jeudi 8 février 2018

Le poids de la neige



















Le poids de la neige, de Christian Guay-Poliquin. - Editions de l'Observatoire, 2018

Les romans post-apocalyptiques se suivent et ne se ressemblent pas toujours complètement. Les uns voient des survivants en haillons errer le long d'autoroutes hantées de zombies cannibales, d'autres jouent la carte de l'utopie solidaire et du nécessaire retour à la nature. D'autres, enfin, plus proches en cela de Jules Verne que de Cormac McCarthy, jugent préférable de ne pas mettre le nez dehors. C'est le cas dans Le poids de la neige, du jeune romancier québécois Christian Guay-Poliquin, où l'on retrouve le narrateur de Le fil des kilomètres (Phébus, 2015) en mauvaise posture, les jambes broyées sous son véhicule accidenté. Tandis que perdure la grande panne qui paralyse le pays et que la survie s'organise tant bien que mal dans le village voisin gagné par la division, il va devoir passer l'hiver dans la compagnie d'un vieil homme rétif, lui aussi bloqué là par une neige obstinée. Attentif aux détails pratiques d'un quotidien resserré plutôt qu'à la poésie des grands espaces à laquelle fait le plus souvent appel un certain survivalisme littéraire, Christian Guay-Poliquin évacue tout lyrisme et bâtit son huis-clos tout en phrases courtes, nerveuses comme on peut l'être après plusieurs mois de tête à tête forcé. De même se passe-t-il de toute couleur locale : rien ne permet de situer trop précisément un récit qui, placé sous le signe conjoint d'Icare et de Dédale, vise de toute évidence à l'universel. La catastrophe elle-même passe au second plan : le courant est-il rétabli ailleurs dans le pays ? Pourquoi ceux qui s'en vont chercher du secours ne reviennent-ils pas ? On n'en saura rien, du moins pas avant une suite éventuelle, que l'on découvrira avec un plaisir d'autant plus grand que l'auteur voudra bien cesser de saupoudrer son texte de fines allusions littéraires (Garcia-Marquez, Calvino...) qui ajoutent bien plus à notre agacement qu'à sa gloire.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Le fil des kilomètres, de Christian Guey-Poliquin. - Phébus, 2015

La ballade du peuplier carolin


















La ballade du peuplier carolin, de Haroldo Conti. - La dernière goutte, 2018
Certains arbres laissent mieux passer la lumière que d’autres. C’est sûrement le cas du peuplier carolin (Populus Carolinensis), poussé par hasard près de la maison natale de l’auteur à Chacabuco, province de Buenos Aires, tant ce recueil de nouvelles semble traversé de clartés diversement colorées selon l’heure et l’humeur du jour. Qu’il s’agisse d’évoquer l’oncle Agustín, fou de course à pied, les amours du timide señor Pelice, le plus célèbre artificier de la région ou bien le destin brusquement écourté de Basilio Argimón, promis à bien des hommes volants de son espèce, l’ensemble de ces récits baigne dans cette même lumière chaude que la tendresse associe au souvenir. Car s’il fut voyageur, pilote, marin, journaliste, professeur et mille autres choses, Haroldo Conti, toute sa vie, ne cessa jamais de revenir vers les siens, vers ce village, cette maison aux murs d’argile, au toit de tôle rapiécé, toutes racines intimement mêlées à celles de son arbre tutélaire, dont on ne sait précisément jusqu’où elles s’étendent, à quelles régions du cœur elles aboutissent. Nulle nostalgie béate, cependant, dans cette attention aux petites choses, aux objets les plus modestes, une azalée dont « les fleurs à la peau violette tremblent, délicates, sous le vent inquiet de septembre », une scie à onglet dans la pénombre de l’atelier de l’oncle menuisier, une cage en fil de fer… C’est que les choses, à force, « finissent par avoir plus de mémoire que nous » et qu’il est du devoir de l’écrivain de ne pas seulement témoigner des grands fracas du monde, mais d’être également là pour ceux dont « (…) personne ne saura jamais rien si ce n’est par le truchement de ce vieil artifice. » C’est également pourquoi il ne faut rien voir de disparate dans un recueil qui fait suivre une poignée de contes pleins de fantaisie par une série d’hommages à quelques amis bien réels, comme la vieille Julia Lafranconi, gardienne solitaire de l’île de Juncal, sur le fleuve Parana, « parmi les arbres, les joncs et les cabiais » ou bien les Urugayens persécutés par la junte militaire alors au pouvoir. Ce très beau texte, Tristesses de l’autre rive, date de 1975. Un an plus tard, le 4 mai 1976, Haroldo Conti était enlevé à son tour par les sbires de la dictature argentine. Emprisonné, torturé, il fait partie jusqu’à ce jour des quelques 30 000 « disparus » imputés à l’armée au pouvoir de 1976 à 1983. Au recueil initial l’éditeur a voulu adjoindre une nouvelle supplémentaire, la dernière de l’auteur, terminée le jour même de son enlèvement. Intitulée A la droite de Dieu, elle témoigne admirablement de la double inspiration qui préside à La Ballade du peuplier carolin, entre célébration émue de l’amitié et transfiguration fantaisiste du souvenir : n’y assiste-t-on pas à l’arrivée au ciel de la douce et discrète Tante Teresa, à la droite de Monsieur Dieu, qui en profite pour organiser en son honneur un asado du feu de Lui, où le tout Chacabuco d’outre tombe croise sans s’en étonner quelques chanteurs qui « bien que vivants, (…) ont l’âme vagabonde », à l’image du poète Juan Gelman et du musicien Juan Cedrón, en rupture de Cuarteto. Partager une côtelette avec le Créateur de la côtelette en personne : quelle plus belle façon de refermer un livre si authentiquement fraternel qu’il vous ferait presque aimer l’humanité ? Précédemment paru en français en 1984, chez Actes sud, La Ballade du peuplier carolin était absent depuis bien longtemps de nos étagères. Osera-t-on – timidement – suggérer à La dernière goutte de transformer l’essai en faisant suivre cette belle réédition par celle de Mascaro, chasseur des Amériques, dernier roman de Haroldo Conti, lui aussi épuisé depuis belle lurette ?

[texte publié dans Le Matricule des anges]

 Mascaro, le chasseur des Amériques. - Albin Michel, 1982

mercredi 7 février 2018

Isabella Bird, femme exploratrice


















Isabella Bird, femme exploratrice, de Taiga Sassa. - Ki-oon, 2017-...

La véritable Isabella Bird avait 47 ans lorsqu'elle visita le Japon, en l'an 2 de l'ère Meiji (1878). Qu'avait-elle en réalité de commun avec la jolie blondinette qui l'incarne avec enthousiasme dans ce manga inspiré des lettres qu'elle postait à sa sœur ? Peu de choses, sans doute, sinon un courage et une ténacité à toute épreuve : il en fallait pour se lancer seule ou presque sur les routes d'un pays encore à peu près interdit aux étrangers. Mais elle est déjà mondialement célèbre à l'époque et parvient à arracher aux autorités un laissez-passer qui lui permet de circuler dans tout l'archipel, jusqu'à la grande île du nord, à la rencontre des mystérieux Aïnous, ce peuple aborigène aux mœurs réputées sauvages. Elle ne parle évidemment pas japonais, il lui faut donc un guide-interprète : elle engage le flegmatique Ito, qui lui sera d'une aide précieuse et avec lequel elle entretient une relation plus cordiale que ne l'autorise la morgue toute victorienne qui régit les rapports habituels de ses concitoyens avec les "natifs" de quelque pays que ce soit. C'est par lui qu'elle aura accès - et nous avec - à tout un monde alors en voie de disparition, ce Japon populaire et loin d'être zen, tout pétri de traditions immémoriales que la modernisation et l'industrialisation galopantes ne tarderaient pas à mettre à mal. Tout l'étonne et l'émerveille, l'émeut aussi parfois, comme la prévenance et la gentillesse de ceux qui la transportent dans leur voiture à bras et dont le corps presque nu s'orne de tatouages incroyables ou comme cette petite fille fort volontaire, dont les premières règles font l'objet d'une présentation où tout le village est convié. Grand voyageur lui-même, Taiga Sassa fait œuvre de pédagogue. Choisir comme héroïne une voyageuse étrangère, c'est la garantie d'avoir l’œil à tous les détails et de ne rien laisser passer sans explications. De facture classique, sans brio particulier, son récit n'en est pas moins profondément attachant et fascinant par la précision de son travail de reconstitution, d'un didactisme sans lourdeur et soucieux d'établir des ponts entre les peuples, si éloignés puissent-ils paraître. La véritable Isabella Bird était-elle aussi tolérante que l'est sa fougueuse doublure de papier ? Il faudrait lire l'original pour s'en assurer. En attendant on n'hésitera pas une seconde à chausser ses bottines pour lui emboîter le pas, aussi loin qu'il faudra.

Unbeaten tracks in Japan, d'Isabella L. Bird. - Traveler's tales.
L'original, donc, qu'il faudra lire en anglais, puisqu'il n'a semble-t-il jamais été traduit... Il reprend le contenu des 44 lettres envoyées par l'exploratrice à sa sœur, expurgé des détails personnels. La première édition date de 1880. Avis aux traducteurs...
Une Anglaise au Far West, d'Isabella L. Bird. -  Payot, 1997.
Son livre le plus connu. Le Colorado n'est pas encore un Etat, Isabella a 42 ans et elle tombe follement amoureuse d'un desperado local.

Chemins de pierres


















Chemins de pierres, de Troubs. - Les Requins marteaux, 2017.

L'argent public n'est pas toujours si mal utilisé qu'on le dit. Dans le Lot, par exemple, où l'association Derrière le hublot, en collaboration avec le Parc naturel régional du Quercy, a eu la bonne idée d'initier une résidence d'artiste, histoire de "donner à voir" le territoire et ses réalités. Après le duo Guerse & Pichelin en 2016, c'est à Troubs qu'il est échu d'arpenter le causse avec pinceaux et carnets. Dessinateur voyageur dans l'âme, Troubs est un vieil habitué de la vadrouille dessinée. Pour qui l'aura suivi dans des pays aussi lointains et divers que Madagascar, la Colombie, le Mexique, le Turkménistan ou même Bornéo, le revoir entre Concots et Lalbenque pourrait sembler à première vue manquer un peu d'exotisme. Erreur, car il n'est pas besoin d'aller bien loin pour se sentir dépaysé. Au sens, en tout cas, où l'entendait Victor Segalen, pour qui l'exotisme est une attitude personnelle avant tout, une perception intime du monde comme expérience de l'altérité. L'altérité, sur le causse, prend la forme d'un tas de cailloux. Les pierres sont partout, là-haut. Elles poussent comme les plantes, peut-être même mieux. On les retrouve sous forme de dolmens, de murets délimitant chemins et parcelles, de gariottes, de caselles et autres abris de bergers. Elles témoignent, inépuisables et patientes, de l'une des toutes premières sciences de l'humanité, qu'on nommera avec l'auteur la "cailloutologie" ou l'art d'entasser la caillasse. Cet art n'est pas tout à fait perdu, malgré l'exode rural qui touche durement le pays : chaque année des centaines de bénévoles se relaient pour redresser murets et gariottes, entretenant un savoir-faire qui, pour paraître simple, est tout de même affaire de jugeote. Et puis il y a Roger Rousseau qui, depuis une vingtaine d'années, creuse, taille et empile en solitaire, comme on fait le tour du monde. Sans destination particulière, ni palais idéal ni défi prométhéen, son terrain de Beauregard est devenu pour les passants un objet de fascination et d'émotion, quelque chose comme un lieu de recueillement, où s'exprime une forme de poésie naturelle ou de spiritualité archaïque et sans enjeu. Une démarche que Troubs, toujours plus promeneur que reporter, n'est pas loin de reconnaître dans l'exercice du dessin, où le temps s'écoule "à l'exacte bonne vitesse", où quelques taches d'encre suffisent parfois à "rendre la vue aux aveugles". De moins en moins bédéaste (ça n'a jamais été son fort) et de plus en plus dessinateur, il donne avec ce dernier titre l'un de ses livres les plus attachants. L'un des plus contemplatifs, aussi : les pierres, manifestement, l'inspire, cet automne aux frais de la princesse n'aura pas été passé en vain.

Pour aller plus loin

Lost on the Lot, de Guerse & Pichelin. - Ouïe-dire : Les Requins marteaux, 2016
Les premiers à s'y coller, Guerse & Pichelin, un rien intimidés, sont allés à la rencontre des habitants de Capdenac et alentours. Le résultat, sans être déplaisant, est un peu plus guindé que leurs collaborations habituelles (Les loosers sont des perdants...) Avec un CD comprenant une dizaine de "cartes postales sonores", Jean-Marc Pichelin étant par ailleurs très actif sur la scène de l'improvisation et du "cinéma pour l'oreille".


Couma aco, de Baudoin. - L'association, 2005
Entre autres points communs (ils ont réalisé deux livres en commun), Baudoin partage avec Troubs un goût certain pour l'encre de Chine étalée au pinceau et les murets de pierres sèches. Son grand-père en construisait, qu'il évoque longuement dans cet album pour en tirer, comme toujours, une bonne grosse leçon de vie...

 




L'appel du causse, de William S. Merwin. - Fanlac, 2013
Comme disaient Calvin et Hobbes, il y a des trésors partout : qui savait que les causses du Haut-Quercy ont abrité pendant plus de 50 ans l'un des plus grands poètes américains, couvert de prix prestigieux, dont un double Pulitzer ? Amoureux fou de ce pays, il n'aura cessé de le célébrer au fil de poèmes lumineux. On ne saurait évoquer le Quercy sans penser à Merwin.








Sur Roger Rousseau