mercredi 28 septembre 2016

Sunny




















Sunny / Taiyou Matsumoto. – Kana, 2014-…. – 6 vol. parus
Au moment où paraît le 6e volume de la série, il était grand temps de parler de Sunny. Depuis Amer béton, Taiyou Matsumoto s’est imposé comme l’un des mangakas les plus originaux du Japon : Ping Pong, Gogo Monster, Le samouraï bambou, tout  comme le génial et énigmatique Number 5, sont tous devenus des classiques. Parions qu’il en adviendra de même de cette nouvelle série, la plus attachante qu’il ait jamais produite, peut-être parce qu’elle puise très largement dans ses propres souvenirs. Sei, timide et studieux, Haruo, le faux dur aux cheveux prématurément blancs, la jolie Megumu, Jun le petit morveux chevelu, l’étrange Tarô… tous ont en commun d’être de ces « enfants des étoiles », orphelins ou délaissés par leurs parents et placés dans un foyer où, sous la bienveillante surveillance des adultes, ils s’efforcent encore de vivre, de grandir et d’être heureux, malgré toutes leurs trop précoces blessures. Si, de son propre aveu, l’auteur lui-même tenait plutôt du calme Sei, il a certainement mis un peu de lui dans chacun de ses personnages, tant il met de tendresse et de pudeur à les raconter au quotidien, sans effets superflus, sans larmoiements mais avec toute l’intelligence du récit dont on le sait capable et qui en fait l’équivalent – cela n’engage que nous – d’un Carlos Sampayo. Bref, si d’aventure il restait encore sous une pierre l’un ou l’autre de ces esprits chagrins pour prétendre que les mangas sont plus bêtes qu’eux, la simple lecture d’une dizaine de ces pages lumineuses devrait suffire à les réduire en cendres…

Les rêveries d'un gourmet solitaire




















Les rêveries d’un gourmet solitaire / Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi. – Casterman, 2016

Deuxième service ! On en redemandait : le gourmet solitaire repasse les plats pour une nouvelle série de promenades gustatives à travers les petites rues de Tokyô, Tottori et autres lieux où ça sent bon sur les coups de midi. Car la cuisine japonaise, on l’oublie trop souvent, ne se limite pas aux sushis et s’avère d’une appétissante diversité, même servie par les gargotes à pas cher qu’aime à fréquenter notre représentant de commerce entre deux clients. Oden en soupe à Aoba-Yokochô, cuisine péruvienne à Shinanomachi, râmen au porc et riz à Ôtemachi… chaque plat fait l’objet d’une véritable petite nouvelle où le contexte et les circonstances des découvertes de Gorô (c’est son nom) comptent au moins autant que la sauce qui les accompagne. Et c’est peut-être, au fond, ce qui fait le principal intérêt de ces histoires et les rattache à la même veine pensive et piétonne que L’homme qui marche ou Quartier Lointain, qui, en France, firent de Jirô Taniguchi la star qu’il est loin d’être au Japon (au point que, reconnaissance du ventre oblige, les auteurs se fendent d’un discret hommage au plat préféré des Français : le couscous, savouré en connaisseur par un Gorô de passage à Paris.) Ce n’est donc pas sans raison que le titre français emprunte avec une certaine malice à Rousseau : le gourmet solitaire ne travaille pas seulement des mandibules, il fait aussi marcher sa tête et le cœur suit au fil d’un monologue intérieur qui ne s’achève à chaque fois qu’à satiété complète. De nourritures terrestres en aliments de l’esprit, le lecteur refermera lui-même cet album sur un rot discret, une seule mais taraudante question le laissant sur sa faim : mais comment diable fait donc cet enragé brifaud pour garder la ligne ?

lundi 12 septembre 2016

Marie pleurait sur les pieds de Jésus




















Marie pleurait sur les pieds de Jésus / Chester Brown. – Cornélius, 2016.

Chester Brown aime les putes et ne s’en cache pas (Vingt-trois prostituées. – Cornélius, 2012). D’autant moins que, quoi qu’il en dise, son surmoi de chrétien anglo-saxon blanc n’a pas vraiment cessé de lui faire les gros yeux depuis une adolescence entièrement dédiée au culte poisseux de Hugh Hefner (Le Playboy. – Les 400 coups, 2001). Aussi, dans ce nouvel ouvrage, a-t-il voulu prendre le diable par les cornes en mariant une fois pour toutes ses deux grandes passions : l’exégèse biblique et le sexe tarifé, l’une devant justifier l’autre à la face des hommes et de l’Éternel. La Vierge ne le serait donc pas tant que ça et les allusions à la prostitution, présentes en filigrane dans bien des passages de l’Ancien comme du Nouveau Testament, témoigneraient d’un certain goût de ce bon vieux Yahvé pour la transgression de ses propres commandements ou, du moins, d’une assez belle tolérance pour des pratiques que la Bible ne condamnerait qu’au prix de contorsions pauliniennes assez tardives. Et notre nouvel Origène d’en apporter la preuve en rétablissant dans leur vérité certains récits et paraboles plus ou moins apocryphes, étayant ses versions dessinées de tout l’appareil de notes et de commentaires dont il est désormais coutumier. Quand bien même frise-t-on l’hérésie à chaque page, tout cela est très sérieux et jamais les comics n’ont si mal porté leur nom. Chester Brown n’est pas un rigolo, qui fut en son temps, avec ses compères Seth et Joe Matt, le sel de la terre de la nouvelle BD canadienne et si l’on songe bien sûr à Crumb et à son insurpassable Genèse, le bon apôtre n’est pas tout à fait indigne de lui laver les pieds. Mais quand bien même s’inclinera-t-on devant l’œuvre accomplie, quand bien même en reconnaîtra-t-on humblement l’implication et le sérieux, il reste assez difficile de se déprendre d’un sentiment qui paraîtra peut-être étrange à tout autre que l’un de ces Français mécréants façonnés par une bonne centaine d’années de laïcité militante et que, grossièrement, on résumera ainsi : on s’en fout, non ?



lundi 5 septembre 2016

Mauvaises filles




















Mauvaises filles / Ancco. – Cornélius, 2016

Vue côté cour et par Ancco, la Corée du Sud ne donne pas précisément envie de courir chez Nouvelles Frontières. Si le matin y est réputé calme, le reste de la journée, ce serait plutôt le bruit et la fureur pour cette bandes d’adolescentes en équilibre précaire au sommet de la fameuse pente savonneuse du vice et du crime. Née en 1983, Ancco fut l’une d’elles, c’est sa propre jeunesse qu’elle raconte au fil de ces chroniques aussi anguleuses que son dessin, d’une dureté sans concessions mais sans amertume non plus : « Toutes ces choses m’ont construites », dit-elle, « alors pourquoi je les regretterais ? » On n’en éprouvera pas moins le frisson rétrospectif de qui jouait encore aux Playmobil à 16 ans quand, au même âge, la dessinatrice, en rupture de collège et victime d’un père violent, flirtait avec le diable dans les bars à hôtesse de Séoul…