samedi 29 septembre 2018

Onzième roman, dix-huitième livre


















Onzième roman, livre dix-huit, de Dag Solstad. - Noir sur blanc, 2018

Percepteur des impôts dans une petite ville de Norvège, Bjorn Hansen réalise soudain qu'il a toujours laissé les circonstances décider à sa place. Ayant, dix-huit ans plus tôt, mis fin à une carrière prometteuse et délaissé femme et enfant pour suivre une maîtresse, il se retrouve, à 50 ans, Gros-Jean comme devant, sans jamais avoir réellement assumé le moindre choix. Le spectacle pathétique de son fils, bien parti pour suivre le même chemin, l'amène enfin à prendre une décision. Radicale, certes, et complètement idiote mais, pour une fois, assumée jusqu'au bout.
Passons sur la préface d'Haruki Murakami, un rien mondaine et superflue : Dag Solstad, s'il reste peu traduit en français (Honte et dignité - Les Allusifs, 2008), n'a guère besoin de ce genre de coup de pouce : trois fois titulaire du Prix de la Critique littéraire norvégienne, Prix Nordique de l'Académie suédoise et plus si affinités, on peut même dire qu'il fait partie des meubles. Avec ce onzième roman (et dix-huitième livre, donc, initialement paru en 1992), il faisait déjà son 8 1/2, en plus nordique. Étant entendu qu'en matière de comique scandinave, Kierkegaard serait ce qui se rapproche le plus de Michel Leeb, il n'est pas interdit de faire de Solstad un pince-sans-rire à sa façon. Résolument réaliste, son approche de la crise de la cinquantaine n'en affiche pas moins en permanence l'ombre d'un sourire en coin. Une ombre propice à l'émergence d'un délire léger, comme un feu couvant sous la cendre froide des faux-semblants provinciaux, où le comble de la fantaisie consiste à se produire une fois l'an dans l'opérette du club théâtre. Quitte à se prendre un bide lorsque pointe l'ambition de se frotter au Canard sauvage. La pièce d'Ibsen traitait de l'utilité de conserver les squelettes dans leur placard. Solstad confirme, ironique, tout en laissant au squelette le soin de refermer la porte de l'intérieur. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Les billes du pachinko


















Les billes du pachinko, d'Élisa Shua Dusapin. - Zoé, 2018

Claire, une jeune femme d'origine coréenne, revient au Japon visiter ses grands-parents, qui tiennent un établissement de pachinko, version nippone de la machine à sous, entre flipper et bandit manchot. Elle tente de les convaincre de l'accompagner en Corée, où ils n'ont plus mis les pieds depuis plus de 50 ans. En attendant, elle donne des cours de français à Mieko, petite fille solitaire pour laquelle elle se prend d'une affection à la mesure de son propre désarroi.
"Le pachinko est un jeu collectif et solitaire" écrivait Roland Barthes dans L'empire des signes. Rien ne saurait mieux servir d'exergue à ce court roman de la franco-coréenne Élisa Shua Dusapin, où la question de l'autre est en effet cruciale. L'autre et, surtout, le moyen de lui parler. Claire a oublié ce qu'elle savait de coréen, sa grand-mère refuse de parler japonais et Mieko doit s'exprimer en français : personne ici ne se comprend tout à fait, chacune est obligée d'en passer par une autre langue que la sienne, qu'elle maîtrise mal. Les conversations achoppent dans une légère inadéquation qui donne au récit une tonalité diffuse, un peu flottante qui, paradoxalement, débouche malgré tout sur une forme de clarté. Entre une grand-mère qui perd légèrement la boule et une gamine qui dort dans une ancienne piscine d'hôtel, la jeune autrice n'en rajoute pas trop dans l'incongru et on lui en saura gré. Son Japon nous apparaît singulièrement terne, presque absent, à vrai dire, ou d'un exotisme à l'envers, à la façon de ce parc à thème un peu fatigué où Claire et Mieko s'en vont visiter une reconstitution du village de Heidi.
Littéralement couverte de lauriers pour son précédent Hiver à Sokcho (Zoé, 2016), Élisa Shua Dusapin ne s'endort pas dessus pour autant et rafle à nouveau la mise. Le pari était pourtant risqué : Dieu sait si le roman contemporain nous aura souvent fait le coup des trois générations de femmes !

[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 22 septembre 2018

Le devoir de violence

Le devoir de violence, de Yambo Ouologuem. - Seuil, 2018

On ne se prend pas tous les jours un monument littéraire en travers des dents. Ni même, pour commencer, un monument d'histoire littéraire : paru en 1968, Le devoir de violence fut le premier roman écrit par un Africain à recevoir le Renaudot. Son auteur, Yambo Ouologuem, un jeune enseignant d'origine malienne, fut d'abord célébré urbi et orbi avant que des soupçons de plagiat ne viennent entacher la réputation de son œuvre, supposée mêlée de nombreux emprunts, notamment au Dernier des justes d'André Schwartz-Bart et à C'est un champ de bataille de Graham Greene. S'ensuivit une affaire aux ramifications complexes comme seuls les milieux littéraires en ont le secret et dont les répercussions finirent par écœurer l'écrivain, qui rentra au Mali et se maintint dans un silence obstiné jusqu'à sa mort, l'année dernière. Toute polémique éteinte, le Seuil réédite aujourd'hui ce roman, unique en son genre à sa sortie et dont le temps passé permet aujourd'hui de mieux mesurer l'importance.
Unique en son genre tout d'abord par son ambition : véritable fresque, s'étalant sur plusieurs siècles, Le devoir de violence est avant tout la chronique d'un empire imaginaire, le Nakem, dominé par la dynastie des Saïfs, de sa fondation, au XIIIe siècle, à une "décolonisation" problématique où perdure tout un système profondément corrompu, qui ne cessa d'ailleurs de fort bien s'accommoder du vainqueur. 
Car Ouologuem n'épargne guère les Africains eux-mêmes, et c'est encore ce qui fit le caractère exceptionnel de son livre en un temps - moins de dix ans après les indépendances africaines - où le discours victimaire était de mise, et où l'on se devait de tout autant célébrer la négritude que la liberté retrouvée. Ouologuem, lui, ne craint pas de faire grincer quelques dents : le pouvoir des Saïfs trouve largement son compte à trafiquer des esclaves avec le Blanc et se maintient, sous la tutelle coloniale, à coups de meurtres et de prévarications de toutes sortes. Si le colonisateur n'est évidemment pas épargné (il est aussi bête et brutal que l'on peut s'y attendre) l'auteur réserve toutefois ses coups les plus inventifs aux notables africains, infiniment retors et manipulateurs et dont l'intelligence même ne sert jamais que leurs intérêts personnels, au détriment de ceux du peuple : "Puisqu'il fallait que la loi française fût faite pour quelqu'un, les notables la firent être pour le peuple, qu'ils levèrent en masse et expédièrent sur les chantiers des colons, le long des routes, voies ferrées et grands travaux. Et le Blanc les crut alliés !" Un peuple, toute une "négraille" de serfs et de sans-grade, pour laquelle Ouologuem garde une évidente indulgence. Ainsi, du doux esclave Kassoumi, amoureux de la belle Tambira, qui lui donnera, entre autres enfants, ce Raymond Spartacus Kassoumi dont la dernière partie nous fera suivre l'exil et  l'errance. Pour bien compléter ce tableau exemplaire du destin de l'Afrique, il lui faut en effet la transporter en France, où l'incarne cet étudiant besogneux, déraciné, représentant d'une génération, "(...) la première des cadres africains, tenue par la notabilité dans une prostitution dorée (...)" et formatée pour servir de marionnette à l'inusable maître du Nakem. C'est de loin la partie la plus poignante du roman, celle que l'on devine la plus personnelle et la plus chargée de souvenirs, sans que le sentimentalisme l'emporte cependant jamais sur la raillerie. 
Car il faut bien le souligner : au-delà de l'analyse lucide, impitoyable, du destin de tout un continent, Le devoir de violence puise avant tout sa force dans un style tendu de bout en bout par une ironie rageuse qui ne se refuse rien, ni la violence la plus extrême, ni le sexe le plus cru. Échafaudage baroque où, comme dans la vraie vie, magie noire et politique font assez bon ménage, c'est aussi une éblouissante démonstration de verve. Une verve dont les soupçons de multiples emprunts qui pesèrent un temps sur le roman ne doivent pas faire négliger la puissante originalité. Habile forfaiture ou bien exercice précurseur de sampling littéraire, Le devoir de violence n'en reste pas moins et quels que soient les outils qu'il emploie, un très grand roman africain.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

lundi 17 septembre 2018

Comment débuta Marcel Proust

















Comment débuta Marcel Proust, de Louis de Robert. - Le festin, 2018

Comme tout blockbuster qui se respecte, les grandes œuvres littéraires ont leurs produits dérivés. Études, exégèses, colloques et mélanges gravitent autour d'elles comme les lunes de Jupiter autour de leur géante gazeuse. Quelques-uns de ces satellites se révèlent parfois très hospitaliers, telle cette instructive et délicate correspondance de Marcel Proust avec Louis de Robert, réunie par ce dernier en 1925 et rééditée aujourd'hui par Le Festin. Pour l'heure, nous sommes en 1912 et Proust cherche un éditeur pour la Recherche. Il s'adresse à son ami, plus introduit que lui dans le milieu de l'édition, pour lui demander conseil. On connaît la suite, les refus successifs, jusqu'à la publication à compte d'auteur chez Grasset. Louis de Robert n'aura pourtant pas ménagé sa peine. Admirateur de la première heure du jeune Proust, celui des Plaisirs et des jours, il ne cessera par la suite de faire montre d'une véritable et très fine compréhension d'une oeuvre dont peu de ses contemporains surent alors percevoir le caractère novateur. Ainsi conseilla-t-il à Proust de ne rien retrancher de son manuscrit, que d'aucuns trouvaient trop long, ou bien le dissuada-t-il d'y ajouter tout un arsenal de notes théoriques, comme Proust en eut un moment l'intention. Tout le monde n'avait pas alors de ces intuitions, à l'exemple de l'éditeur Alfred Humblot qui, au nom de la maison Ollendorf, répondait par ces mots aux sollicitations de de Robert : "Cher ami, je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil." De Robert, en revanche, n'aimait pas le titre Du côté de chez Swann. Proust s'obstina et il fit bien, sinon Dave aurait dû s'en aller faire un tour du côté des Colombes poignardées, des Jardins dans une tasse de thé ou bien du Septième ciel. À quoi tiennent les choses...  

[texte publié dans Le Matricule des anges]

samedi 15 septembre 2018

Joseph Roth journaliste

















Joseph Roth journaliste : une anthologie, 1919-1926 / présenté et annoté par Hugues Van Besien. - Nouveau monde, 2016

Pour ceux qui le confondraient encore avec Philip, rappelons un peu que Joseph Roth, avant de devenir le romancier de la défunte double monarchie d'Autriche-Hongrie (La marche de Radetzsky, 1932), fut d'abord l'un des plus grands journalistes de son temps, aux côtés d'un Arthur Londres ou d'un Egon Erwin Kisch. L'un des plus redoutés, également, qui n'hésitait pas à titiller d'une plume acérée les plaies encore sensibles d'une société allemande mal remise de la guerre civile. Sa bête noire fut incontestablement le nationalisme Völlkisch, identitaire, xénophobe et, par-dessus tout, antisémite, dont la vaste nébuleuse n'allait pas tarder à accoucher d'un certain Adolf Hitler. À ce titre, Roth fut l'un des témoins les plus lucides de la montée du nazisme et l'un de ses plus vigoureux dénonciateurs, jusqu'à l'exil, en janvier 1933. Ses dernières années, assombries par l'alcoolisme et le désespoir de voir l'Europe laisser ainsi libre cours à ses bas instincts, le verront verser dans un improbable mysticisme néomonarchisme, jusqu'à sa mort, en 1939, juste avant qu'advienne le pire.
Mais, pour l'heure, Joseph Roth est encore journaliste, et devient rapidement l'une des vedettes du Frankfurter Zeitung, dont il est titulaire du "feuilleton", rubrique phare des journaux allemands, qui tient tout autant de la chronique que de l'éditorial et où c'est avant tout le style qui fait la différence. Et du style, Joseph Roth en a, à revendre. Ironique, acerbe, parfois, toujours lucide, il observe avant tout cette société d'après-guerre, qui voit l'un de ses plus grands dirigeant, Walther Rathenau, assassiné par l'extrême droite ; qui ne sait plus quoi faire de ses mutilés de guerre et de ses chômeurs ; qui s'insurge, en Rhénanie, d'être occupée par des Noirs ! Si Roth eut un rival dans la période, ce fut assurément un George Grosz ou bien un Otto Dix, témoins impitoyables de la décomposition sociale qui devait aboutir au IIIe Reich. La fin de sa carrière journalistique est marquée par un voyage en URSS, étape obligée de presque tous les écrivains progressistes des années 20 et 30. Comme quelques autres - pas si nombreux - Roth revint déçu : la Révolution s'enlisait, la NEP avait vu la renaissance d'une nouvelle classe de bourgeois, peut-être encore pire que l'ancienne. Nulle déférence envers un régime déjà pré-stalinien ne lui fait mâcher ses mots. Ou, s'il le fait, c'est pour mieux les recracher, avec une précision qui fait mouche à chaque coup et, de préférence, dans l’œil des imbéciles satisfaits.
Du grand art...

Ma chienne de vie


















Ma chienne de vie, de James Thurber. - Wombat, 2018

L'humour, c'est vérifié, vieillit moins bien que le saint-nectaire. Témoins les histoires de pruneaux et de cocus dont s'égayaient nos aïeux et qui ne font même plus pouffer dans les EHPAD. Tandis que le Français compense en affinant sa fourme, l'Anglois et des dérivés d'Amérique, privés de Roquefort, se vengent en enrobant leurs propres facéties d'un mystérieux principe conservateur qui, de Mark Twain à P. J. Wodehouse, leur permet de passer allègrement la date. L'Américain James Thurber (1894-1961) tient vaillamment son rang parmi ces humoristes dont Wombat se fait depuis quelques années le devoir sacré de dérouler la kyrielle. La vie secrète de Walter Mitty, son oeuvre la plus connue - plusieurs fois adaptée au cinéma - ne doit pas faire oublier un certain nombre d'autres titres, parmi lesquels Ma chienne de vie, constamment réédité, ne fait pas figure de dernier de la portée. Pilier du New Yorker, où parurent ces drôles de mémoires, dessinateur "natif" et précurseur d'un certain minimalisme, Thurber est de ces imperturbables gentlemen capables d'exposer les plus invraisemblables scènes d'hystérie sur le ton de la conversation courante. Ainsi de cette panique générale qui, dans son enfance, saisit la population entière de Columbus (Ohio), persuadée que "la digue avait cédé" ou bien des diverses descentes de police subies par une famille prompte à s'alarmer au moindre bruit suspect. Soyons francs : on soupçonne cette "autobiographie comique" de privilégier largement le comique à l'autobiographie et l'auteur de l'avoir écrite en cachette de sa mère. De même, à moins d'être exceptionnellement bon public, ne fera-t-on pas bondir ses voisins en s'esclaffant bruyamment dans le train : on se contentera de sourire, mais plus souvent qu'à son tour, avec une prédilection pour  les multiples à-côtés et incidentes qui émaillent ces chroniques avec un grand sens de la cerise (sur le gâteau) et leur gardent, les années passant, une inimitable texture. Juste assez crémeuse, jamais coulante.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

vendredi 14 septembre 2018

Un homme qui savait


















Un homme qui savait, d'Emmanuel Bove. - La table ronde, 2017

Emmanuel Bove fut de ces écrivains qui n'ont jamais fini d'écrire le même livre, sans cesse remis sur le métier jusqu'à former comme par surprise une bibliographie plutôt conséquente. D'un roman à l'autre, ses personnages partagent une même veulerie oisive et les mêmes rêves de grandeur. Pas un, cependant, n'arrive à la cheville de Maurice Lesca, le minable "héros" d'Un homme qui savait. Ancien médecin n'ayant quasiment jamais exercé, c'est un déclassé qui, à 57 ans, vit d'aumônes et d'expédients. Cela ne l'empêche pas, au contraire, de s'attribuer des mérites et des qualités aussi imaginaires que les "crises" dont il ne cesse de succomber à la première contrariété. Ainsi se rêve-t-il en homme de bon conseil auprès de Mme Maze, une libraire de quartier, divorcée de longue date et qu'il entend faire rentrer dans son bien, quitte à le confondre avec le sien. Trop versatile et contradictoire pour ne pas s'intoxiquer lui-même à force de singeries, Lesca n'est cependant pas tout à fait un escroc, plutôt ce qu'on qualifierait aujourd'hui de personnalité "borderline", une sorte de demi-fou empêtré dans une comédie permanente dont il est la première et irritante victime. 
Cela n'empêche pas de la part du lecteur une certaine forme d'empathie. N'a-t-on pas soi-même été un jour ce pauvre type qui fait tourner sa bonne poire de sœur en bourrique ? N'a-t-on pas été soi-même un jour ce pitoyable histrion ou bien n'y aura-t-il fallu qu'une infime pichenette du destin, la connexion bien placée d'une synapse, un simple coup de bol ? Peut-être, peut-être pas : la force d'Emmanuel Bove est de donner à voir la médiocrité "de l'intérieur", pour ainsi dire, et sans jamais la juger. La bassesse et la mesquinerie sont des données de l'existence au même titre que l'héroïsme, ce dont Le piège témoignait déjà avec ironie. Écrit un peu avant ce dernier, mais resté inédit jusque dans les années 80, Un homme qui savait n'est pas pour autant un fond de tiroir. Bien plutôt l'un des sommets d'une œuvre que seule la mort prématurée de son auteur, en 1945, empêcha d'être reconnue à sa juste valeur par un milieu littéraire pressé de tourner la page. Dans l'entre-deux-guerres, Emmanuel Bove fut pourtant le promoteur discret d'un style dont la modernité saute à présent aux yeux. Dépouillé à l'extrême, presque privé d'adjectifs, il annonce la fameuse "écriture blanche" théorisée par Roland Barthes et dont se prévaudront nombre de suiveurs de Camus tout comme le Nouveau roman. Si, toutefois, on doit à tout prix le rapprocher d'un autre écrivain, c'est plus certainement d'un Simenon, celui des "romans durs" plutôt que des Maigret, pour sa mise à nu sans fard de l'âme humaine et la lucide compréhension de ses failles. On ne lit généralement pas Emmanuel Bove sans avoir un peu l'impression de se pencher au bord d'un gouffre. On ne lira pas Un homme qui savait sans avoir l'impression d'y tomber.

mardi 11 septembre 2018

Le jeu d'échecs


















Le jeu d'échecs, d'Édith Thomas. - V. Hamy, 2018
Le témoin compromis, d'Édith Thomas. - V. Hamy, 2018

Oubliez Zweig et Kasparov, le jeu dont il est question dans ce roman ne se joue pas en noir et blanc sur de petites cases. C'est d'amour qu'il s'agit, et si l'amour peut être un jeu, il est ici perdu d'avance. Aude, la narratrice et le double transparent de l'auteure, écrit une lettre à Stevan, l'amant d'un soir, disparu depuis sans explications. Cette lettre, elle ne l'enverra pas, elle l'écrit pour elle-même, sans jugement ni complaisance et pour solde de toute compte. 
Comment ne pas soupçonner dans ce livre paru en 1970 - quelques mois avant la mort d'Édith Thomas - une manière de bilan de sa propre vie amoureuse ? Une vie sans cesse poussée vers la plus grande solitude par les échecs successifs dont le récit, déchirant de dignité, se fait l'écho parfois presque ironique : "C'est comme si chacun n'avait jamais à sa disposition qu'un même patron, taillé une fois pour toutes, le jour de sa naissance, par quelque bonne ou mauvaise fée. La mienne sûrement était assez carabosse" constate-t-elle sans amertume avant d'évoquer celle qu'elle aima sûrement le mieux, cette Claude qui fut en réalité Dominique Aury (la mystérieuse Pauline Réage d'Histoire d'O) et qui la quitta pour Jean Paulhan. Certes, tout est ici transposé dans la fiction, mais de telles catégories signifient-elles quelque chose dans le cas d'Édith Thomas qui, toute son existence en porte témoignage, ne fut jamais femme à cultiver les faux-semblants. Tout est donc vrai, même ce qu'elle invente et jusqu'à cet enfant qu'elle n'eut jamais qu'en rêve et sans cesser de se demander si l'on a le droit "d'imposer de tenter sa chance à un être qui n'existe pas encore ?"
Cette honnêteté foncière qui se mue facilement en scrupule, jointe au mépris souverain des convenances, peut-être est-ce au fond ce qui la retint toute sa vie de l'autre côté de l'amour et la rend dans ce livre à la fois si lucide et si juste, à un point dont seul le Commentaire de Marcelle Sauvageot avait jusqu'alors su donner l'exemple. Ainsi parvient-elle à nous toucher au coeur sans jamais faire appel aux violons, par la seule force de sa sincérité et de sa discrétion, revendiquée dans un très bel explicit adressé à sa fille virtuelle : "Quant à moi, je reviendrai sans cesse à toi, Anne, jusqu'au jour où tu n'aurais plus besoin de moi, et courrais seule à ton tour ta propre chance, et me rendrais pour jamais à ma solitude et à mon silence."
Cette discrétion ne fut sans doute pas pour rien dans l'oubli relatif où Édith Thomas tomba après sa mort. À l'écart des coteries littéraires, elle avait depuis longtemps cessé d'écrire des romans pour se consacrer à des biographies historiques auxquelles la prédisposait son métier d'archiviste. Aussi les éditions Viviane Hamy ont-elles eu la bonne idée d'assortir cette réédition du Jeu d'échecs d'une reparution en poche du Témoin compromis, son autobiographie politique, écrite en 1952, peu de temps après sa démission fracassante du Parti communiste. Édith Thomas était alors une figure assez connue du public : romancière et journaliste dans les années 30, elle avait couvert la Guerre d'Espagne aux côtés des Républicains avant de s'engager dans la Résistance, où elle fut notamment l'une des chevilles ouvrières des Lettres françaises et du Cominté National des Écrivains. D'abord simple sympathisante, elle avait pris sa carte au Parti en 1942, en pleine Occupation, pour en démissionner au moment de l'affaire Tito. Une femme aussi passionnée d'éthique ne pouvait évidemment s'accommoder bien longtemps d'une Église où le mensonge était érigé en système et la bassesse en doctrine. Ce fut un déchirement, et sans doute ce qui la poussa à rentrer dans l'ombre quand tant d'autres, Sartre et Beauvoir en tête, tiraient alors les marrons d'un feu auxquel ils n'avaient guère risqué de se brûler.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

lundi 10 septembre 2018

La ballade silencieuse de Jackson C. Frank


















La ballade silencieuse de Jackson C. Frank, de Thomas Giraud. - La contre-allée, 2018

Il n'y a pas que Bob Dylan et Leonard Cohen dans la vie. De Phil Ochs à Tim Hardin et Townes Van Zandt, De Karen Dalton à Judee Sill, la longue route du folksong américain est jonchée de perdants magnifiques et de guitares brisées. Jackson C. Frank fut de ces maudits. Auteur d'un unique album, produit par Paul Simon et forcément culte, le bonhomme ne parvint pas à transformer l'essai, disparut bientôt des radars et tomba dans une misère noire, sans cesser d'être repris par les meilleurs en manière de classique. 
Après avoir consacré un premier roman réussi au jeune Élysée Reclus (La contre-allée, 2016), Thomas Giraud se glisse aujourd'hui dans la peau martyrisée de cet illustre inconnu. Nous sommes dans le registre de l'exofiction, comme disent les jeunes, soit une forme de recréation où l'on n'hésite pas à prendre quelques libertés avec la biographie stricto sensu, pourvu que le besoin littéraire s'en fasse généralement sentir. Des libertés, Thomas Giraud s'en accorde sans doute, mais avec discrétion - une certaine modestie même, comme pour ne pas trop déranger le repos de ce grand tourmenté que fut Jackson C. Frank. Pour être un peu sèche, presque factuelle, parfois et, en tous cas, sans fioritures inutiles, son écriture n'en est peut-être au fond que plus empathique, en accord avec la timidité maladive du personnage, quand de plus grandes flamboyances de style auraient détoné. Nous sommes donc tout contre la scène, au plus près du chanteur et penchés sur ses failles, spectateurs invisibles et impuissants d'une descente aux enfers commencée dès l'enfance, par l'explosion d'une chaudière qui le laissa gravement brûlé et devait orienter sa vie entière. Une vie qui vole un peu la vedette à l'auteur, en l'occurrence, tant le sujet l'emporte parfois sur la forme. Mais, après tout, ce n'est que justice, et si, le livre refermé, l'on se jette plus spontanément sur YouTube que sur les Oeuvres complètes de Thomas Giraud, on peut supposer que son but est atteint.
Blues runs the game...

[texte paru dans Le Matricule des anges]


dimanche 9 septembre 2018

J'ai volé la pluie


















J'ai volé la pluie, d'Elisa Ruotolo. - Cambourakis, 2018

Pour s'être découvert de la magie au bout des pieds et avoir pour la première fois mené son équipe à la victoire contre les terrible Faucons aveugles du bourg voisin, Federi devient Légende. Et même Très Légende, selon les saines lois de l'hyperbole qui fait les plus beaux scores. Repéré par les instances footballistiques, il intègre une école prestigieuse et apprend à ses dépens qu'il s'y pratique un football étrange, où il est interdit de toucher le ballon avec la main ou de frapper ses adversaires, sous peine de s'attirer les foudres d'une sorte d'espion vêtu de noir. 
Le ton est donné de ces trois longues nouvelles : alerte et plein de tendresse rentrée pour le petit peuple de Campanie qui vivote avec philosophie de combines innocentes en expédients foireux. La vieille Maria trafique de l'or sans certificat en s'efforçant d'oublier son fils mystérieusement disparu à l'âge de cinq ans, et voici qu'il débarque un matin... Le muet Cesare n'ose avouer son amour à la jolie Silvia, malgré les manoeuvres du narrateur pour accélérer les choses... et tout cela fait des vies entières, majuscules quoi qu'on en dise, et traversées de grâce, aussi bien que d'autres mieux loties. Elisa Ruotolo, née en 1975 et dont J'ai volé la pluie fut le premier recueil leur rend justice à petites touches, avec tout ce qu'il faut d'humour pour ne pas offenser leur pudeur, mais sans jamais barguigner sur le style, limpide autant que le son de cette radio toute neuve "(...) si net et si clair que l'appareil semblé alimenté non par le courant, mais par de l'eau de Javel."
Loin de tout naturalisme ou des clichés misérabilistes ou crapuleux souvent associés à l'Italie du Sud, elle peint avec empathie ces quartiers populaires que l'on devine un peu branlants, ne sachant choisir entre campagne et faubourg et tout envahis d'herbes folles. Des herbes folles dont Elisa Ruotolo, avec beaucoup de finesse, se fait ici la bienveillante et paradoxale jardinière.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 8 septembre 2018

Gorille, mon amour
















Gorille, mon amour, de Toni Cade Bambara. - Ypsilon, 2018

Certains livres trop rares ont sur l'âme l'effet rafraîchissant d'une bouche d'incendie ouverte en grand par 40 à l'ombre. C'est un jaillissement d'une eau si pure et indomptable qu'il n'est pas encore né, le margoulin qui s'avisera de la mettre en bouteilles. En quinze nouvelles dont on jetterait difficilement le moindre mot, Gorille, mon amour est de ces pétillants indociles, tout de grâce enfantine et d'insolente ardeur. Qu'elles soient femmes, adolescentes ou fillettes, les narratrices de Toni Cade Bambara ne s'en laissent conter par personne. Coeur sur la main, rien dans les poches et surtout pas la langue, elles avancent, pugnaces et sûres d'elles-mêmes en dépit de l'injustice et des obstacles dont l'Amérique blanche, raciste et patriarcale s'ingénie à parsemer leur chemin. 
Car, voyez-vous, être une femme noire aux USA ne va pas de soi, et ces embûches, Miltona Mirkin Cade (1939-1995) n'a certainement pas manqué d'en faire l'expérience, elle qui fut élevée entre Harlem, Brooklyn et le Queens et compléta son nom d'un Bambara plein de défi comme trace ultime de ses origines africaines. Documentariste, enseignante et figure majeure du féminisme afro-américain, elle fut aussi l'auteure d'une oeuvre puissante, dont les nouvelles de Gorille, mon amour, toutes écrites dans les années 60 et 70, représentent le premier accomplissement. Toni Morrison, alors éditrice chez Random House, ne s'y trompa pas et ne cessera de la publier par la suite.
Avec un tel background, d'autres auraient peut-être cédé aux sirènes tonitruantes d'une littérature sociologique et démonstrative. Ce n'est pas le cas de Toni Cade Bambara, dont les héroïnes au pied léger ne sauraient s'accomoder des gros sabots du roman militant. Guérillères du quotidien, elles ne s'encombrent pas de grands discours pour faire la nique aux entraves. Ce sont des battantes, qui savent d'instinct que la meilleure défense, c'est encore l'attaque et ne se posent jamais en victimes - d'un système, des blancs, des adultes ou de quiconque prétendrait faire cesser leur printemps : "(...) tous les pores de la peau ne sécrétant plus que du champagne animal, je pliai ma jeunesse au rythme de la saison et me mis en besogne de perdre la tête" proclame Kit dans "Ma bonne vieille ville". Ce pourrait être aussi bien Hazel ou Jewel ou Sylvia : armées d'une verve parfaitement mise en valeur par l'excellente traduction d'Anne Wicke, toutes sont en quête et gardiennes vigilantes d'une dignité dont elles connaissent le prix pour l'avoir maintes fois payé, elles ou leurs mères ou leurs grans-mères avant elles. Une dignité à toute épreuve que d'aucun pourrait juger chatouilleuse, qui n'aurait pas été esclave ou descendant d'esclaves. Ainsi dans "Blues sans oiseau moqueur", ces cameramen blancs venus filmer sans autorisation une grand-mère noire et ses petits-enfants au prétexte qu'ils feront un arrière-plan pittoresque et qui ne tarderont pas à connaître leur douleur et le prix d'une caméra neuve... 
C'est encore le thème de "La leçon", plus mélancolique qu'il y paraît et d'une grande subtilité, où l'on voit Miss Moore qui "(...) avait fait des études et trouvait qu'il y allait de ses responsabilités d'éduquer les jeunes à son tour" embarquer Sylvia et les autres gamins du quartier dans un magasin de jouets huppé et leur mettre d'emblée le nez dans la réalité des rapports socio-économiques. La leçon porte-t-elle ? Sylvia feint l'indifférence, et pourtant...
"Zazie dans le métro revu par Spike Lee", nous prévient la traductrice. On ne saurait si bien dire, sauf à l'assortir de toutes sortes de louanges à Ypsilon pour avoir eu le bon goût de tirer ce recueil du Schéol des épuisés où il rongeait son frein depuis quelques longues années. La patience n'étant pas la principale vertu des héroïnes de Toni Cade Bambara, du coup, c'est un geyser.

[texte paru dans Le Matricule des anges]