une somme indépassable sur un univers fascinant, où le hasard n'a pas beaucoup de place. Les tatouages d'un truand russe dévoilent mieux sa trajectoire que le plus fourni des dossiers judiciaires. Malheur à celui qui s'attribuerait un emblème auquel il n'a pas droit : l'univers de la pègre, particulièrement en captivité, à ses codes, ses règles et sa hiérarchie, dont une imagerie, sans cesse reprise en ses multiples variantes, rend compte de façon à la fois sauvage et très précise.

Jerome Charyn et François Boucq Little Tulip. - Le Lombard, 2014.
Né d'une évidente fascination pour les ouvrages précédents, un album où l'art du tatouage devient une véritable ascèse, à la limite du mysticisme et d'un fantastique dont Charyn ne se prive pas d'infuser l'histoire du jeune Pavel, maître tatoueur passé par la rude école du goulag, en butte à de très vilaines réminiscences d'un passé qui ne passe pas.






David Cronenberg Les promesses de l'ombre (2007)
Un polar ultra-violent, d'un réalisme aussi insoutenable que virtuose (la scène des bains turcs est d'ores et déjà un classique du genre), sur fond de mafia russe et - subséquemment - de tatouages, dans la droite ligne de la révélation des ouvrages de Dantzig Baldaev. Assurément l'un des sommets de l’œuvre de Cronenberg, avec un Viggo Mortensen au sommet de son art et Vincent Cassel en roue libre.




jeudi 7 avril 2016

La révolution Pilote




















La révolution Pilote, 1968-1972 / Aeschimann et Nicoby. – Dargaud, 2015.

Il y a quelque temps, Nicoby se faisait déjà une belle peur en arpentant la jungle guyanaise sur un scénario de Joub (Manuel de la jungle, Dupuis, 2015). C’est une autre sorte de forêt primaire – et autrement périlleuse – qu’il explore aujourd’hui en compagnie du journaliste Eric Aeschimann, puisqu’il s’agit de rien moins que d’aller à la rencontre d’une poignée des plus redoutables dinosaures de la BD francophone pour les interroger sur la séance mémorable qui fit brusquement de Pilote le meilleur magazine du monde. Nous sommes en 1968, l’ambiance est à la révolution y compris dans le petit artisanat de la plume à dessin. Quelques dessinateurs provoquent une réunion dans un bistrot, à laquelle est « convié » le plus fameux d’entre eux, scénariste d’Astérix et rédacteur en chef du journal Pilote. René Goscinny s’y rend sans méfiance, pour se voir aussitôt accabler par toute la fleur de la profession, sans avoir l’occasion ni la moindre chance de se défendre. Il ne s’en remettra jamais tout à fait. Renonçant cependant à démissionner, il rebondit en faisant de Pilote le journal dont il rêvait depuis des années, sous l’inspiration du Mad de Harvey Kutzmann, qu’il avait bien connu dans sa jeunesse new-yorkaise. Pendant quatre ans, Pilote devient ainsi LE laboratoire de la bande dessinée satirique et d’actualités, tout en continuant d’accueillir les innovations les plus folles sur le plan graphique. Toutes les grandes « stars » de la BD des années 70 passeront ainsi par Pilote et donneront le meilleur d’eux-mêmes sous l’impulsion de l’un des rédac-chefs les plus authentiquement novateurs de toute l’histoire de la bande dessinée. Tous, pourtant, de Gotlib à Bretécher en passant par Fred, Druillet, Mandryka et Giraud (bon, de façon posthume, en ce qui le concerne), tous avouent à leur manière que quelque chose s’était cassé lors de cette fameuse « réunion », qui portait en germe l’éclatement qui n’aurait véritablement lieu que quatre ans plus tard, lorsque les dessinateurs de Pilote essaimeront pour créer leurs propres journaux : L’écho des savanes (Mandryka, Bretécher, Gotlib), suivi de Métal hurlant (Giraud, Druillet, Dionnet) et Fluide Glacial (Gotlib). Hypersensible, René Goscinny ne cessera d’y voir une trahison de leur part et mourra, en 1977, sans jamais s’être réconcilié avec une profession qui l’avait profondément déçu et blessé. La plupart, toutes passions retombées, le regrettent encore et ne se font pas faute de l’avouer à ces deux jeunots maladroits et vaguement exaltés venus secouer une vieille histoire qui, pour avoir été racontée cent fois, ne l’avait jamais été en bande dessinée, ni avec tant de drôlerie teintée d’émotion (ou d’émotion teintée de drôlerie, je sais jamais…)

Pour prolonger la lecture :

Guy Vidal, dir. Pilote raconté par ceux qui l'ont fait : le livre d'or du journal Pilote. - Dargaud, 1980.

Évocation à la fois un rien foutraque foutraque et bon enfant de l'histoire du journal, de ses débuts somme toute assez banals à sa fin quasi consommée à la sortie du livre. Les uns et les autres interviennent tour à tour comme dans un documentaire télé, sous la houlette bienveillante du regretté Guy Vidal, successeur de l'encore plus regretté René Goscinny.

jeudi 24 mars 2016

Fifi Brindacier




















Fifi s’installe  / Astrid Lindgren et Ingrid Vang Nyman. – Hachette, 2015
Fifi arrange tout / Astrid Lindgren et Ingrid Vang Nyman. – Hachette, 2015
Fifi ne veut pas grandir / Astrid Lindgren et Ingrid Vang Nyman. – Hachette, 2015

Louise Michel peut aller se rhabiller, la seule vraie Reine de l’Anarchie, c’est Fifi Brindacier. Si quelqu’un incarna jamais l’idée de liberté absolue, c’est bien la petite fille à nattes rousses imaginée dans les années 40 par la suédoise Astrid Lindgren et devenue depuis mondialement célèbre, au point qu’on en oublierait presque la charge d’irrévérence dont elle était et reste porteuse : son marin de père parti courir les mers du Sud, Fifi vit seule dans une vieille baraque délabrée, nantie d’un caractère pour le moins fantasque, d’une bonne provision de pièces d’or, d’un cœur du même métal, douée d’une force peu commune et ne craignant ni dieu ni diable, ni gendarmes ni malandrins, ni fractures ni dames patronnesses. Personnage de roman, Fifi eut cependant tout de suite un visage, sous la plume extrêmement affûtée de l’illustratrice Ingrid Vang Nyman, dont la collaboration avec Astrid Lindgren se prolongea tout au long des années 50 à travers une série de bandes dessinées qu’Hachette, que l’on a connu moins bien inspiré, réédite aujourd’hui en trois volumes aux couleurs aussi vives que leur héroïne. Serait-ce grâce à sa pilule pour ne pas grandir ? Sans botox et sans le moindre lifting, notre septuagénaire n’a pas pris une ride et, pour ce qui est de l’énergie, rendrait des points à Tom-Tom et Nana. Contre lesquels on ne l’échangerait cependant pour rien au monde…

lundi 21 mars 2016

Simon du fleuve.1





















Intégrale Simon du Fleuve. 1 / Auclair. – Le Lombard, 2015

Que serions-nous devenus si, vers l’âge de 10 ans, nous n’avions lu Simon du Fleuve ? Aurions-nous politiquement si bien tourné si Greg, qui fut à Tintin ce que Goscinny fut à Pilote et Delporte à Spirou, n’avait eu le nez de publier cette série dont on se demande aujourd’hui quelle place elle pourrait encore trouver dans une presse jeunesse en voie d’infantilisation croissante ? Car, c’est peut-être difficile à croire, Simon du Fleuve et sa virilité moustachue dopée aux grands espaces post-apocalyptiques eurent un jour toute leur place aux côtés de Cubitus et de Robin Dubois dans un magazine qui ne ressemblait pas encore à un paquet de corn-flakes et qui ne craignait pas de faire siffler aux oreilles de ses jeunes lecteurs le grand vent de l’aventure sans demander au préalable l’autorisation des parents. Certes, le contexte s’y prêtait : celui de ce début des années 70, période intense qui, suivant immédiatement mai 1968, vit s’épanouir luttes et utopies de toutes sortes, de la Gauche prolétarienne aux premières grandes bagarres écologistes, du retour à la terre à la bataille du Larzac. Venu tard à la bande dessinée, et presque par défaut, Claude Auclair (1943-1990) n’a jamais caché ni son intention militante ni la valeur d’avertissement de son travail, placé d’emblée sous les auspices panthéistes d’un Jean Giono. Parrainage un rien risqué, d’ailleurs, et qui faillit bien lui coûter sa carrière, puisque les éditions Gallimard, pas encore convaincues par leur banquier de l’intérêt des petits mickeys, lurent bien moins La Ballade de Cheveu Rouge (son premier récit d’envergure et celui où apparaît pour la première fois le personnage de Simon) sous l’angle de l’hommage que sous celui du plagiat. L’affaire se solda par une interdiction qui fit de ce démarquage du Chant du monde l’un des grands albums maudits de la BD franco-belge, avant que cette intégrale ne vienne mettre fin à la légende en lui restituant sa juste place de simples prémices encore un peu naïves à une œuvre autrement conséquente. Car les choses sérieuses commencent véritablement avec Le Clan des Centaures et, surtout, avec Les Esclaves, sa suite immédiate, qui voit décrit par le menu, avec un réalisme implacable et jusqu’à la victoire totale, le combat mené par les pensionnaires d’un sinistre camp de travail contre leurs bourreaux, mercenaires à la solde de Ceux-des-Cités (dont il faudra cependant patienter jusqu’au tome 2 pour pleinement profiter des turpitudes).
En attendant, qu’il nous soit permis de saluer le beau travail éditorial de Patrick Gaumer et du Lombard qui, tout en réactivant nos rêveries préadolescentes, viennent justement remettre en lumière l’œuvre désormais classique d’un auteur bien trop tôt disparu et dont on n’a sans doute pas encore tout à fait mesuré l’influence, en matière d’encre de Chine comme en matière d’ultragauche.

lundi 14 mars 2016

Le Chevalier d'Eon




















Le Chevalier d’Eon / Agnès Maupré. – Ankama, 2014-2015

Après avoir donné une version féministe des Trois mousquetaires avec Milady de Winter (Ankama, 2010-2012), voici qu’Agnès Maupré, qui a de la suite dans les idées, se frotte à une autre grande figure de l’ambiguïté en la très intrigante personne du Chevalier d’Eon. Si, cette fois, le personnage est historique, on ne quitte cependant pas tout à fait le registre de la fiction tant la vie de Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont confine au roman. Avocat au Parlement de Paris, aussi bon cavalier qu’escrimeur émérite, le jeune homme est très tôt distingué par le roi Louis XV, qui lui confie une mission d’ambassade secrète auprès de la Tsarine Elisabeth, réputée farouche ennemie des Français depuis certaine déconvenue galante. S’étant travesti en femme afin de l’approcher, le Chevalier y prend goût et, devenu membre (forcément) officieux du « Secret du Roi », cabinet noir en charge de la diplomatie parallèle du Royaume de France, il persiste à endosser, pour les besoins de la cause, les atours de la troublante Lia de Beaumont, concurremment à ses activités de diplomate dûment accrédité auprès de la cour d’Angleterre. Tombé en disgrâce à la mort de la Pompadour, en conflit ouvert avec son supérieur hiérarchique, qui tentera à plusieurs reprises de le faire assassiner, le Chevalier d’Eon devient alors un personnage public, dont on se moque et dont on met en doute la virilité au point de prendre des paris sur son sexe, suscitant une légende suffisamment tenace pour que Louis XVI, bien moins compréhensif que son père envers ce genre de fredaines, en vienne à lui ordonner de ne plus se vêtir que selon le sexe qu’on s’accorde alors à lui supposer. En souffrit-il ? En joua-t-il, au contraire, ou bien y vit-il le seul moyen de durer un peu dans sa misère ? Quoi qu’il en soit, il faudra dès lors attendre sa mort pour qu’un collège de médecins, examinant son corps, atteste qu’il était bien un homme et parfaitement conformé.
Si Agnès Maupré reste généralement fidèle à la trame historique, sa bande dessinée n’a rien d’un exposé à la manière de ce bon vieil Oncle Paul. Tout en respectant la chronologie, elle sait aussi s’en jouer pour composer un véritable récit, avec un sens aigu des dialogues et du scénario qui lui permet de s’emparer du personnage au point de le faire définitivement sien.
De même semble-t-elle née pour dessiner le XVIIIe siècle. Sans rien de rococo, son trait mobile et léger comme un air de Mozart épouse cependant en tout point l’esprit d’un siècle qui en eut beaucoup, également réparti entre lumières et libertinage. Tout en couleurs directes et acidulées, son dessin, que d’aucuns voudraient encore raccrocher à celui d’un Joann Sfar, s’en distingue désormais très largement par une souplesse et une élégance sans afféterie qui la placent sans conteste dans le peloton de tête de ces jeunes auteurs qui, sans jamais s'autoproclamer d'avant-garde, n’en ont pas moins, par leur naturel et leur liberté, contribué à faire définitivement et littéralement « bouger les lignes » d’une tradition franco-belge un rien figée. À ce titre, on n’hésitera pas à placer son travail au même niveau et, pourrait-on dire, dans le même lignage que l’excellent Bonneval Pacha de Gwen de Bonneval et Hugues Micol, qui, eux aussi, se donnaient pour mission de dépoussiérer la BD historique avec une intelligence et une sensibilité à faire crever Filippini de rage.

mercredi 2 mars 2016

Fatherland




















Fatherland / Nina Bunjevac. – Ici-même, 2014.

Quoi qu’en laisse présager certaine actualité récente, il n’est pas sans doute pas encore donné à tout le monde d’avoir eu un père terroriste. Celui de Nina Bunjevac, dessinatrice canadienne d’origine serbe, est mort en 1977, dans l’explosion de la bombe qu’il s’apprêtait à poser. Militant nationaliste serbe, farouche opposant à la Yougoslavie de Tito, Peter Bunjevac vivait pour la cause, au point de lui sacrifier sa famille. Sa femme, inquiète de la tournure des événements, finit par quitter le Canada avec leurs deux filles pour se réfugier en Yougoslavie, auprès de ses parents. L’ombre de cet homme violent et tourmenté ne cessera pas pour autant de les hanter, au-delà même de sa mort, pourtant vécue comme une libération. Mêlant grande et petite histoire, anecdotes personnelles et documents d’époques, le récit de sa fille est d’autant plus impressionnant qu’il est porté par un graphisme volontairement froid, au système de hachures et de points parfaitement maîtrisé, entre mise à distance et subjectivité assumée, dans un style documentaire que l’on pourrait rapprocher de celui d’un Joe Sacco dans ses bons jours.