mardi 27 août 2019

Nouvelles en trois lignes


















Nouvelles en trois lignes, de Félix Fénéon. - Libretto, 2019

"Celui qui silence", disait Alfred Jarry de Félix Fénéon dans son Almanach illustré du Père Ubu et, certes, on ne lui donnera pas tort. D'abord parce qu'à de rares exceptions près - dont ces Nouvelles en trois lignes - son œuvre reste encore largement inaccessible. Éclatée, dispersée en fragments innombrables, elle fut surtout composée d'articles et d'interventions diverses et parfois anonymes dans une foule de revues et de journaux dont il lui arriva d'avoir la responsabilité (La Revue blanche, L'En-dehors de Zo d'Axa pendant l'exil de ce dernier...) Ni poète ni romancier, il fut critique avant tout, au point d'en incarner pour beaucoup la figure exemplaire, tant il eut de nez dans ses choix : l'un des premiers à soutenir les Impressionnistes et, surtout, les Néo-impressionnistes (Seurat, Signac...), il encouragera également un certain nombre d'hommes de lettres dont la notoriété n'était pas gagnée d'avance (Verlaine, Gide, Mallarmé et tutti quanti). Enfin, s'il fut éditeur, jamais il ne chercha à publier personnellement le moindre livre. 
Taiseux, donc, il le fut encore en cultivant - à l'oral comme à l'écrit - l'art de ne jamais trop en dire. À cet égard, jamais sans doute n'y parvint-il avec autant d'éloquence que dans la rubrique qu'il tint pour Le Matin de mai à novembre 1906. Sept mois, soit 1210 dépêches d'agence réduites à leur plus simple expression, selon la contrainte imposée par le journal. Banquets, cérémonies, prix de vertu, faits-divers surtout... chacun de ces tweets avant l'heure est en lui-même un roman, réduit à l'essentiel par un maître du raccourci : "Rue Myrrha, le fumiste Guinet tirait au petit bonheur des balles sur les passants. Un inconnu lui planta un stylet dans le dos." Félix Fénéon ne fut pas seul à rédiger ces nouvelles, mais nul n'eut plus de talent que lui pour en éprouver l'épaisseur au-delà des faits bruts et, d'un mot, les faire passer du côté de la littérature. 
Servis avec un flegme imperturbable, l'humour noir et l'ironie sont assez souvent de la partie : "Impossible d'éventrer le coffre-fort de l'horticulteur Poitevin, de Clamart. Dépités, les cambrioleurs incendièrent sa grange." Cette distance qui, chez tout autre, passerait pour du cynisme, marque en réalité la mesure très exactes de la pudeur. Même en présence du plus horrible drame, Fénéon ne s'apitoie ni ne s'indigne, refusant au lecteur de le lui livrer "normalisé" par une sensiblerie de façade. Il n'est cependant pas bien difficile de deviner à qui vont ses préférences. Militant libertaire de toujours, il sera résolument du côté des pauvres : "Le mendiant septuagénaire Verniot, de Clichy, est mort de faim. Sa paillasse recelait 2000 francs. Mais il ne faut pas généraliser." De même qu'en pleine séparation de l'Église et de l'État, il ne perd jamais l'occasion d'ironiser doucement sur ces maires soucieux de "restaurer le vrai Dieu" sur les murs des écoles ou bien sur les curés s'opposant manu militari à l'inventaire de leur sacristie. Ainsi fait-il œuvre de moraliste, tout en se payant le luxe de ne jamais asséner aucune morale. Dépêche après dépêche, tout un petit théâtre prend forme. Un théâtre de l'espèce humaine en proie à ses passions, innocentes ou funestes, qui rappelle aussi bien l'art du haïku qu'il préfigure - humour mis à part - le Témoignage de Charles Reznikoff, dans sa détermination à presser le trivial jusqu'à en faire sourdre la poésie. 
Réunies pour la première fois par Gallimard en 1948 sous l'égide de Jean Paulhan, dont Fénéon fut le mentor, les Nouvelles en trois lignes connaissent donc une nouvelle édition, après en avoir connu d'excellentes. Si celle-ci fait un peu le service minimum - ni introduction ni notes - elle n'en est pas moins opportune à l'heure où l'on célèbre au Musée du Quai Branly et jusqu'au 29 septembre ce grand collectionneur et promoteur des arts africains que fut l'homme à la barbiche, entre beaucoup d'autres choses. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Parmi les différentes éditions des Nouvelles, la meilleure, au moins typographiquement parlant, reste sans conteste celle des éditions Cent pages

dimanche 25 août 2019

Aventures dans les Caraïbes


















Aventures dans les Caraïbes, de Henry Pitman ; traduit de l'anglais par Sophie Jorrand. - Anacharsis, 2019

1685. Pour s'être imprudemment commis avec les partisans du duc de Monmouth, Henry Pitman, un jeune chirurgien quaker, est déporté à La Barbade, dans les Antilles britanniques. Révolté par la servitude à laquelle il est réduit, il s'évade avec une poignée de compagnons. Une navigation hasardeuse les mène jusqu'à une île déserte où, plusieurs semaine durant, ils organiseront leur survie avant d'être secourus par un navire corsaire. De retour à Londres, Pitman, devenu apothicaire, racontera ses aventures sans se douter qu'elles inspireront l'un des mythes les plus universels de la littérature mondiale. S'il est en effet communément admis que l'aventure du matelot Selkirk (qui vécut seul pendant quatre ans sur une île au large du Chili) servit principalement de modèle à Daniel Defoe pour son Robinson Crusoé, il est non moins certain que les épreuves de Pitman (contemporain et voisin de Defoe) y eurent également leur part. Sans elles, point de Robinson et, partant, point de robinsonnades, ces puissantes machines à rêver dont furent peuplés nos étés, de Jules Verne à William Golding et Michel Tournier. 
Peu de textes, donc, furent aussi riches de potentialité que celui-ci (il inspirera encore l'écrivain italien Rafael Sabatini pour son fameux Captain Blood). Mais s'il fut sans doute un excellent apothicaire (quelques-unes de ses spécialités figurent en fin d'ouvrage), Pitman n'était certes pas un écrivain-né. Aussi dépouillé que bref, son récit (complété par celui d'un de ses compagnons) est à lire pour son caractère avant tout séminal, tellement qu'il ferait tout aussi bonne figure au catalogue Vilmorin qu'à celui d'Anacharsis si l'éditeur toulousain, comme d'habitude, n'avait aussi brillamment soigné l'emballage de cette première traduction française au moyen, notamment, de la très érudite et passionnante présentation de Sophie Jorrand. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

dimanche 18 août 2019

Verdure

Verdure, de Jean-Loup Trassard. - Le temps qu'il fait, 2019.

On a le Montana qu'on peut et la Mayenne, après tout, vaut bien le Yaak. En tout cas, Jean-Loup Trassard, depuis plus de quarante ans, en défend la campagne familière avec la même passion qu'un Rick Bass sa montagne à grizzlys. À preuve ce nouveau recueil, essentiellement composé d'articles de circonstance qui, tous, témoignent d'une même préoccupation pour un paysage aujourd'hui gravement menacé. Course au rendement, pollution de l'air, du sol et des eaux par les engrais chimiques et les pesticides, l'air est connu depuis les années 70 et reste d'affligeante actualité. Jean-Loup Trassard, quant à lui, fut l'un des premiers à dénoncer le saccage organisé du bocage, biotope irremplaçable et paysage bien plus que millénaire dont la lente formation, polie par l'usage, tissait des liens uniques entre le naturel et l'humain. Décidé sur le papier par des technocrates plus soucieux "d'aménagement du territoire" que de la simple intelligence des choses, le remembrement a largement détruit haies et chemins creux, changeant un environnement intégré de manière exceptionnelle en désert. Inlassablement répété d'article en article et  loin de toute idylle champêtre, le constat est accablant : disparition des arbres (10 000 par commune remembrée !), appauvrissement irrémédiable de la flore et de la faune... Si l'auteur de Dormance n'est pas tendre envers les paysans qui y prêtent la main, il ne les accable pas non plus, face au modèle économique qui, les forçant à surproduire, les pousse dans le cycle infernal de l'endettement, pour le seul profit des banques et des grossiums de l'agro-alimentaire. 
On ne sortira certes pas de ce livre avec le moral en hausse mais, tout de même, avec la conviction que les passéistes ne sont pas ceux qu'on croit. Et l'on se replongera avec délices dans l'Histoire de la campagne française de Gaston Roupnel, ouvrage visionnaire auquel Jean-Loup Trassard rend incidemment un hommage aussi attendri que justifié. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 17 août 2019

Les corps glorieux


















Les corps glorieux, d'Auguste Cheval. - Éditions de la marquise, 2018

Les idées les mieux arrosées passent rarement la nuit. Mais qu'une seule résiste à la gueule de bois et l'on se retrouve à pédaler d'Istanbul à Lausanne, dix kilos de tabac sur le dos, auxquels il va maintenant s'agir de faire passer les frontières... Certes, Edmond, Pierre et Cervoisier n'en sont pas à leur première grimpette. Coursiers émérites et rompus aux pentes lausannoises, ils n'ont jamais craché sur le kilomètre et ça tombe bien parce que, du kilomètre, ils vont en bouffer. En bouffer : c'est bien le mot, tant l'appétit de ces trois-là semble à la mesure du défi. La contrebande n'est qu'un prétexte, l'enjeu purement symbolique d'une équipée placée tout entière sous la bannière de l'effort partagé. C'est l'amitié qui garde le ressort tendu, malgré la fatigue et les vicissitudes. On avance en s'épaulant, comme on prend le vent, à tour de rôle, ce vent qui est "le guide de nos sentiments et de nos voyages" et dont seul le vélo permet de prendre la mesure. On aime ou l'on n'aime pas la bicyclette : Auguste Cheval nous épargne au moins les détails techniques. Il ne sera donc question ni de dents ni de braquet, mais de rencontres et de l'exultation de l'âme et du corps, portée par une écriture qui sait toujours trouver le ton juste, en phase avec l'épopée familière que devient bientôt ce voyage décidé sur un simple coup de tête. Une épopée locale et presque domestique, contée comme il se doit par un vieil aède à des adolescents tout prêts à prendre la relève de leurs aînés passés dans la légende. Et si, parfois, tout cela paraît un peu trop beau ou trop facile, c'est que, justement, la légende ne s'embarrasse pas de ces détails. Elle passe, comme on passe les cols, l’œil clair et le jarret tendu, attentive à sa seule nécessité, polie comme un galet pour avoir été chantée par tant de bouches, toute réalité transfigurée par la communauté qui, définitivement, l'aura faite sienne. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 14 août 2019

Judex


















Judex, d'Arthur Bernède. - Editions du Sagittaire, 2017-2018. - 3 volumes.

Par quels tortueux détours le banquier Favraux a-t-il acquis sa fabuleuse fortune ? Qui est vraiment cette Marie Verdier, qu'il s'apprête à épouser en secondes noces, au détriment de sa fille Jacqueline ? Pourquoi le vagabond Kerjean lui voue-t-il une haine aussi farouche ? Et, surtout, qui est ce Judex, l'impitoyable justicier dont la vindicte le poursuit jusque dans la tombe ? Pour le savoir, jetez-vous sans attendre sur ce feuilleton palpitant, qui fit les beaux jours du Petit Parisien entre janvier et avril 1917, loin des tranchées, des mutineries et des fusillés pour l'exemple d'une guerre qui n'en finissait pas de s'enliser. Il fallait bien se distraire. Pour cela, tous les moyens étaient bons : la presse, bien sûr, mais aussi le cinéma. Selon, le concept révolutionnaire du ciné-roman, Judex ne fut pas seulement un feuilleton mais aussi et en même temps un film, et la cape noire du justicier de se déployer sur les écrans de la Gaumont au moment même où le journal retentissait de ses exploits. Tournés par Louis Feuillade à la suite de Fantômas et des Vampires, les 12 épisodes de Judex, salués par les Surréalistes, deviendront très vite un classique du cinéma muet, tandis que le roman de Bernède sombrait dans l'oubli. Ils formaient pourtant un tout, prévus pour être complémentaires, selon une formule dont on peine aujourd'hui à se figurer le succès populaire. Ciné-romans et serials envahissent journaux et salles obscures. Les romanciers - tel Arthur Bernède - se font scénaristes, en feuilletonistes chevronnés, habiles à tenir le public en haleine en s'appuyant sur les recettes les mieux éprouvées du mélodrame : criminels tout puissants, vengeurs implacables, jeunes filles méritantes, seconds rôles cocasses, gavroches au cœur d'or... Arthur Bernède connaît son métier et Judex ne déroge pas à la règle. Peut-être jugera-t-on tout cela très naïf, peut-être l'aimera-t-on d'autant mieux, justement pour cette fraîcheur venue d'un temps où cynisme et second degré n'avaient pas droit de cité dans nos divertissements, où l'on frémissait pour de bon à ce qui nous fait parfois sourire. Et si cette réédition en trois volumes pèche bien par quelques aspects (d'ineptes illustrations, notamment), elle n'en fait pas moins l'effet, par temps de canicule, d'un bon coup de brumisateur. 

A voir en complément, donc, le Judex de Louis Feuillade, où l'on retrouvera avec plaisir la Musidora des Vampires, incarnant cette fois-ci la démoniaque (et tenace) Maria Monti.








En 1963, Judex fit l'objet d'un mémorable remake de Georges Franju qui, s'il prend des libertés avec le scénario original, le sublime parfois au moyen de scènes surréalistes, comme celle de ce bal masqué dont l'esthétique fait songer à Max Ernst.



Enfin, ne l'oublions pas, Arthur Bernède fut également le créateur de Belphégor, resté dans toutes les mémoires pour l'adaptation télévisée qui sut tenir la France gaulliste en haleine au moment même où naissait l'auteur de ces lignes. Comme Judex, Belphégor fut d'ailleurs un ciné-roman, dont la version filmée a été vite oubliée. Le roman reste d'une lecture agréable, dans une ambiance années folles qui fait parfois songer à L'inhumaine de Marcel L'Herbier.
Une nouvelle et dispensable adaptation par Jean-Paul Salomé en 2000.