vendredi 27 octobre 2017

Hilarotragoedia


















Hilarotragoedia, de Giorgio Manganelli. - Zones sensibles, 2017

Disons-le d'emblée, qui n'a pas biberonné dans sa jeunesse aux albums d'Achille Talon aura peut-être un peu de mal à entrer dans un livre où l'amphigouri s'élève au rang d'art majeur. Bâti comme un discours à l'ancienne, avec hypothèse, gloses, notes et apostilles à la note suivies d'anecdotes propédeutiques, ce court traité se veut essentiellement pratique dans son approche de la mort ou, plutôt, de la "puissance ou volonté descencionnelle" propre à l'être humain qui le pousse à descendre toujours plus bas. Peine perdue : le cadre rhétorique, rationnel, est immédiatement débordé par une prose chauffée à blanc, plus proche de la mousse polyuréthane en expansion continue que de Sénèque ou Cicéron. Dès les premiers mots, le discours enfle, prolifère de manière incontrôlable et se nourrit de lui-même comme une sorte d'architecture folle, labyrinthique, digne à la fois des Prisons imaginaires du Piranèse et du plus pullulant baroque portugais, et ce jusqu'à l'inachèvement, puisque le livre se termine par une page blanche ouverte sur deux points. Autant dire qu'on s'y perd vite et qu'on n'y comprend pas grand-chose.Qu'importe : doit-on comprendre la poésie ou bien l'entendre. On rêverait d'écouter ce texte dit par la bonne bouche, une voix sachant moduler ce qu'il contient de convulsif et de grotesque, d'emphatique et de tordant. 
Publié en 1964, Hilarotragoedia fut à la fois le premier livre édité de Giorgio Manganelli et sa contribution la plus marquante au Gruppo 63, qui se proposait alors de mettre un peu de turbulence dans des lettres italiennes trop sages à son goût. Les chapelles passent, leurs écrits restent et c'est tant mieux puisque cela nous permet enfin de découvrir cette première traduction française, dont on ne sait s'il faut applaudir ou plaindre l'auteur, probablement mort à la tâche. On se contentera donc de saluer sincèrement son travail, ainsi que celui de l'éditeur pour l'habillage en tout point parfait de ce petit bijou.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mardi 10 octobre 2017

Défense de Prosper Bouillon


















Défense de Prosper Brouillon, d'Eric Chevillard. - Noir sur blanc, 2017.

Vengeance ! Vengeance ! Titulaire pendant six ans du feuilleton littéraire du Monde des livres, Eric Chevillard fut pendant tout ce temps la cible privilégiée d'un véritable tir de barrage. A chaque rentrée littéraire et même entre elles, c'était des dizaines et des dizaines de romans qui s'abattaient sur le malheureux, que l'on imagine contraint de faire le gros dos, retranché dans sa casemate. Certes, il rendait coup pour coup à la première occasion, mais que faire contre la puissance de feu conjuguée de tous les grands éditeurs parisiens ? Tenir. Et pour tenir, il a tenu : obstinément, avec courage et pugnacité, debout, toujours, et jusqu'à la relève (assurée désormais par Claro, poilu par anticipation). Mais alors qu'on le croyait vidé, foutu, évacué déjà vers l'arrière avec les malades et les éclopés, le voilà qui revient pour l'assaut final ! Et à la baïonnette !
Pendant six ans, à la lueur vacillante d'un quinquet, tandis que s'abattaient sur lui les shrapnels de la basse littérature, il n'a cessé de les cueillir au vol et de noter les meilleures bourdes de nos goncourables, dont certains seraient certes plus à leur place dans la purée refroidie d'un plateau-repas que dans les fauteuils pur cuir des plateaux télé. Ces perles, il les renfile aujourd'hui pour composer Les Gondoliers, le nouveau roman de Prosper Brouillon, le célèbre écrivain, dont il prétend prendre la défense contre la clique aigrie des critiques et des jaloux. Pas de noms cette fois-ci - les coupables furent désignés en leur temps - mais les cités se reconnaîtront, s'ils osent encore se regarder dans la glace. Peut-on ne pas spontanément se liquéfier devant son miroir après avoir écrit : "Nos pas crissaient sous la neige" ou bien "Les vestiges de sa queue s'agitaient en tous sens" ? L'exégèse désopilante à laquelle se livre Chevillard a beau se montrer d'une virtuosité vengeresse parfaitement jubilatoire, il n'en reste pas moins que ces "écrivains" sont publiés. Comment est-ce possible ? Où sont les éditeurs ? Où sont les relecteurs ? Écrabouillés par ce tracteur qui "à une bretelle (...) a jailli d'une plantation sans regarder ni à droite ni à gauche" ? On rit pour ne pas pleurer devant une telle collection de clichés et de fadaises, où le galimatias ne le dispute au baragouin que pour se réconcilier au bas d'une note de droits d'auteur. Car ces choses-là se vendent, et elles sont lues, sans rigoler. C'est peut-être le pire.

Vacances surprises


















Vacances surprises, de Marc Bernard. - Finitude, 2016.

Les uns, fébriles, se jetteront sur le dernier thriller en date, haletant pageturner d'un suspens à vous dresser le poil, machiné façon blockbuster par un maître-scénariste de première bourre, du cousu-main au vrai fil de linceul, avec serial-killer à la clé, cadavres à la chaîne, mutilations rituelles et autres facéties à base de tronçonneuse. D'autres donneront leurs suffrages à ces grandes sagas familiales où l'on s'étripe en tout bien tout honneur entre deux cocktails, sur fond d'Histoire et de transfert de capitaux, à grands coups de stock-options et de conflits freudiens. D'autres encore éliront la romance, le grand vent dans les voiles de la Passion, Scarlet, l'Amour, le vrai, les yeux dans les yeux et plus si affinités, répondre au journal qui transmettra. Les derniers, enfin, les plus clairsemés, échangeront volontiers ces tonnes de papier pour les deux pages pleines de tendre légèreté d'une seule chronique de Marc Bernard.
Issus d'un milieu modeste et très tôt touché par la grâce du roman prolétarien, Marc Bernard (1900-1983) fut de ces écrivains, finalement pas si rares, qui n'auront jamais eu le succès qu'ils méritaient, malgré l'Interallié (1934), malgré le Goncourt (1942) et l'indéfectible soutien de la maison Gallimard. Faut-il s'en réjouir ? L'étrange manie qu'ont les pauvres de vouloir à tout prix faire bouillir la marmite l'amena, à la fin des années 50 et tout communiste qu'il fût, à piger pour le très droitier Figaro sous la forme de délicieuses chroniques hebdomadaires, enfin reprises ici par les éditions Finitude. Pendant que certains dissertaient à grand renfort de concepts stratégiques sur les grands équilibres du monde, lui vous parlait tout rondement des aléas de ses dernières vacances, adressait à sa concierge des cartes postales à vous donner envie d'aller balayer l'escalier et, d'un rien, vous troussait le portrait familier d'un immeuble de petites gens comme il n'en existe plus que dans les photos de Doisneau. Frère en indulgence amusée d'un Henri Calet, auquel on ne peut pas ne pas songer, Marc Bernard, à petites touches et l'air de rien, en disait alors bien plus long que n'importe quel rapport du Comité Central sur l'état du Peuple en ces Trente glorieuses dont on ne voyait pas encore pointer le bout grisâtre. D'aucuns, tribuns autoproclamés d'un peuple qu'ils méprisent, prétendent donner de la voix en son nom. Marc Bernard, qui fut du peuple jusqu'à son dernier souffle, se contenta de lui prêter la sienne. N'en déplaise à Mélenchon : elle était douce.