jeudi 31 mai 2018

Le dépaysement


















Le dépaysement : voyages en France, de Jean-Christophe Bailly. - Seuil, 2011.

Qu'est-ce qu'être français ? Au-delà des grands mots et des formules ronflantes, au-delà même de toute idée de patriotisme, quelle est la nature de ce sentiment d'appartenance que même le moins chauvin d'entre nous aura éprouvé au moins une fois dans sa vie ? C'est en revoyant La règle du jeu de Jean Renoir dans un appartement new yorkais des années 70 que cette question s'est présentée pour la première fois à Jean-Christophe Bailly, philosophe et poète, alors travaillé par de tout autres problématiques post soixante-huitardes. Il n'a depuis lors jamais cessé de se la poser, jusqu'à tenter d'y répondre au moyen de ce livre. Pour l'écrire, il aura sillonné la France de long en large pendant des années, sous d'autres prétextes le plus souvent, professionnels ou non. Il aura mis ses pas dans ceux de Stendhal, avec une prédilection particulière pour ses Mémoires d'un touriste, dont il adopte la nonchalance méditative, cette sorte d'attention flottante aux lieux et aux choses qui fait de ce Dépaysement une lente et rêveuse dérive plutôt qu'une enquête au sens journalistique ou sociologique du terme. De la banlieue parisienne à l'est de la France, du Nord à la Loire, des souvenirs de Rome au Morvan, pays des Eduens, il interroge les paysages et quelques monuments - très peu les gens - suit deux ou trois rivières et s'imprègne du moment, d'une lumière d'où naîtra le sentiment ou, plutôt, ce qu'il nomme plusieurs fois "la ritournelle" propre aux endroits qu'il visite. En quoi ceux-ci font-ils la France ? Est-ce l'Histoire qui les traversa parfois, pour quelques heures, comme à Varenne, quelques siècles comme au Pont du Gard ou Fontainebleau ? Les palais ne sont rien en eux-mêmes : un potager des bords de Loire peut être plus chargé de mémoire que tel monument trop balisé, tout est question d'heure et d'humeur, de solitude, parfois, d'un accord mystérieux, de cette harmonie soudaine qui fait que l'on se sent soudain chez soi dans un endroit où l'on n'était pourtant jamais venu. Inutile de le dire : sa question initiale, Jean-Christophe Bailly n'y répondra pas - pas vraiment - et Le dépaysement restera jusqu'au bout ce tâtonnement émerveillé que l'on pressent dès le début, dès la découverte du Transparent de Carmontelle au château de Sceaux, où les quatre saisons d'une France enchantée défilent en transparence légère sur l'écran d'une fenêtre. Rien d'univoque donc, mais des essais, des intuitions, des chemins que l'on suit comme on suit une feuille le long d'un caniveau qui nous mènera peut-être à la mer. L'un de ces livres rares, enfin, dont on sait dès l'abord qu'ils nous porteront plus loin qu'eux-mêmes, de traverse en traverse, entre un dessin de Beuville et une mélodie de Poulenc, vers ce "pays où l'on n'arrive jamais" que l'on ne cesse pourtant de reconnaître pour sien.

L'île errante


















L'île errante, de Kenji Tsuruta. - Ki-oon, 2017-....
Souvenirs d'Emanon, de Shinji Kajio et Kenji Tsuruta. - Ki-oon, 2018

Kenji Tsuruta serait-il un gros fainéant ? La question se pose : il aura fallu presque vingt ans pour que son Île errante vienne enfin prendre la relève du mythique et bien nommé Spirit of wonder, paru en 1999, en même temps que L'homme qui marche de Jirô Taniguchi dont la carrière subséquente fut bien autrement prolifique. Vingt ans durant lesquels on aura successivement espéré, puis désespéré à la parution du très oubliable Forget me not, pour enfin se morfondre dans un amer désenchantement. Et voilà qu'un soir de septembre 2017, la jolie Mikura vient brusquement nous tirer de la torpeur mortelle où nous risquions de sombrer, bavant sur le dernier d'Ormesson. Tout cela n'aurait-il donc été qu'un songe ? Nous aurions donc encore trente ans ? Il faut le croire, puisque nous voilà spontanément sur nos pieds, prêts à suivre la jeune fille au bout du monde, à la recherche d'Electriciteit, cette étrange île flottante au sujet de laquelle son défunt grand-père avait accumulé tant de notes. Quelle est-elle ? Et où est-elle ? Pendant trois ans, Mikura n'aura de cesse de la localiser pour livrer enfin ce paquet légué par le vieil homme et adressé à une mystérieuse madame Amélia, dont son hydravion porte le nom... Une île ? Un hydravion ? On pense évidemment à Miyazaki et l'on n'en est pas très loin, en effet, tant pour l'élégance impeccable du dessin que pour le sens du merveilleux, ce spirit of wonder que l'on retrouve intact après tout ce temps entre les mains d'une jeune pilote en desert boots et bikini ! On y croit, cependant, on ne cesse d'y croire, ni de vouloir y croire : c'est la magie du manga, à laquelle - on a beau chercher - on ne connaît décidément pas d'équivalent dans la bande dessinée occidentale, qui n'a jamais eu autant de fraîcheur et de souffle. Question de rythme, peut-être, mais également de désir : ce désir qui imprègne jusqu'au moindre trait de ces deux volumes et nous en rend littéralement amoureux, en toute quiétude et honnêteté, sans autre inquiétude, en tout cas, que de devoir attendre le prochain, en croisant les doigts pour que l'éditeur ne fasse pas faillite ou qu'un tsunami géant n'engloutisse le Japon. 
Pour nous faire patienter, Ki-oon se fend d'un autre bien joli cadeau avec Souvenirs d'Emanon, adapté d'une nouvelle éponyme de Shinji Kajio. Un étudiant regagne ses pénates à bord d'un ferry et rencontre une étrange jeune fille qui, mi-enjouée mi-sérieuse, lui confie être dépositaire de la mémoire intégrale du monde depuis la première cellule vivante... Auteur de science-fiction respecté au Japon, Shinji Kajio est le créateur de ce personnage fascinant qui semblait n'attendre que Tsuruta pour trouver un visage : qui l'eût cru ? la mémoire du monde est plutôt cool. Grande et mince, elle a de longs cheveux noirs, des taches de rousseur et quelque chose d'espiègle dans l'expression. Depuis 1983, Emanon a fait l'objet de nombreuses nouvelles, qui restent malheureusement à traduire. Alors, les éditeurs, on lambine ?

Spirit of wonder, de Kenjo Tsuruta. - Casterman, 1999










Speculative Japan. 2. - Kurodahan press, 2011

Pour les lecteurs anglophones, une compilation de nouvelles de science-fiction japonaise, dont Emanon : a reminiscence, de Shinji Kajio. 


vendredi 18 mai 2018

L'origine des autres



















L'origine des autres, de Toni Morrison. - Bourgois, 2018

Issu d'une série de conférences données à Harvard, ce mince volume pourrait sembler marginal au sein de l’œuvre de Toni Morrison, assurément l'une des plus importantes de la littérature américaine contemporaine. Il n'y est cependant pas question d'autre chose que de ce qui est au cœur, même de ses romans, à savoir la question de la race et, plus largement, celle de l'Autre, tel que le construit l'idéologie raciste. Le racisme précède la race : le raciste ne cesse de réinventer dans la race dans une tentative désespérée pour préserver "(un) moi devenu étranger à lui-même." À ceux pour qui la chose paraîtrait abstraite, Toni Morrison se charge d'en rappeler la très concrète réalité : viols systématiques, travail exténuant, meurtres et lynchages impunis, climat généralisé de peur... On a peine à imaginer ce que fut - et ce que reste encore - une vie noire dans la libre Amérique et le degré de violence inouï auquel elle est exposée. Où le raciste trouve-t-il son humanité, sinon dans celle-là même qu'il dénie à l'autre ? Et de doctes médecins de justifier tous les sévices par l'inhumanité présupposée des Noirs, auxquels sont attribuées des caractéristiques étranges, telle cette incompréhensible drapetomania, ou maladie qui pousse les esclaves à s'enfuir... Avant les chaînes, avant les coup, le raciste se paye en effet de mots et les mots c'est l'affaire de la littérature. Cette figure racialisée de l'Autre, Toni Morrison la repère bien sûr dans les tentatives pour embellir l'esclavage, comme chez Beecher Stowe, mais aussi chez quelques mamamouchis des lettres blanches, tel Hemingway ou Faulkner et son obsession de "l'unique goutte de sang" nègre. Déconstruire cette construction, faire entendre la voix de l'autre, c'est tout le sens d'une œuvre sur laquelle elle revient pour finir avec une intelligence et une sensibilité qui semblaient avoir fui l'Amérique à toutes jambes.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mardi 8 mai 2018

Le plancher

















Le plancher, de Perrine Le Querrec. - L'éveilleur, 2018

S'il en est encore pour mettre la sacro-sainte famille au pinacle, la lecture de ce bref récit devrait définitivement les calmer. Perrine Le Querrec y suit au plus près ce que l'on sait de la vie de Jeannot, jeune paysan béarnais qui se laissa mourir de faim en 1972, après avoir gravé à la chignole et à la gouge un long texte délirant sur le plancher de sa chambre. Il avait de qui tenir : jamais cellule familiale ne porta mieux son nom que celle où les siens s'étaient enfermés. Les siens : le père, violent et tourmenté, la mère, murée dans un silence haineux, les trois enfants, enfin, dont une seule échappera par le mariage à ce nœud de vipères. Jeannot, le plus jeune, sera celui qui s'enfoncera le plus loin dans l'horreur. Engagé volontaire en Algérie, il rentre après le suicide de son père et sombre définitivement dans la démence. Une démence partagée dans un effrayant huis-clos avec la mère et la sœur aînée dont la mort, en 1993, permettra la découverte et le sauvetage du plancher gravé par son frère, exposé désormais de façon pérenne sur l'une des façades de l'hôpital Sainte Anne, à Paris.
Il est toujours délicat de se glisser dans la folie d'un autre. Perrine Le Querrec s'y risque avec un certain savoir-faire, en habituée des archives psychiatriques (Jeanne L'Étang, Bruit blanc, 2013) mais aussi en poète, tant il semble impossible parfois, d'évoquer de telles souffrances sans mettre la langue elle-même à nu. Atteindra-t-elle cependant un tel degré de dénuement, une telle cruauté, que le texte de Jeannot, tel qu'il est donné à lire dans toute sa brutalité en fin d'ouvrage ? Il est bien sûr permis d'en douter : une telle entreprise ne va jamais sans un peu d'artifice, que Perrine Le Querrec compense toutefois par  une vraie force d'évocation, presque graphique (on verrait bien ce livre illustré par un Manu Larcenet, celui de Blast ou du Rapport de Brodeck). Ce que confirme L'Éveilleur à l'occasion de la réédition de ce texte naguère paru aux Doigts dans la prose, en lui donnant une couverture assez stupéfiante, due à la photographe Isabelle Vaillant.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

lundi 7 mai 2018

Feu et flammes


















Maurice Raphaël Feu et Flammes. - Finitude, 2018

Un bel après-midi d'été, un brin de mistral, un mégot mal éteint... et c'est l'accident bête. De mauvaise décision en mauvaise décision, un couple de promeneurs se retrouve talonné par l'incendie qu'il a lui-même provoqué. 
Plein d'enthousiasme, l'éditeur attribue à ce roman - initialement paru chez Denoël en 1953 - l'ampleur d'une tragédie grecque. Sans aller jusque-là, on concédera qu'il respecte en tous points la règle des trois unités : extrêmement ramassée dans le temps et l'espace, l'action ne laisse d'autre échappatoire que de presser le pas et la lecture vers un dénouement que rien, jusqu'à la dernière page, ne laisse présager. On a littéralement le feu aux fesses, à l'instar de Suzanne et de Louis, dont la fuite éperdue, d'engueulades mesquines en grandes bouffées sentimentales, ne cesse de zigzaguer entre aveuglement volontaire et brusques éclairs de lucidité. Le parti-pris est réaliste, un rien célinien, même, dans la peinture de la veulerie, et s'il est permis de trouver chez ces deux-là de la bassesse, c'est avec toute la mauvaise conscience de qui ne se sait pas foncièrement meilleur, en évitant de trop se demander ce qu'on ferait à leur place.
Victor-Marie Lepage, de son vrai nom de probable ex-milicien et gestapiste, utilisa dans sa carrière subséquente un nombre considérable de pseudonymes, dont le plus connu reste celui d'Ange Bastiani, sous lequel il écrivit tout un fagot d'histoires de truands corses pour la Série noire et la collection Un mystère aux Presses de la Cité. Il est généralement de bon ton de distinguer cette production "alimentaire" de ce qui, chez lui, relèverait de la Littérature et serait signé Maurice Raphaël. C'est pourtant bien un authentique roman noir que ce Feu et flammes. Noir de fumée, s'entend, et plus porté sur le roussi que sur la rousse, mais tout aussi vif et sans fioritures et haletant qu'un Fleuve noir de la grande époque, n'en déplaise aux thuriféraires carbonisés de la hiérarchie des genre.

[texte paru dans Le Matricule des anges]