mardi 14 mai 2019

Le miracle du thé


















Le miracle du thé, de Seumas O'Kelly ; traduit de l'anglais (Irlande) par Marc Voline ; gravures de Frédéric Coché. - Le Nouvel Attila, 2019

Jamais village ne fut plus à l'ouest que celui de Kilbeg. D'abord parce qu'il se trouve aux marches les plus occidentales de l'Irlande ; ensuite par la grâce un peu folle de ses habitants. C'est d'abord la vieille Nan Hogan, imprécatrice hors-pair et "pilier d'indépendance monoculaire" qui, revenant d'un séjour forcé à l'hôpital, trouve sa maison squattée par "une imposteuse caractérisée", dont elle aura le plus grand mal à (ne pas) se défaire. C'est ensuite Mlle Mary Hickey, la "reine de Kilbeg", dont la fierté distante n'aura d'égal qu'un solide mal du pays sitôt qu'elle aura quitté des collines qu'elle croyait à tort avoir trop vues. C'est enfin la malheureuse Winnie O'Carroll qui, "née sous le signe de Saturne", dclenchera sans le vouloir une bien vilaine affaire pour avoir "trouvé" une très opportune livre de thé. 
Trois nouvelles, donc, pour un seul décor - entre Clochemerle, le Chelm du folklore yiddish et le village d'Astérix - peuplé, donc, de personnalités à la fois naïves et bien trempées, que l'on se plaît à retrouver d'une histoire à l'autre, à la façon du Winesburg, Ohio de Sherwood Anderson. 
De Seumas O'Kelly, journaliste, romancier et nouvelliste irlandais mort en 1918, on ne connaissait jusqu'alors que La tombe du tisserand (Attila, 2009), généralement considéré comme son chef d’œuvre. C'est la même inspiration, à la fois burlesque et tendrement moqueuse, qui préside à ce recueil dont on ne regrettera que la brièveté. Est-ce une traduction intégrale ? Certains indices laissent à penser que non. On en aurait bien lu davantage, tant ces gens de Kilbeg - loin de ceux de Dublin - quels que soient leurs ridicules, leurs disputes et leurs lubies, savent également faire preuve d'un si extraordinaire sens de la communauté qu'ils vous rendraient presque foi en l'humanité.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Winesburg en Ohio, de Sherwood Anderson. - Gallimard, 2010.

Tigre ! Tigre !


















Tigre ! Tigre ! de Mochtar Lubis ; traduit de l'indonésien et préfacé par Étienne Naveau. - Le Sonneur, 2019

Nous sommes à Sumatra, à l'ouest de l'Indonésie. Sept villageois rentrent chez eux après avoir récolté de la résine en forêt, quand ils se rendent compte qu'ils sont suivis par un tigre. Est-ce un vieux tigre affamé, trop faible pour chasser autre chose que des proies humaines ou bien l'une de ces "aïeules" indestructibles envoyées par Dieu pour punir les hommes de leurs péchés ? Qu'importe : sous la pression les langues se délient et les masques tombent. Voleurs ou criminels, tous ont quelque chose à se reprocher, à commencer par Wak Katok, le chef, soi-disant expert en sorcellerie et en arts martiaux, qui s'avère n'être qu'un lâche de l'espèce la plus vile. C'est alors à Buyung, le plus jeune, qu'il appartiendra de sauver ce qui peut l'être en venant à bout, non seulement du tigre, mais aussi et surtout de son propre "tigre intérieur", révélateur et Némésis de toutes les humaines passions.
On n'a pas tous les jours l'occasion de se mettre un roman indonésien sous les crocs. Publié en 1965, Tigre ! Tigre ! est un classique en Indonésie et son auteur un journaliste et écrivain respecté, mort couvert d'honneurs en 2004. Écrit simplement, dans une belle langue dépouillée de tout lyrisme excessif, le récit fonctionne avant tout comme un parfait roman d'aventure, au suspense haletant, mais aussi comme une plongée dans un univers mental pour nous complètement exotique, au sens élargi où l'entendait Victor Segalen. On est également prié par l'éditeur d'y voir une claire dénonciation du régime pro-communiste de Soekarno, avec lequel Lubis eut maille à partir. L'histoire ne dit pas s'il s'accommoda mieux de celui de Soeharto et du million de morts consécutifs à sa prise de pouvoir en - tiens, tiens - 1965. On n'hésitera donc pas à prolonger sa lecture en visionnant The act of killing (2012), stupéfiant documentaire de Joshua Oppenheimer, qui nous en dira plus long sur la vraie nature des tigres.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

lundi 13 mai 2019

Tainaron















Tainaron : lettres d'une ville étrangère, de Leena Krohn ; traduit du finnois par Pierre-Alain Gendre. - Corti, 2019.

À la mosaïque sagement ordonnée des atlas, la littérature, depuis toujours, oppose et superpose un millefeuille d'incertitude, un empilement de mondes parallèles et de pays imaginaires dont l'exploration ne recèle pas moins de dangers et d'émerveillements que celle des sources du Nil ou de l'Amazone. Des État de la Lune de Cyrano de Bergerac aux Contrées de Jacques Abeille, de l'archipel de toutes les utopies à la Grande Garabagne de Michaux, de La ville incertaine à L'autre côté, les géographies littéraires ne cessent de s'inventer, de se reconfigurer au gré de la seule fantaisie d'écrivains possédés par l'esprit d'Hérodote. Quelle que soit la diversité des parages explorés, les rapports de ces grands voyageurs ne forment au fond qu'un seul Récit, infini malgré la raréfaction des zones blanches, l'imagination passant allègrement outre aux injonctions du GPS. Tainaron ajoute un nouveau point sur la carte.
Cité peuplée d'hommes-insectes, avec tout ce que cela suppose de tout-autre et de familier, Tainaron nous est décrite au fil d'une trentaine de textes courts, comme autant de lettres envoyées par une femme à l'un de ses amis par-delà l'océan. Comment est-elle arrivée là, et pourquoi ? On ne le saura jamais vraiment. Guidée dans ses pérégrinations par le Capricorne, cicérone aussi complaisant que subtilement réticent, c'est en promeneuse qu'elle aborde la ville, sous tous ses aspects y compris les plus paradoxaux, tel cet Hadès souterrain où les insectes morts sont dévorés par des larves, ces pièges de sable où elle pourrait tout aussi bien s'enfoncer ou bien cet "imitateur" dont le mimétisme est tel qu'il n'a besoin d'être personne, pas même lui...
D'une miniature à l'autre et malgré tout son charme, Tainaron ne s'en charge pas moins d'une certaine mélancolie, au fur et à mesure que s'annoncent l'hiver et le repli de ses habitants dans leur cocon. Ou bien la ville n'est-elle en vérité qu'un écrin d'étrangeté pour la propre solitude de la narratrice, dont les lettres restent sans réponse au point de faire douter de l'existence de leur destinataire. La relation de voyage se double alors d'une récitation intérieure qui fait en contrepoint tout le prix du recueil, au-delà du seul exotisme : la ville entre en résonance, il en émane une forme de nostalgie qui nous vaut notamment un très beau texte sur le souvenir du bruit blanc de la radio, celui qu'elle fait entre les stations, là où, précisément, avoue la narratrice "à travers ces territoires vierges, je ressentais une joie d'explorateur, ensorcelée par le bourdonnement incessant qui s'élevait comme une brume de leurs océans sans nom et secrétait à traves le poste des ondes de puissance et de longueur presque constantes évoquant le miel et les habitations de milliers de bourdons".
Souvenir d'enfance, donc, mais le don d'enfance n'est-il pas à la source même de l'art du voyageur, qui lui fait l’œil neuf et prompt à s'étonner ? On ne saurait dès lors faire le partage entre le récit de voyage au sens classique du terme, dont relève assurément ce roman épistolaire, et l'aventure intérieure d'une narratrice attentive à sa propre métamorphose au contact de la ville, à l'écoute des mouvements de l'âme dans ses manifestations parfois infimes.
Leena Krohn, née en 1947 à Helsinki, est, dit-on, familière de ces formes courtes où elle ne cesse de questionner le réel et la perception dans toutes ses composantes. D'elle, on ne connaissait jusqu'alors en français que Dona Quichotte et autres citadins (Esprit ouvert, 1998), malheureusement indisponible. Elle a donc toute sa place dans la très bien nommée collection "Merveilleux" d'un éditeur qui semblait n'attendre qu'elle et qu'on ne saurait que prier de ne pas en rester là au vu de ce qu'il reste à traduire d'une oeuvre aussi importante.
Et l'on se dit que, décidément, s'il reste bien des continents perdus à explorer, des lointains étranges, des Cipango, des Cibola, ils sont à chercher dans les littératures du monde, où se font les derniers et les plus beaux voyages.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Dona Quichotte et autres citadins, de Leena Krohn. - Esprit ouvert, 1988.
Une inspiration et une mélancolie semblables pour ce portrait elliptique d'une femme libre, dans une édition malheureusement assez médiocre, défigurée par d'étonnantes coquilles.

dimanche 12 mai 2019

Manaraga


















Manaraga, de Vladimir Sorokine ; traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard. - L'inventaire : Nouveaux angles, 2019

Imaginez un avenir proche, où l'Europe se remet à peine de guerres dévastatrices. Un monde où les livres n'intéressent plus personne et ne servent, grosso modo, qu'à griller des steaks. La "Cuisine" est une guilde, une mafia internationale de rôtisseurs qui parcourent le monde afin de satisfaire les lubies des nababs de la nouvelle jet-set, où le luxe ultime consiste à payer très cher une petite grillade à l'édition princeps, généralement acquise à prix d'or ou volée dans les rares bibliothèques subsistantes. Ces cochonneries ne brûlant pas si bien qu'on pourrait le croire, le book'n'grill est une affaire de spécialistes, experts dans l'art de la lecture à feu vif ou à feu doux. Gueza, lui, "lit" les Russes. Dans sa partie, c'est l'un des meilleurs : habile, prudent et, surtout, dénué de toute conscience autre que professionnelle. Aussi, lorsque d'outrecuidantes crapules prétendent inonder le marché de fausses éditions originales d'Ada, est-il désigné par la Cuisine pour superviser la destruction des malfaisants. 
Il ne faut bien sûr jamais attendre de Vladimir Sorokine l'un de ces scénarios tirés au cordeau qui font les bonnes affaires d'Hollywood : le Russe, comme dans ses précédents romans (Telluria, Actes sud, 2017), a la science-fiction vagabonde et  le postmodernisme musard. Manaraga, c'est d'abord une promenade, au gré des voyages et des prestations de Gueza, à travers une nouvelle extension de l'univers patiemment mis en place au fil des livres et des ans. Un univers tout de déglingue high-tech, peuplé de laissés pour compte et d'oligarques, de fanatiques religieux et de mutants transhumanistes, à la fois grotesque et d'un cynisme assez glaçant pour déplaire aux âmes sensibles, qui ne verront ni sans effroi ni sans plaisir coupable partir en fumée le meilleur des belles-lettres mondiales, tandis que résonne en arrière-plan le ricanement méphistophélique de l'auteur.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 11 mai 2019

Cavalerie rouge

Cavalerie rouge, d'Isaac Babel ; traduit par Maurice Parijanine, texte revu par André Robel. - Gallimard, 2019

Cavalerie rouge n'a jamais tout à fait disparu des étagères, pas moins de quatre traductions se le disputant en librairie. Sans préjuger de la qualité des autres, il n'est que d'ouvrir celle qui fut, chronologiquement la première, en 1928 - aujourd'hui rééditée dans L'imaginaire - pour éprouver presque physiquement ce qu'est la puissance d'un classique.
Né en 1894 dans une famille juive d'Odessa, Isaac Babel prend fait et cause pour la Révolution dès février 1917 et, suivant le conseil de Gorki, qui l'exhorte à se frotter un peu au monde avant de prétendre écrire quoi que ce soir, il s'engage en 1920 dans l'Armée rouge. Envoyé en tant que correspondant de guerre sur le front polonais, il en revient avec une trentaine de nouvelles, d'abord publiées dans les journaux de l'armée avant d'être réunies par l'auteur lui-même en 1926, en un volume qui sert de base à la présente traduction, l'édition russe ayant été très vite caviardée par le pouvoir soviétique. Trop original et indépendant pour se plier au canon du réalisme socialiste, Babel publiera peu et, à l'exception des magnifiques Contes d'Odessa, son œuvre subséquente restera largement dispersée et méconnue jusqu'à son arrestation et son assassinat en 1940. 
Cavalerie rouge, en effet, n'avait certainement rien pour plaire à Staline, les soldats de Babel - si fougueux fussent-ils - n'ayant manifestement pas encore atteint le stade ultime de l'homo sovieticus. Ouvriers, paysans surtout, les Cosaques qui font le gros de la cavalerie de Boudienny n'ont rien de purs héros socialistes. Mal dégrossis, violents, ignares et n'ayant du marxisme qu'une assez vague idée, ils n'en sont pas moins dévoués à la Révolution et, surtout, doués d'un bon sens à toute épreuve. On ne saura rien ou presque du déroulé de la guerre. Babel s'intéresse bien moins aux batailles qu'à ce qui se passe entre elles, aux interstices d'une guerre dont, à la manière d'un Callot ou d'un Goya, il se fait le témoin des malheurs et des misères. Exécutions sommaires, déprédations, pillages, il ne cache rien de la sauvagerie dont sont parfois capables les soldats, non plus que de leurs accès de tendresse et de générosité. Ils sont humains avant tout - et russes, excessifs, donc, dans l'amour comme dans la haine, à la façon de ce Matveï Pavlitchenko qui se vante d'inlassablement piétiner son ennemi afin d'arriver "jusqu'à l'âme, pour voir où elle est et comment elle se montre (...), histoire de connaître la vie et de savoir si elle est au-dedans de nous..."
Si l'or se trouve parfois dans la boue, elle est tout aussi bien mêlée de sang. Celui, bien souvent, des Juifs, auxquels Babel, bien que communiste et athée convaincu, conserve une tendresse particulière. Premières victimes de la guerre, les populations civiles sont souvent celles des shtetls de Pologne et d'Ukraine où sont cantonnés les Cosaques de Boudienny qui, même bolchévisés, n'oublient pas toujours leurs vieux instincts pogromistes. C'est l'occasion pour Babel de beaux portraits, notamment celui du vieux Ghedali qui "penchant la tête, (...) écoute les voix invisibles qui descendent sur lui" et veut "une Internationale de bonnes gens, (...) que tout vivant soit recensé et qu'on lui accorde la ration de première catégorie."
On n'en finirait pas, cependant, de citer un texte dont la traduction restitue admirablement la langue, cette belle langue russe à la fois noble et familière, d'une fraîcheur lumineuse, colorée comme un loubok, ces images populaires qui, comme ce livre, nous montrent parfois le monde "comme un pré au mois de mai, un pré  où vont et viennent femmes et chevaux."

[texte paru dans Le Matricule des anges]

vendredi 10 mai 2019

Sarcellopolis


















Sarcellopolis, de Marc Bernard. - Finitude, 2019

En 1963, mandaté par Flammarion, Marc Bernard emménage à Sarcelles pour un reportage en immersion dans ce qu'il est alors convenu d'appeler "le Grand ensemble". L'éditeur espère un pamphlet : il en sera pour ses frais. Car s'il se méfie à priori de tout ce qui "de près ou de loin sent le tas", l'écrivain ne se sent curieusement pas mal du tout dans ce prototype de ville nouvelle dont les appartements, vastes, aérés, lumineux, commodes, sont un véritable enchantement pour les habitants, d'origine modeste pour la plupart et souvent issus de taudis dont Marc Bernard lui-même a connu son lot. Aussi prend-il le contre-pied des nombreux reportages de l'époque, dénonçant la "sarcellite" et la soi-disant déshumanisation qui en résulte. Sarcelles est humaine et ne préfigure en rien les véritables ghettos que deviendront bientôt les "quartiers". Portés par une ambition presque utopiste, les promoteurs et architectes de la ville nouvelle entendent apporter une solution durable à la grave crise du logement que traverse alors la France. C'est avec une bienveillance amusée que Marc Bernard se fait l'écho des différents aspects de ce volontarisme social, où rien ne doit manquer aux habitants, ni infrastructures ni commerces, ni médecins ni services sociaux, ni cinémas ni bibliothèques. 
Frère en indulgence d'un Henri Calet, auquel on ne peut pas ne pas penser, Marc Bernard (1900-1983) fut de ces écrivains pas si rares, au fond, qui n'ont jamais le succès qu'ils méritent, malgré l'Interallié (1934), malgré le Goncourt (1942) et l'indéfectible soutien de la maison Gallimard. Par-delà l'intérêt sociologique et historique de cette réédition bienvenue, c'est d'abord un style que l'on retrouve toujours avec le même plaisir. Un style tout d'ironie tendre et qui, de petites touches en air de rien, vous en dit plus que n'importe quel épais rapport de la Datar ou de l'Insee sur l'état de la France en ces Trente Glorieuses dont on ne voyait pas encore pointer le bout grisâtre.

[texte paru dans Le Matricule des anges]