mercredi 26 juillet 2017

Les enfants de la Baleine


















Abi Umeda Les enfants de la Baleine. - Glénat, 2016-....

Une île de glaise dérivant au hasard sur un océan de sable, peuplée de jeunes gens ignorants de leurs origines… De mystérieux assaillants dénués de tout sentiment… D’un jour à l’autre, Chakuro, Samy et leurs amis voient leur vie paisible bouleversée de fond en comble. Leur existence désormais sur le fil du rasoir, ils doivent découvrir un à un les secrets qui meuvent leur navire et prendre en main leur destin entre deux séances de larmes…
Car on pleure beaucoup dans Les enfants de la baleine : c’est même, d’une certaine façon, le moteur de ce seinen-manga comme on les aime, dont le pitch, comme toujours ingénument invraisemblable, parvient à s’incarner au bout de quelques pages en un univers cohérent, poétique et attachant sous des couvertures aux allures de joyaux. On n’est pas en vain l’assistante de Miyazaki : Abi Umeda a manifestement retenu les leçons du Maître et s’inscrit d’emblée comme l’une de ses héritières les plus douées. Les meilleurs mangas se reconnaissent en général à leur pouvoir d’adhésion : ils ont tout de ces histoires sans fin que l’on se raconte pour s’endormir et que l’on reprend fidèlement, chaque soir, entre dix et vingt ans et dont on ne se souviendra que vaguement plus tard, sauf à les retrouver par miracle dans des BD produites au bout du monde. Le sujet, l’histoire même, n’ont qu’une importance relative : ce sont les archétypes dont elles sont porteuses, les structures qui les sous-tendent que l’on aime à retrouver, d’épisode en épisode, de série en série, avec toutes ces infinies variations qui font leur prix. L’on n’aime jamais tant se rêver orphelin que lorsque l’on se sait en sécurité : peut-être est-ce le secret d’une série comme Les enfants de la Baleine, tout comme celui de tant d’autres. En-deçà des péripéties et des relances scénaristiques, c’est cet esprit d’enfance, ce potentiel intrinsèque de rêverie qu’elle détient qui nous la rend si précieuse, comme un permis de retomber en enfance à validité illimitée, la clé retrouvée de toutes les boîtes à trésors, un Copains d’avant de tous nos compagnons d’aventure.

lundi 24 juillet 2017

Les cures merveilleuses du docteur Popotame














Léopold Chauveau Les cures merveilleuses du docteur Popotame. - MeMo, 2016
C’était le temps heureux où le docteur Popotame guérissait les éléphants sans queue, rafistolait  les girafes et hop ! ni une ni deux, vous coupait le chasseur en deux sans états d’âme et repeignait en noir les hommes blancs, histoire de les rendre aussi bons et inoffensifs que les nègres. C’était le temps où cafards, pharisiens et cagots n’étaient pas encore ressortis de dessous leur pierre, quand la littérature jeunesse pouvait encore se montrer d’une réjouissante liberté sans risquer l’anathème et la chevrotine. C’était le temps où l’on pouvait encore être chirurgien, adepte de l’éducation nouvelle et néanmoins drôle : Léopold Chauveau (1870-1940) était tout cela, qui inventa nombre de petits contes pleins de noire désinvolture à l’usage de ses quatre fils et notamment de ce petit père Renaud avec lequel il aimait tellement dialoguer (Les deux font la paire. – La joie de lire, 2003) et auquel sont une nouvelle fois dédiées ces histoires « si bêtes mais si amusantes ». Comme il ne savait manifestement pas dire non, il les illustrait d’un trait de plume bien frais et bien noir, comme un qui n’a pas peur de ne pas savoir dessiner et annoncerait un peu Topor, qui d’ailleurs l’admirait beaucoup. Après La joie de lire, qui lui dédia naguère une collection, c’est donc au tour des éditions MeMo de rendre un hommage mérité à Léopold Chauveau. Elles le font avec tout le savoir-faire et la précision qu’on leur connaît, sous la forme d’un très beau volume à l’italienne que l’honnête homme ne manquera pas de faire figurer en bonne place dans sa bibliothèque, entre les Fables de La Fontaine et les Histoires comme ça. D’ailleurs, c’est bien simple : si Kipling avait su faire caca, on l’appellerait Chauveau.

Pour aller plus loin :




 

mercredi 19 juillet 2017

Geis


















Alexis Deacon Geis. - Gallimard, 2017-....

La Grande Matriarche Matarka se meurt… Qui donc lui succèdera ? Le concours est lancé, que le meilleur gagne. La fille du seigneur Cerf-Volant ne s’est pas inscrite. Quelle force l’oblige donc à concourir, quitte à perdre son âme ?
Autrefois plus infranchissable que le mur de Berlin par beau temps, la frontière qui sépare la bande dessinée de l’album prend décidément des airs de dentelle du Puy. A peine avait-on cru laisser Alexis Deacon batifolant dans le monde enchanté du livre pour enfants qu’on le surprend à brasser de sombres maléfices en plein art séquentiel. Faut-il au fond s’en étonner quand l’on sait avoir affaire à l’un des plus insaisissables parmi les illustrateurs jeunesse, lui qui n’hésite pas à faire de la Confiture de coléoptères (Kaléidoscope, 2004) et dont le style, quand il s’agit d’évoquer vos doudous (Pendant que tu dors - Kaléidoscope, 2006), rappelle plutôt Goya que Petit Ours Brun ? Ayant pour habitude de n’être pas là où on l’attend, Alexis Deacon n’a donc aucun mal à adopter les codes d’un média qui n’est pas a priori le sien pour rendre un peu de lustre à la BD britannique -qui en a bien besoin - et un peu d’air à une fantasy qui, à force de mijoter dans les culottes en lycra des filles de Soleil, commence à sentir un peu le fromage. Dans le genre, plus proche de Mervyn Peake que de Tolkien, on avait rarement vu quoi que ce soit d’aussi original depuis Le Mur de Pan de Philippe Mouchel (Delcourt, 1995-1998) ou bien La forêt de l’oubli de Nadja (Gallimard, 2006-2007). Comme eux, Alexis Deacon vient d’ailleurs et ne soucie guère des canons en vigueur : ses couleurs sourdes et son trait charbonneux n’ont rien de bien franco-belge mais savent donner à ce premier volume une atmosphère assez singulière pour que l’on soit fortement tenté d’en redemander. Ce que l’on fera, non sans trembler de peur que le botulisme, le réchauffement climatique ou la religion n’emporte l’auteur avant la fin.

mardi 18 juillet 2017

Limites


















Christian Viguié Limites. - Rougerie, 2016

Christian Viguié est un poète et non des moindres. Aussi abordera-t-on sa poésie avec la modestie de qui n’en lit pas ou pas assez et le regrette un peu, comme on regrette de ne pas assez manger bio. On l’abordera donc en se disant que ce n’est pas si dur, la poésie, en s’efforçant de croire que ce n’est pas juste une façon un peu compliquée de dire les choses, mais plutôt, simplement, concrètement, la langue à l’état pur, la langue quand elle fait de son mieux. De même se défendra-t-on d’ironiser, même légèrement, sur ces poètes qui ne cessent de convoquer les météores comme au bon vieux temps de Pindare, eux dont les cieux ne sont jamais traversés d’aucun avion ni le coin de campagne troublé d’aucune tronçonneuse, et dont les tables en vrai bois ne sont que pommes et pichets de terre cuite à l’ancienne… Après tout, le poète n’est pas comptable du réel et l’on se saurait reprocher à personne de n’en pas tenir pour une « objectivité » dont l’aboutissement – si l’on en croit une bonne partie de la poésie la plus contemporaine – devrait trouver à s’incarner dans la liste des commissions. Cette limite arbitrairement assignée à la poésie, Christian Viguier la cherche ailleurs. Confronté à plusieurs deuils consécutifs, il a vu « fondre les mots », ne distinguant plus la présence de l’absence, le réel de l’irréel. Que peut alors le langage, quand semble vaciller son pouvoir créateur ? Il y a quand même une peur / à ne plus savoir nommer / puisque nommer c’est s’orienter / ou durer au milieu des êtres / et des choses. Alors il faut redire : redire, vérifier, réaffirmer, retendre le lien entre les mots et les choses jusqu’à ce que le réel recommence / et pousse comme une fleur, avec toute l’évidence d’une fleur. Car le poème, s’il en a parfois les allures, n’est au fond jamais une énigme. Il dévoile bien plus qu’il ne cache, ne représente rien qu’il n’ait d’abord rendu présent. Il en est un peu du poème comme de ces images fractales devant lesquelles on laisse flotter son regard, sans chercher à voir, jusqu’à faire surgir une seconde image, d’une réalité à la fois troublante et ténue, fragile et pourtant mémorable. Voilà la réalité du poème, la seule vraie malgré les apparences, le temps d’un éclair, entrouvre la porte à l’immensité du monde. Cet éblouissement, le poète ne le retrouvera peut-être pas face à sa feuille blanche mais bien plutôt dans l’abandon d’un acte quotidien : Aujourd’hui / j’étais dans un poème / juste à couper du bois / à ranger des bûches / tandis que m’épiait / une mésange bleue / Il n’y avait pas à lire / ni à écrire / à expliquer le bleu du ciel / et de la mésange (…) J’étais dans un poème / et dans l’œil d’une mésange.
Il y a pire comme destination.

lundi 3 juillet 2017

Police lunaire


















Police Lunaire / Tom Gauld. – Ed. 2024, 2016.

Agent de police sur la Lune est une activité plutôt contemplative : la criminalité y est nulle et d’ailleurs tout le monde s’en va, même Mme Henderson et son chien. Ne reste que la jeune femme du Lunar Donuts…
Tom Gauld a-t-il raté une belle carrière dans la police ? Chaque livre le trouve lui-même un peu plus lunaire que le précédent. On l’imagine assez bien fignoler ses petites hachures entre deux donuts en rêvant à la Terre, en tant qu’unique représentant international d’une bande dessinée écossaise réduite à sa plus simple expression. Un style graphique proche du pictogramme, des personnages dénués de bouche et toujours vus de profil, une méfiance instinctive envers tout effet de manche, un minimalisme assumé dont il ne cesse de réaffirmer la leçon principale selon laquelle moins on en fait, meilleur c’est : cela pourrait être aride et ça ne l’est pas. Car, en bon Sélénite, Tom Gauld est un peu poète, et son presque-rien laisse place à un je-ne-sais-quoi que l’on pourrait bien, si on l’osait, qualifier de tendre. D’une tendresse en apesanteur, sans mièvrerie ni fleurettes, et dont la mélancolie légère tempérée par l’humour fait de cet album le plus digne successeur à ce jour des Chroniques martiennes de Ray Bradbury.