mercredi 22 novembre 2017

La France sur le pouce


















La France sur le pouce, de Courtois et Phicil. - Dargaud, 2017.

La crise de la quarantaine comme les ruptures amoureuses ont ça de bien qu'elles obligent à faire des choix. Le journaliste Olivier Courtois a choisi la liberté : celle de tout laisser tomber sauf son sac à dos et de partir faire le tour de France en stop dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, sans argent ni points de chute. De Lyon à l'Isère en passant par à peu près partout mais toujours par les routes secondaires, il lève le pouce et multiplie les rencontres. Car il sont nombreux, mine de rien, à s'arrêter pour faire un bout de conduite à ce barbu sans attaches : jeune toxico en conditionnelle, allumés raëliens, clown d'entreprise, possibles truands en cavale et même (séparément) Dave et Rachida Dati... Nombre de gens ordinaires, également, si tant est qu'il en existe, au fond, tant chacun porte en lui une histoire qui n'appartient qu'à lui. A lui et, pour une heure ou deux, à cet éphémère commensal à qui l'on n'hésite pas à se confier, sachant qu'on ne le reverra probablement jamais. Rien ne ressemble davantage à un confessionnal que l'habitacle d'une voiture, rien de plus semblable au divan du psychanalyste que le siège avant d'une Renault. Avec l'aide du dessinateur Phicil (London calling, sur un scénario de Sylvain Runberg), Olivier Courtois égrène avec humilité et beaucoup d'empathie le chapelet de ces confidences au fil du bitume. Lanterne rouge assumée de son propre Tour, il sait parfois prolonger l'étape, le temps d'une bière partagée avant de se quitter pour toujours, le temps que finisse une averse ou bien jusqu'à la prochaine rencontre. 
Ceux pour qui mettre le nez dehors pour aller chercher le pain reste un summum du trek urbain ressentiront à la lecture de cette bande dessinée le doux frisson de l'aventure en chambre. Aux autres, elle rappellera peut-être quelques souvenirs, du temps d'avant Uber et Blabla, quand il n'était pas nécessaire de montrer patte blanche pour se faire transporter par des inconnus. Quoi qu'il en soit, elle rassurera surtout les uns et les autres sur l'état d'un pays que l'on présente le plus souvent comme perclus de trouille et d'égoïsme, et que l'on découvre, à la faveur de ces micro-récits, ni plus ni moins pétri d'humanité qu'un autre et même, avouons-le, plutôt bonne pâte.

pour aller plus loin :

 Le dépaysement, de Jean-Christophe Bailly. - Seuil, 2011










En France, de Florence Aubenas. - Ed. de l'Olivier, 2014










 Le peuple de la frontière, de Gérald Andrieu. - Cerf, 2017


mercredi 15 novembre 2017

La grande panne


















La grande panne, d'Hadrien Klent. - Le Tripode, 2016. 

La mystérieuse explosion d'une mine de graphite abandonnée soulève un gigantesque nuage de poussière qui risque de provoquer incendies et explosions au contact des lignes à haute-tension. En attendant que le danger soit passé, le gouvernement français décrète un black-out total et se replie sur l'île de Sein.
D'un argument comme celui-là, un Clive Cussler vous aurait tiré 700 pages d'action testostéronée, avec pyrotechnies diverses, apothéose guerrière et rappel final des saines valeurs de la famille. Mais Hadrien Klent est français : en bon arrière-petit-fils de Voltaire, il préfère instruire en amusant. Entre franche rigolade et politique-fiction, La grande panne, roman pré-apocalyptique, a du mal à garder son sérieux sans jamais toutefois verser dans la satire pure et simple. Tous les ingrédients sont pourtant là : un président trop hollandais pour être complètement sarkozyen, un journaliste diplômé qui redécouvre les joies de la ronéo, un antiquaire du Maine-et-Loire, agent des Américains à l'insu de son plein gré, un révolutionnaire en peau de lapin bien décidé à profiter de la panne pour donner un coup de pouce à l'insurrection qui tarde à venir... Néanmoins, l'auteur prend bien soin de ne jamais pousser Mémé trop loin dans les orties et tout reste au fond plus ou moins vraisemblable dans ce roman pince-sans-rire et plus mélancolique qu'il n'y paraît tout d'abord. Face à la mer, en congé d'une catastrophe annoncée dont le pays s'accommode somme toute assez bien, l'action, ne sachant plus très bien quoi faire de ses dix doigts, cède volontiers la place à la tendresse. Rien n'a tellement d'importance, sinon  l'amour et l'amitié : voilà quelle pourrait être en définitive, l'unique leçon et la seule véritable politique d'un livre qui renvoie volontiers dos-à-dos le pouvoir et ceux qui le contestent.
A tort, vraiment ?

Pour aller plus loin...

La grande panne, de Théo Varlet. - Ed. des Portiques, 1930

Le livre qui, de l'aveu de l'auteur, a servi d'impulsion à son propre roman même si, bien entendu l'histoire en elle-même est très différente : un organisme parasite se nourrissant d'électricité envahit la Terre ! Théo Varlet (1878-1938) fut l'un des principaux pourvoyeurs de la SF française dans l'entre-deux guerres. Il fut également poète, que l'on a pu comparer à Cendrars ou Supervielle.




L'insurrection qui vient / Comité invisible. - La Fabrique, 2007

Le personnage de Jean-Charles Lavaud, activiste parisien bien connu des services de police, est bien entendu entièrement calqué sur celui de Julien Coupat, auteur présumé de L'insurrection qui vient et de ses divers codicilles (A nos amis, Maintenant). Au point qu'on se demanderait presque qui est vraiment l'auteur de La grande panne !

jeudi 9 novembre 2017

La cantine de minuit


















La cantine de minuit, de Yarô Abe. - Le Lézard noir, 2017-.... 

Le gourmet solitaire ne l'est pas tant que ça. Les Japonais, que l'on croyait contraints par un sévère bushido à ne manger que des graines et du poisson cru, entretiennent, paraît-il, un rapport sentimental assez poussé avec la nourriture, dont la diversité est couramment associée à celle des émotions et des moments de la vie. Aussi le manga culinaire est-il un sous-genre assez prisé dans l'archipel : des magazines entiers lui sont consacrés, pour toutes les tranches d'âge et pour tous les goûts. Si la plupart nous échappent - et c'est peut-être heureux - quelques-unes de ces histoires parviennent parfois jusqu'à nous, comme cette accueillante Cantine de minuit de Yarô Abe, que publie aujourd'hui le toujours très avisé Lézard noir. La gargote ne paye pourtant pas de mine : perdue dans une ruelle de Shinjuku, le quartier des plaisirs de Tokyo, elle n'ouvre que de minuit à sept heures et n'offre qu'une carte très limitée, mais le patron, flegmatique et balafré, vous préparera n'importe quel plat à la demande, dans la mesure où il dispose des ingrédients nécessaires. Il saura surtout, avec beaucoup d'intuition et d'empathie, cuisiner la réponse la plus appropriée aux histoires de chacun, en hôte discret d'une chaleureuse petite communauté nocturne où fraternisent stripteaseuses et yakuzas sentimentaux, travestis et solitaires de toutes sortes autour d'une soupe ou d'un sandwich aux œufs. Rien de très zen dans tout cela et, naturellement, pas le moindre sushi (on n'est pas à Paris) : on n'en sera que plus tenté de revenir, en habitué, au fil d'une bonne vingtaine de volumes déjà parus au Japon, qui nous promettent autant d'heureuses digestions. Et l'on accordera volontiers toutes les étoiles de notre firmament personnel à cette série profondément attachante, quand bien même elles ne doivent rien à Michelin.

Pour aller plus loin...

Le gourmet solitaire, de Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi. - Casterman, 2005.

Les dérives gustatives et citadines d'un salary man amateur de bons petits restaus pas chers... A la fois intimiste et apéritif, LA référence dans le genre, du moins en France où le regretté Taniguchi, le plus occidental des dessinateurs japonais, bénéficie d'une notoriété qu'il est loin d'avoir dans son pays.


mercredi 8 novembre 2017

La Culture en clandestins : l'UX


















La Culture en clandestins : l'UX, de Lazar Kunstmann. - Hazan, 2009.

Septembre 2006 : des inconnus remettent à l'Administrateur du Panthéon la clé de l'horloge monumentale dudit, en panne depuis les années 60, qu'ils ont restaurée et réparée de façon professionnelle et dans la plus parfaite clandestinité. Première apparition publique des
Untergunther, émoi de l'Administration, qui n'aime pas qu'on lui mette le nez dans son propre caca : l'Administrateur, plutôt séduit, est poussé vers la sortie, son successeur s'empresse de remettre l'horloge en panne et de porter plainte. Qu'une bande de rats de greniers ait le culot de s'introduire nuitamment dans un édifice public, de se jouer de toutes les serrures, d'en réparer certaines et même d'en rajouter de nouvelles pour pallier une sécurité plus que défaillante, d'installer un atelier permanent dans une partie délaissée du bâtiment pour y conduire un chantier de restauration pendant toute une année sans que quiconque s'en aperçoive, c'est assez pour troubler le sommeil du plus flapi des fonctionnaires et réveiller sa mauvaise foi. Ricanements des flics, des juges et du bon peuple, averti par les journaux. Et qui, du coup, découvre l'existence de l'UX (pour Urban eXperiment), une bande plus organisée de cataphiles ++, capables de s'introduire dans les bâtiments les (soi-disant) mieux gardés, d'y organiser des festivals de cinéma et des expositions temporaires, possédant à fond la cartographie (et les clés) de tous les réseaux souterrains de Paris, égouts, RATP, Catacombes et carrières compris. Réseaux qu'ils défendent à la fois contre l'incurie d'une administration aussi peu soigneuse que paresseuse et contre les dilettantisme des "Bodzaux" amateurs de teufs en cave et de bière au mégot. Qu'ils relèvent de La Mexicaine de Perforation (divers festivals), des Untergunther (restaurations en tous genres) ou de la Mouse House (équipe féminine d'intrusions diverses), les membres de l'UX partagent une même exigence de pranksters d'élite et de pataphycisiens de choc, ne laissent rien au hasard et n'ont pas peur de se salir les bottes. Ecrit par l'un d'eux à la suite de l'affaire du Panthéon, ce petit livre alerte et malicieux se lit comme un roman et, surtout, comme un remède à la désespérance. Que des gens comme ceux-là s'activent dans nos murs, ne sais pas, vous mais moi ça me rassure...

Les Gaspards, de Pierre Tchernia (1974)
S'il ne restera certainement pas dans l'histoire du cinéma comme un film incontournable, Les Gaspards, qui met en scène une communauté clandestine hantant les sous-sols de Paris est indubitablement l'une des principales sources d'inspiration de l'UX !

Paris souterrain, d'Emile Gérards. - Ed. des Régionalismes, 2013
Le classique des classiques sur les "bas-fonds de Paris" (dans son édition la plus récente), suivi de son indispensable complément : 
Paris, capitale souterraine, de Georges Verpraet. - Plon, 1964 
Deux livres auxquel l'UX ne cesse de se référer, à lire dans le noir à la frontale !






vendredi 3 novembre 2017

Imperium


















Imperium, de Christian Kracht. - Phébus, 2017

August Engelhardt (1875-1919) fut l'un de ces naturistes excentriques et peu frileux dont l'Allemagne du 19e finissant eut un temps le secret. En 1902, ayant réalisé son héritage, il achète une plantation dans les îles Bismarck afin d'y fonder une communauté d'adorateurs du soleil qui se nourriront exclusivement de noix de coco, décrétée aliment universel et parfait. Il eut quelques disciples, puis la malnutrition, la paranoïa et la guerre de 14 vinrent mettre un terme définitif à l'expérience. 
La réalité dépasse la fiction, dit-on. C'est entendu, mais la fiction la rattrape dans les côtes et si Christian Kracht s'empare de cette histoire vraie, c'est pour la rendre singulièrement plus passionnante que la notice Wikipedia du cocovore. D'une voix un brin narquoise qui ne cache pas son omniscience, il la remodèle à son gré, la transforme ici ou là, l'arrange ou la dérange pour en faire un roman complet, avec de vrais morceaux de personnages dedans. Despersonnages parmi lesquels on aura d'ailleurs la bonne surprise de retrouver le capitaine Slütter et la jeune Pandora, tout droit sortis de La Balade de la Mer Salée, de Hugo Pratt, le temps d'une respiration bienvenue dans le récit désolant de cette utopie mal barrée. Gratuite en apparence, la digression illustre en fait assez bien la méthode d'un auteur qui survole son histoire à la façon d'un drone : il butine, zigzague, s'attarde ou bien accélère de façon fulgurante pour suivre le temps d'un paragraphe le destin d'un personnage croisé par hasard. Un destin d'ailleurs souvent lié au futur IIIe Reich, comme si le délire collectif de tout un peuple pouvait bien n'être pas sans rapports avec les divagations hygiénistes de quelques blonds paléo-hippies. Comme si le ver, en somme, était déjà dans la noix.
Né en 1966, Christian Kracht est l'auteur d'une quinzaine de livres que l'on rattache, à tort ou à raison, au courant de la Popliteratur allemande. Deux d'entre eux ont été traduits précédemment en français. Horreur ! Ils ne sont plus disponibles !

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Fin de party, de Christian Kracht. - Denoël, 2003

Un décorateur occidental, futile et décadent, se trouve pris par hasard dans la révolution iranienne de 1979. Croyant pouvoir s'échapper au Tibet, il échoue dans un bagne chinois. Un roman puissamment satirique, épuisé chez l'éditeur et qui fait l'objet d'une spéculation éhontée sur le marché de l'occasion.

Je serai alors au soleil et à l'ombre, de Christian Kracht. - J. Chambon, 2010.

L'aviation allemande bombarde le centre du pouvoir enfoui sous les Alpes de l'Union soviétique suisse. Le commissaire du peuple, un Africain, est chargé d'aller enquêter sur l'état du "réduit", creusé sous les Alpes, où réside l'état-major, car les Alpes sont devenues un immense réseau de cavernes réputées imprenables mais que les armées ennemies bombardent sans cesse... Lui aussi épuisé et revendu fort cher par des margoulins qui se font un bien mauvais karma.


La ballade de la mer salée, de Hugo Pratt. - Casterman, 1975

Chef d’œuvre absolu de la bande dessinée d'aventure, sous le signe de Conrad, de London ou de Stevenson, La Ballade... voit la première apparition du beau Corto Maltese (en fort mauvaise posture). On y trouve également, pour ce qui nous occupe, le capitaine Slütter et la jeune et jolie Pandora, dans des rôles qui, pour être différents de ceux que Ch. Kracht leur fait jouer, n'en révèlent pas moins leur pouvoir de fascination sur quiconque aura lu ce livre au cours de son adolescence romantique.

jeudi 2 novembre 2017

Black Village


















Black Village, de Lutz Bassmann. - Verdier, 2017

De tous les écrivains post-exotiques, aux côtés d'Antoine Volodine, de Manuela Draeger ou d'Elli Kronauer, Lutz Bassmann est certainement le plus sombre, celui dont la lecture, par excellence, ne laisse guère d'autre choix que d'ouvrir le gaz ou le pot de Nutella. Tout de tourments indicibles et traversés d'un sentiment d'inéluctable défaite, ses univers bouchés ne laissent pas passer plus de lumière que d'espoir. De fait, et comme son titre l'indique, il est à nouveau beaucoup question d'obscurité dans Black Village. Goodman, Myriam et Tassili, trois membres du Parti récemment décédés dans leur prison, errent dans la nuit noire d'un quelconque bardo, en quête d'on ne sait quelle hypothétique sortie. Pour se repérer dans une temporalité devenue capricieuse, ils se racontent des histoires qui toutes, pour une raison mystérieuse, s'interrompent brusquement à mi-chemin, de préférence en pleine phrase. Puisant à tous les registres habituels et désormais bien connus du post-exotisme, que peuplent - en gros - des êtres ambigus dans un décor de guerre civile et de déréliction industrielle, chacun de ces débuts d'histoire pourrait fournir la matière d'un roman entier, tant l'imagination de Lutz Bassmann et sa capacité à revivifier les mêmes thèmes semblent inépuisables. Ce qui pourrait dès lors n'être qu'une manière un peu formelle de jouer avec la frustration du lecteur s'avère au contraire en parfaite cohérence avec l'esthétique essentiellement friable de l'école post-exotique, où l'on n'est jamais bien sûr de rien, sinon que ça ne va pas vers le mieux. Les tentatives de récits se succèdent et s'étouffent dans le noir. Chacune, dans son incomplétude, est une pierre branlante ajoutée à l'édifice volontairement instable d'une œuvre en devenir permanent. Une œuvre qui,  mine de rien, ne cesse depuis des années de croître patiemment, en archipels, à la manière d'un lichen dont elle partage à la fois le mystère, le goût des ruines et la fascinante obstination.
[texte paru dans Le Matricule des anges]