mardi 26 février 2019

L'île à éclipses


















L'île à éclipses : apparitions et disparitions d'une terre française, de Bruno Fuligni. - CNRS éditions, 2017

Qui a bien lu Jules Verne connaît sans doute l'île Julia, qui est au cœur des Mirifiques aventures de Maître Antifer, l'un de ses derniers romans. On sait moins qu'elle a bel et bien existé, de manière avérée, de juillet à décembre 1831, et fit alors l'objet d'une de ces embrouilles diplomatiques dont les orgueils nationaux ont le secret. Jaillie tel un diable de sa boîte à 40 km environ au large de la Sicile, cet îlot volcanique n'avait pas terminé sa formation que l'Angleterre le revendiquait déjà - sous le nom d'île Graham - en vertu du droit du premier occupant. C'était bien là de la perfide Albion ! Car il est infiniment peu probable qu'un représentant quelconque de sa Très Gracieuse Majesté ne soit jamais parvenu à franchir la terrible barre qui en défendait alors l'accès et moins encore à poser le pied sur la roche brûlante. Les marins du Royaume des Deux Sicile auront à peine moins de culot, qui se contenteront de lancer une rame sur le rivage en guise de prise de possession de l'île, qu'ils nomment quant eux Ferdinandea en l'honneur de leur souverain ! C'est donc bien à la France qu'il reviendra de l'explorer pour de bon, en septembre et en la personne de l'enthousiaste géologue Constant Prévost, spécialement dépêché par l'Académie des sciences avec la bénédiction du roi Louis-Philippe. Les uns et les autres ne l'entendent évidemment pas de cette oreille et la poudre aurait pu parler si l'île, sans doute lassée de ce raffut, n'avait préféré replonger, après seulement quelques mois d'existence... Certes, objectera-t-on, elle est encore là, à une vingtaine de mètres sous la surface, et pourrait bien remonter à tout moment, à la faveur de l'une ou l'autre activité sismique. À qui appartiendra-t-elle alors ? Grave question, à laquelle il faut bien avouer que le droit international n'a pas de réponse, sinon purement pataphysique, la nature essentiellement instable de l'île y interdisant de toute façon toute activité pérenne !
Aussi dérisoire que romanesque, l'épisode ne pouvait trouver meilleur historiographe que Bruno Fuligni, archiviste inlassable des humaines prétentions, qui, délaissant souverains autoproclamés et députés farfelus pour un bloc de lave, n'en reste pas moins ébouriffant d'érudition légère, façon pierre ponce.

Mirifiques aventures de Maître Antifer, de Jules Verne. - Actes sud, 2004.
Dernière édition en date et malheureusement épuisée de ce roman peu connu de Jules Verne qui, pour n'être pas l'un des meilleurs, bénéficiait ici des très belles illustrations d'Emre Ohrun.






La langue du Diable, d'Andrea Ferraris. - Rackham, 2018.
L'affaire de l'île Julia sert ici de décor à l'histoire tragique d'un jeune pêcheur sicilien, amoureux de la fille d'un propriétaire terrien et qui, pour avoir été le premier à fouler le sol brûlant de l'île, en revendique lui aussi la propriété. Ainsi, de simple curiosité naturelle et casus belli entre puissances, devient-elle un symbole de la folie des hommes...
Un trait charbonneux assez approprié pour une bande dessinée cependant sans grand relief, ce qui est tout de même un comble.

jeudi 21 février 2019

Rococo ou Drôles d'oiseaux


















Rococo ou Drôles d'oiseaux. - Editions Non standard, 2018

En 2015, trois ouvrages concomitants mettaient au jour les sympathies fascistes et l'antisémitisme avéré d'une certain Charles-Edouard Jeanneret-Gris dit "Le Corbusier", bétonneur bien connu, déclenchant une polémique telle que les milieux culturels et universitaires en ont le secret. François Chaslin, lui-même architecte et producteur à France Culture, était l'auteur d'un de ces livres (Un Corbusier. - Seuil). Revenant ici sur l'affaire, c'est avec une sorte de désolation amusée qu'il en observe les répercussions et dégâts collatéraux : désinformation massive, raccourcis et à-peu-près journalistiques, lynchages médiatiques instantanés et dénonciations calomnieuses lui fournissent une riche matière pour une réflexion élargie sur la notion bien souvent mise à mal de vérité. Partant du très opportun pseudonyme choisi par l'architecte, il convoque avec force citations corbeaux, geais, choucas et volatiles de toutes sortes, toute une volière enfin, dont les croassements, piaillements et gazouillis viennent à point nommé soutenir son propos quant aux joies de la délation, du plagiat, du vain bavardage et des réseaux zoziaux. Qu'on ne s'attende pas, toutefois, à une démonstration en bonne et due forme : l'auteur se veut lui-même un drôle d'oiseau, dont le bon plaisir est de sautiller de-ci, de-là, sans plan bien établi que celui de prétendre divertir le lecteur d'une affaire au fond sans grande importance (même si quand même, hein). Et c'est un peu la limite de ce Rococo dont la forme, très soignée (cahiers non massicotés, gaufrage de couverture, nombreux et fort jolis dessins de l'auteur, papiers de couleurs et bel effort de typo...) finit par excéder le fond, qui frise assez souvent le pro domo pour paraître un peu vain. Et fait que l'on éprouve en fin de compte autant de plaisir à le lire que de doutes quant à l'opportunité de le conserver sur ses étagères.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

 Un Corbusier, de François Chaslin. - Seuil, 2015
Le Corbusier : une froide vision du monde, de Marc Perelman. - Michalon, 2015










Le Corbusier : un fascisme français, de Xavier de Jarcy. - Albin Michel, 2015