mercredi 8 février 2017

S'enfuir




















S'enfuir : récit d'un otage / Guy Delisle. - Dargaud, 2016.

Plus de 430 pages de bande dessinée en bichromie sans la moindre scène de sexe, cela pourra paraître excessif à certains amateurs. Christophe André, lui, ne s’en serait certainement pas plaint au long - très long - des 111 jours que dura sa captivité. Enlevé en juillet 1997 lors d’une mission humanitaire dans le Caucase, le jeune volontaire de MSF ne devra qu’à un hasard incroyable de parvenir à échapper à ses ravisseurs tchétchènes, qui ne verront jamais la jolie couleur verte du million de dollars qu’ils espéraient en tirer. C’est le récit de cet enlèvement et de cette évasion qu’a choisi de raconter Guy Delisle, délaissant pour cette fois la chronique autobiographique (Chroniques de Jérusalem, Pyongyang…) et l’autofiction rigolarde (Le guide du mauvais père). Plusieurs fois commencé, abandonné et repris sur une période de quinze ans, le projet s’avère d’emblée un tour de force : comment rendre intéressante une histoire dont la plus grande partie n’a pour décor qu’une pièce seulement meublée d’un matelas, d’un radiateur et d’une ampoule ? Guy Delisle y parvient de façon étonnante et, paradoxalement, fait de l’inaction forcée de son personnage le ressort d’un récit tout en tension, où le moindre micro-événement, la moindre variante dans un quotidien désespérant d’incertitude et de monotonie se change en péripétie haletante. Au point que l’évasion elle-même en devient (presque) d’une déconcertante facilité au regard de l’impuissance de l’otage : on revient à la réalité avec la même incrédulité que lui, la découvrant si proche après avoir paru si longtemps inaccessible. Et l’on se dit qu’on est bien peu de choses et qu’il ne serait peut-être pas inutile d’apprendre dès à présent la liste complète des maréchaux d'Empire, au cas où…

mercredi 1 février 2017

Comics retournés



















Comics retournés / Gabriela Manzoni. – Séguier, 2016.

Les comics s’avèrent décidément un matériau bien malléable, qui firent en leur temps la fortune de Roy Lichtenstein et de quelques marchands d’art. Ils font aujourd’hui celle – plus modeste – de Mme Manzoni qui, sur Face-de-bouc, donne quant à elle dans une sorte de situationnisme dépolitisé. La recette est simple : isolez une case quelconque de l’une de ces BD sentimentales des années 50, peuplées de bellâtres bien coiffés et de midinettes enamourées, et remplacez-en les dialogues insipides par quelque réplique pleine de joyeuse méchanceté, laissez mijoter quelques heures et regardez tomber les « like » par paquets de vingt. Si elle n’est pas tout à fait nouvelle, la démarche reste assez drôle, le décalage aidant, et c’est toujours un moyen de se faire de nouveaux amis sans trop se mettre en frais. Le souci, comme disent les jeunes, c’est qu’à force de ne pas citer ses sources, Mme Manzoni court le risque de se voir prêter plus d’esprit qu’elle n’en a : la plupart de ses punchlines sont en effet des emprunts plus ou moins maquillés aux plus grands des méchants loups du pessimisme littéraire. On reconnaît Cioran (Le réel me donne de l’asthme), Beckett (Echouez encore, échouez mieux) mais combien d’autres sont-ils ainsi involontairement mis à contribution pour permettre à Mme Manzoni de briller en société ? Certes, dans sa préface, elle ne cache pas s’être inspirée des « moralistes les plus sombres », sans toutefois les citer, sous le prétexte mal assumé d’un vague jeu de piste pour connaisseurs. Il est évident qu’elle s’en fiche et, après tout, on s’en ficherait avec elle si le recueil de ces vignettes ainsi martyrisées ne donnait à la longue une telle impression de froideur méprisante : la méchanceté sans désespoir n’est au fond qu’une variété follement contemporaine de cynisme, une méchanceté protégée, une méchanceté de riche. Mme Manzoni n’est peut-être pas riche, mais elle mériterait assurément de l’être.