lundi 30 septembre 2019

Faserland


















Faserland, de Christian Kracht ; traduit de l'allemand par Corinna Gepner. - Phébus, 2019

Pauvres, pauvres fils à papa. une fois retombées les fusées de la fête, la voilà qui prend comme un goût de cramé, une de ces odeurs tenaces qui vous collent à la peau où que vous alliez. Trentenaire friqué, le narrateur la traîne après lui du nord au sud de l'Allemagne, au cours d'une fuite en avant qui s'apparente assez vite à une descente aux enfers. De cuites sévères en parties hallucinées, des bords de la Baltique au milieu du lac de Zürich, la réalité se délite et devient floue, tandis que se fendille la solide armure de mépris dont il a cuirassé son existence à l'exacte proportion de sa vacuité. Le petit prince n'y croit plus. Brusquement chassé de l’Éden, sans préavis ni explications, il n'est plus de ces élus "qui vivent à l'intérieur de la machine, qui doivent conduire de bonnes voitures, qui doivent prendre de bonnes drogues, boire du bon alcool et écouter de la bonne musique, tandis que, autour d'eux, on fait la même chose, mais juste un peu plus mal". Vient donc un moment où égrener des marques ne suffit plus à remplir une existence. un moment où il n'est simplement plus possible de prétendre : nu, seul en pleine lumière, il assiste alors, aveuglé, au naufrage de ses semblables avec un effroi pas même salutaire, et qui lui permettra tout juste de ne pas sombrer tout à fait dans les mêmes eaux sales. Nul espoir en vue, cependant, nulle élégante rédemption littéraire, mais un dégoût, un écœurement généralisé, complet, physiologique, pourrait-on dire, où les illusions dorées de la jeunesse prennent le chemin de la merde et du vomi que l'auteur dispense d'un bout à l'autre avec une profusion toute germanique. Nul espoir, donc, mais assez de lucidité pour savoir que tout était joué d'avance, depuis ce temps où, Unaccompanied Minor, voyageant seul en avion, il jouait à se persuader qu'il tenait vraiment les commandes que l'équipage s'amusait à lui confier : "Je n'ai jamais laissé voir aux pilotes que je connaissais la vérité : ce n'est que le pilote automatique. Après tout, ils étaient tous très gentils avec moi. " Alors faut-il avoir pitié des gosses de riches ? 
C'est en tout cas le seul moment où l'on éprouvera ne serait-ce qu'un semblant de sympathie pour un personnage dont le mépris pour à peu près tout le monde ne le dispute qu'à l'arrogance de classe. Il souffrira sans nous, tant pis. Après tout, hormi les questions de compte en banque, sommes-nous moins avides de distinction ? Le propos du roman n'est certainement pas de nous faire compatir aux malheurs de la jet-set allemande, bien plutôt de l'ouvrir de haut en bas d'un franc coup de scalpel pour en faire sortir le pus, avec tout le professionnalisme nécessaire et sans compassion excessive. 
Paru en 1995, le premier roman de Christian Kracht, né en 1966 à Saanen (Suisse) manquait encore à notre culture. Il fit pourtant beaucoup en son temps pour la renommée de l'auteur, soudain promu général en chef de la Popliteratur (une étiquette qu'il ne cessera cependant de récuser) et que l'on n'hésita pas à comparer à Bret Easton Ellis pour le portrait sans fard qu'il dressait d'une "génération X" à l'allemande, entre cynisme ricaneur et désespoir alcoolisé. Sans fard, mais sans moralisme non plus : hier comme aujourd'hui (cf. Imperium et Les morts, tous deux récemment parus chez Phébus), Kracht se veut avant toute chose l'observateur flegmatique et définitivement narquois de nos vanités, quitte à les titiller si nécessaire, comme on asticote une fourmilière pour en faire jouer les mécanismes de défense. Cruel, certes, mais efficace : le roman déclencha, dit-on, de belles polémiques en Allemagne, à la hauteur d'un grand pays qui, peut-être plus que d'autres, répugne toujours un peu à se regarder en face. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

jeudi 26 septembre 2019

L'absence de ciel


















L'absence de ciel, d'Adrien Blouët. - Noir sur blanc, 2019

Hennes, un jeune vidéaste berlinois autoproclamé "documentariste free lance", est engagé par un vieil écrivain pour tourner un documentaire sur l'artiste Wolfgang Laib. Sans plus d'explications mais tous frais payés, Hennes quitte Berlin pour la Souabe où, jour après jour, armé de sa caméra, il rôde aux alentours de la maison de l'artiste, fasciné jusqu'au vertige. Jusqu'à la chute. 
L'argument n'est pas plus mauvais qu'un autre. Adrien Blouët (né en 1992) en tire un premier roman qui séduit avant tout par sa justesse d'évocation. Sans se croire obligé d'en faire des tonnes, il parvient avec bonheur à mettre en mots cette demi-campagne à la fois désolée et désolante dont le jeune homme a peine à croire qu'elle puisse servir de terrain de jeu à un artiste, par ailleurs bien réel, connu pour ses installations à partir de pollen, patiemment récolté à la main dans les prés et les forêts des alentours. Laid, dont "à voir ses photos on pouvait penser qu'il ne vivait qu'en été", reste le grand absent du roman, loin de toute exofiction à la mode, un prétexte, une malice faite au réel de la part d'un auteur qui ne dédaigne pas l'ironie. Vis-à-vis de lui-même, tout d'abord : n'est-il pas issu des Beaux-Arts comme son héros, dont il souligne le caractère velléitaire mêlé de suffisance, propre à pas mal de ces jeunes gens ? Vis-à-vis de la littérature elle-même, ensuite, via la figure de l'écrivain Cornelius Düler, sous-Pynchon en voie d'effacement définitif dont le Grand Œuvre, miss june '76, s'achève apparemment dans la même eau de boudin que L'absence de ciel. Tant d'insignifiante invraisemblance après avoir été si vraisemblable : c'est bien le seul reproche que l'on pourrait faire à ce livre. Curieusement, on ne le lui fera pas. Soit qu'on choisisse d'y voir une pirouette de l'auteur, par ailleurs impressionnant de maîtrise, quant aux puissances respectives du réel et de la fiction, soit qu'un premier roman d'une telle qualité d'écriture mérite toute notre indulgence. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 25 septembre 2019

Saccage














Saccage, de Frederik Peeters. - Atrabile, 2019

Il y a chez Frederik Peeters un goût jamais démenti de la métamorphose. De Pachyderme à Koma, de Lupus à Aâma et L'homme gribouillé, les identités ne sont jamais longues à se brouiller ni la réalité à s'altérer. Le rêve contamine le réel, le psychisme s'invite à table et les uns ne sont jamais trop sûrs de n'être pas les autres, ou bien de l'avoir été, avant de le redevenir mais avec des nageoires à la place des bras. Mais enfin, tout cela reste en général pris dans une trame narrative suffisamment solide pour contenir les débordements du sens, sinon ceux du protoplasme. Avec Saccage, pour une fois, Frederik Peeters se lâche. Volontairement, consciemment, il quitte la terre ferme du scénario préétabli pour les eaux mouvantes de la collision mentale et de l'association d'idées sans but lucratif. Sur la seule base d'une ambiance post-apocalyptique autorisant tous les délitements, il donne libre courts à son imagination au moyen d'une suite de visions oniriques et silencieuses dont la signification, non donnée d'avance, naît de l'enchaînement aléatoire et toujours recommencé des images et des formes. De fait, tout cela se mêle, s'emmêle, se démêle, se déforme, se difforme, s'atomise, s'agite, tousse un bon coup avant de s'écrouler, de s'ébouler, de s'amonceler, d'apparaître, de disparaitre, coule, fond, durcit, croît, croît, croît encore un peu, s'autodévore, est dévoré, infuse, diffuse, profuse, s'avale, se fragmente, s'éloigne, se rapproche, se recrache, se pénètre, s'interpénètre, se défile, se défait, se refait mais autrement, s'enroule, se déroule, pousse, mousse, explose en silence, se répand, se ressème, clignote, desquame, se rhizome et se fin du monde...
D'aucuns jugeront toutefois la recette un peu sage. Les gens du Dernier cri en auraient fait une flaque de vomi : l'omelette, ici, n'est même pas baveuse. Dessinateur de BD jusqu'au bout de ses ongles soigneusement manucurés, Peeters n'est pas Alechinsky. Soigneux et précis, comme toujours, il garde un souci de lisibilité dont s'est depuis longtemps affranchie la peinture, qu'il cite pourtant d'abondance au fil des images, pétries de références d'ailleurs listées en fin d'ouvrage. C'est un peu la limite de ce bel exercice, que de ne jamais faire accéder la forme à la liberté revendiquée pour le sens, loin de la peinture véritablement, intrinsèquement mutante d'un Bacon ou d'un Matta. 
Saccage reste donc prudemment figuratif, d'un académisme de bon aloi qui ne déroutera que les  moins aventureux parmi les fans de Peeters, lequel confirme ainsi son statut ambigu de frontalier de la bande dessinée, reçu aux meilleures tables entre "indépendance" et classicisme. 
De même - et c'est peut-être au fond l'aspect le plus intéressant - explore-t-il ici, à raison d'une image muette par page ou par double-page, cette zone de rencontre assez neuve entre l'album et la bande dessinée, entre l'illustration "pure" et la séquentialité, dont le potentiel graphique et narratif est, parions-le, loin d'être épuisé.