mardi 26 septembre 2017

Zero K


















Don DeLillo Zero K. - Actes sud, 2017

Zero K, c'est le degré 0 de l'échelle de Kelvin, soit -273,15° C, la température la plus basse qui puisse exister, en-deçà de laquelle on cesse définitivement de dîner en terrasse. C'est aussi la température idéale à laquelle on conserve les morts en vue de leur résurrection ultérieure. Le milliardaire Ross Lockhart est le principal actionnaire d'un centre de recherche sur la cryogénie des êtres humains. Condamnée à brève échéance, sa jeune épouse subit le processus de mort artificielle qui lui permettra d'attendre que la science ait suffisamment progressé pour assurer sa guérison. Mais la vie, pour le vieil homme, perd alors tout son sens, il choisit de devancer l'appel et de l'accompagner dans la mort.
Maintenant que la science-fiction voit la plupart de ses thèmes rattrapés au grand galop par la réalité technologique, la littérature générale s'en empare avec une dilection toute particulière et les moyens qui lui sont propres. Non que la SF ait toujours été incapable de faire œuvre littéraire, loin de là - il n'est que de lire Kurt Vonnegut, Philip K. Dick, Antoine Volodine et pas mal d'autres pour s'en convaincre - mais la simple histoire du genre l'a longtemps rendu tributaire du roman d'aventure, avec ses codes et, parfois, ses limites, idéologiques ou stylistiques.
Aussi, lorsqu'un écrivain du calibre de Don DeLillo choisit de se frotter aux thèses très controversées du transhumanisme, on peut s'attendre à ce que le résultat ne tienne pas plus de La guerre des étoiles que d'Hibernatus. Nulle posture pseudo-scientifique, nulle documentation pesante ne nous est infligée : chez DeLillo, c'est la mélancolie qui tient lieu de technologie. Une technologie qui "est désormais une force de la nature. Nous ne la contrôlons pas. Elle souffle sur la planète et nous ne pouvons nous réfugier nulle part." Jeffrey, le narrateur, fils d'un premier mariage de Ross, porte le récit sur des épaules qu'on devine un rien voûtées par ce constat. Indécis et fier de l'être, enclin à l'introspection, il ne cesse de s'interroger sur ce qui le rattache et le sépare de ce père dont il s'acharne à ne pas suivre l'exemple tout en s'interdisant de le haïr. En témoin curieux et vaguement révulsé, il cherche avant tout à comprendre la signification de ce lieu "situé dans les lointains confins du plausible" où l'a fait venir son père pour assister à son départ. Semé de sculptures énigmatiques et d'écrans où ne cessent de défiler des images d'apocalypse, il tient bien plus, au fond, de l’œuvre d'art contemporain que du laboratoire scientifique. Une oeuvre totale, aussi bien représentation qu'interrogation du réel, mortifère et glacée, à laquelle Jeffrey ne trouve à opposer qu'une ancienne passion pour la langue et le pouvoir qu'elle détient sur les êtres et les choses. Deux conceptions du monde, donc, et de l'homme qui, dans sa finitude, pourrait bien ne pas avoir besoin des artifices de la technique pour accéder à un au-delà de lui-même. Ainsi la mort de sa mère projette-t-elle Jeffrey dans un "déferlement de tristesse et d'affliction qui me fit comprendre que j'étais un homme augmenté par le chagrin (...) cette découverte que le dernier souffle d'une femme permet à l'humanité contrainte de son fils de s'exprimer."
Si d'aucuns jugeront de nouveau que les grands livres de Don DeLillo sont derrière lui et qu'il n'écrit plus désormais que des romans "intéressants", d'autres, dont nous sommes, trouveront qu'il n'a rien perdu de sa puissance pour avoir su ramasser son propos. S'achevant sur une apothéose lumineuse qui annule d'un seul coup toutes nos prétentions trop humaines, Zero K pourrait bien représenter à cet égard la plus salutaire leçon de doute que pouvait nous donner l'un des plus vivants écrivains de la littérature mondiale.
[texte paru dans Le Matricule des anges]

Les acouphènes


















Élodie Issartel Les acouphènes. - Le Nouvel Attila, 2017

Où sommes-nous ? Probablement dans les rêves d'avenir de quelque directeur de la DATAR : campagne en friche semée de pavillons désertés, hantée de sangliers et de sous-prolétaires qui les chassent, villes ultra-sécurisées multipliant barrières, sas, contrôles et laissez-passer... Entre les deux, le Centre, où a grandi Thomas, en compagnie d'une poignée d'autres "récalcitrants" de son espèce, rejetés dans les marges d'une société nettoyée de ses déviants. Et voilà qu'à 17 ans, il y retourne, avec son carnet de dessins et ses voix intérieures, traversé d'histoires qu'il a peut-être rêvées. Arpenteur décidé des territoires de la confusion, il est venu vérifier quelque chose, revoir ce Château, au coeur de son enfance réelle ou fantasmée. 
À l'instar de Thomas, il faudra pour bien lire ce roman accepter de se laisser fasciner par l'équivoque d'un récit qui ne finit pas toujours ses phrases. Les événement, les visages, les dialogues surgissent en une succession de rushes, d'instantanés à l'éclairage tantôt blafard, tantôt cru. Les temporalités se mêlent, on ne sait plus très bien où l'on en est, ce qui se passe et ce n'est pas bien grave : la littérature en a vu d'autres. Après Festino ! Festino ! (Léo Scheer, 2008), Elodie Issartel, photographe et plasticienne, livre ici une oeuvre ouverte et pleine de fulgurances, rétive aux idées de frontières et proches de certaines tendances de l'art le plus contemporain, comme en témoignent les photos de la jaquette et le cahier de dessins (dû au peintre Arthur Aillaud). À cet égard, on serait tenté de rapprocher sa démarche des films d'une Isild Le Besco (Charly, Bas-fonds...) ou des spectacles d'une Gisèle Vienne (Kindertotenlieder...), pour leur approche non-linéaire de l'adolescence comme puissance de subversion d'un ordre dont elle serait à la fois la victime et la mauvaise conscience. 
[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 23 septembre 2017

Fief


















 David Lopez Fief. - Seuil, 2017

Ce n'est ni tout à fait la banlieue ni tout à fait la campagne, juste une petite ville de la France dite périurbaine, comme tant d'autres. Une bande de jeunes gars zone entre les pavillons. Copains d'enfance et de quartier, à présent dans la vingtaine, ils s'emmerdent avec virtuosité : "L'ennui c'est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule. Il faut un certain sens de la mesure. On a trouvé la parade, on s'amuse à se faire chier." Entre fumette intensive, palabres interminables et parties de cartes à rallonges, le temps s'immobilise, le territoire se resserre, rétrécit, et finit par se refermer dans un confort précaire et sans horizon. On ne cherchera pas d'intrigue plus "romanesque" à ce qui doit plutôt se lire comme un tour du propriétaire, une succession de vues imprenables sur l'aquarium où tournent inlassablement Jonas et ses amis poissons. Jonas est le narrateur. Boxeur, un petit peu plus talentueux que les autres, un petit peu plus lucide aussi, il se tient sur le seuil, bien conscient de mener sa vie comme il se bat : sans grande ambition, en cultivant l'esquive, de peur de prendre des coups. Mais est-il possible d'y échapper ? Pris entre deux combats, le récit ne répond qu'en creux, par les quelques ouvertures qui s'y font jour, comme autant de possibles fenêtres de tir. Ainsi, Lahuiss, le seul qui soit parti faire des études, quand il revient au pays "comme au parloir", apporte-t-il avec lui Voltaire et Céline. Ainsi Wanda, cette fille des beaux quartiers avec laquelle Jonas entretient une relation ambiguë, faite de sujétion et d'évitement, est-elle à la fois crainte et désirée comme une incarnation de toutes les frontières. Au fond, Jonas et les autres ne sont à l'aise qu'entre eux, sur leur propre terrain dont ils ne cessent de réaffirmer les contours. Qu'ils en testent les limites sociales et géographiques en se frottant à la petite bourgeoisie locale ou qu'ils le magnifient à travers les saisons d'une enfance qu'ils n'ont jamais vraiment quittée, il s'agit toujours de ce même fief, qui vous sépare des autres autant qu'il vous en protège. Sous les postures de lascars, Jonas et les autres restent des enfant terrifiés par l'inconnu, à la manière de Robinson Crusoë qui court se cacher lorsqu'il découvre une première empreinte après des années de solitude : "(...) car jamais lièvre effrayé ne se cacha, jamais renard ne se terra avec plus d'effroi que moi dans cette retraite" écrit De Foë, dans un passage que souligne Jonas au hasard d'une lecture. Cette retraite, c'est aussi la langue. Rarement la langue parlée aura été restituée avec autant de vérité dans un roman, de façon si naturellement lisible. Marqueur d'appartenance, elle aussi fait partie du fief. Elle aussi est une limite, comme chacun en prend conscience à sa manière au cours d'une hilarante et émouvante séance de dictée volontaire. Cette langue, qui sert à se reconnaître, peut-elle servir à se parler ? Et, d'abord, veut-on vraiment se parler ? "Dans ces ambiances, dès qu'il y en a un qui se met à parler de ses problèmes, il y en a un autre pour trouver que ce n'est pas marrant, ce qu'il raconte, et puis ça passe à autre chose. Ou alors on fait des blagues dessus. Ça ne court pas les rues les oreilles."
Peut-on, dès lors, s'émanciper sans trahir les siens ? En-deçà de tout réalisme social, telle est l'unique question qui sous-tend ce très beau premier roman. Il ne s'agit à aucun moment de décrire un milieu, même de l'intérieur. Si la tendresse évidente de David Lopez pour ses personnages n'exclut pas la lucidité, le respect qu'ils lui inspirent lui interdit aussi de les juger ou même de chercher à les "comprendre". Est-il Jonas ? Est-il Lahuiss ? Ni l'un ni l'autre ? Sans préjuger de sa propre biographie, il n'aura en tout cas trahi personne.
[texte paru dans Le Matricule des anges]

vendredi 22 septembre 2017

L'été infini


















Madame Nielsen L'été infini. - Noir sur blanc, 2017

Le lierre est une plante envahissante, imprévisible et même un rien désespérante mais il habille admirablement les ruines. On pourrait en dire autant de cette première traduction française de l'auteure, née et morte Claus Beck-Nielsen avant de renaître en 2011 sous le nom de Madame Nielsen, artiste et performeuse de la scène danoise. Insinuante, entêtante, digressive et capricieuse, sa prose toute en méandres pourrait agacer de prime abord si l'on ne comprenait bientôt qu'il s'agit d'abriter un tombeau. L'Été infini aura été ce moment de grande innocence, au début des années 80, où un groupe de jeunes gens formant une sorte de petite communauté autour de la mère de l'une d'entre eux pouvait s'imaginer que cette union, cette mystérieuse entente, durerait toujours. L'amour, le bonheur, la réussite artistique, tout leur était dû et tout procéderait nécessairement de cette acmé. Il n'en sera évidemment rien, la réalité reprenant ses droits avec une indifférence cruelle, face à laquelle il n'est d'autre arme que l'ironie qui tient les défaites à distance. 
De l'ironie, la vieille femme qui raconte cette histoire et qui, peut-être, était ce jeune garçon "qui est peut-être une fille mais ne le sait pas encore", cette vieille femme, qui donc est peut-être l'auteure, n'en manque pas. S'il s'agit bien pour elle de composer un requiem, c'est avec un apparent détachement qui jamais ne cède à l'élégie. Ce faisant elle invoque les mânes de la baronne Blixen (avec laquelle elle n'est pas sans cultiver une certaine ressemblance physique) : le lecteur français songera davantage à quelque version actualisée du Grand Meaulnes, où un mal que l'on n'osait alors nommer se chargerait, comme il le fit pour beaucoup, de siffler la fin de la partie, de l'enfance et de toute illusion.
[texte paru dans Le Matricule des anges]