vendredi 11 octobre 2019

Révolution aux confins


















Révolution aux confins, d'Annette Hug ; traduit de l'allemand par Camille Luscher. - Zoé, 2019

Écrivain, ophtalmologue et réformateur, José Protazio Rizal Mercado y Alonzo Realonda (1861-1896) fut, bien qu'à son corps défendant, l'un des héros de l'indépendance des Philippines. Sans plus lui demander son avis qu'un quelconque révolutionnaire philippin, Annette Hug en fait celui d'un roman. Révolution aux confins s'attache à ses années de formation en Allemagne, au cours desquelles, entre mille autre choses, il traduisit le Guillaume Tell de Schiller en tagalog, avec les difficultés que l'on imagine s'agissant d'une langue bien éloignée des réalités alpestres. Mais point tant, après tout, des réalités coloniales : "Qui vient d'une colonie est condamné à consacrer sa vie à la politique" écrit très justement Rizal à l'un de ses correspondants, et les Philippines sous le joug de l'Espagne de se trouver d'étonnantes convergences avec le roman national helvétique... L'acte littéraire se fait alors tout naturellement politique, en même temps que s'engage une réflexion sur l'acte de traduire, le verbe tagalog s'avérant d'une précision bien supérieure aux langues occidentales quand il s'agit de nuancer l'action. 
Véritable roman dans le roman, la pièce de Schiller, relue par Rizal, formera donc le noyau dur du livre, bordé néanmoins de multiples aperçus biographiques et intellectuels qui brossent à touches fines un portrait fort convaincant de l'époque et du milieu dans lequel évoluait le savant philippin. Cependant, s'il convient de saluer le travail d'érudition d'Annette Hug (dont c'est la première traduction  française) ainsi que le bel effort de la traductrice (qui n'avait sans doute pas mis le tagalog au programme de ses études, on ne peut toutefois se déprendre d'une certaine impression de froideur ou d'éloignement qui, sans que tout cela soit tout à fait sans intérêt, peine à faire vibrer en nous la moindre fibre, nationale ou littéraire.

[texte paru dans Le Matricule des anges]


Noli me tangere, de José Rizal ; traduction d'Henri Lucas et Ramon Sempau. - Classiques Garnier, 2019
Pour qui souhaiterait compléter par la lecture de Rizal, les Classiques Garnier viennent très opportunément de rééditer son œuvre phare, roman anticolonial qui fit beaucoup pour la prise de conscience nationale aux Philippines.

vendredi 4 octobre 2019

Agathe

















Agathe, d'Anne Cathrine Bomann ; traduit du danois par Inès Jorgensen. - La peuplade, 2019

Un psychanalyste au bout du rouleau s'apprête à prendre une retraite pas si bien méritée que ça quand une patiente inattendue fait irruption dans son cabinet. D'abord tenté de la refouler, il succombe cependant bien vite à son charme parfumé et opère une sorte de transfert inversé qui, tout en lui révélant la vacuité d'une existence sans amour et réglée jusqu'au moindre détail, le pousse à réagir pour devenir, enfin, le véritable thérapeute qu'il avait depuis longtemps renoncé à être. 
Une jeune femme "intéressante", un barbon qui se sent brusquement pousser des ailes, de la psychanalyse... Tous les ingrédients semblaient réunis pour un drame faustien, une espèce de Diable au corps à l'usage des vieux, sur fond de freudisme explicateur et de Viagra. Mais Anne Catherine Bomann n'est pas française : elle est danoise, psychologue et, accessoirement, championne de ping-pong. Elle ne se croit donc pas obligée d'en faire trop pour être prise au sérieux et, pour un premier roman, se contente de faire preuve d'un naturel et d'une simplicité, d'une honnêteté, enfin, que pourraient lui envier bien des chevaux de retour. Ni drame excessif ni passion dévorante, donc, pour ce qui ne doit pas être lu comme une histoire d'amour mais comme le récit plein de délicatesse d'un sauvetage mutuel. Ces deux-là ne vivaient pas, n'avaient jamais vécu, pour qui "vieillir (...) consistait surtout à observer comment la différence entre son moi et son corps grandissait et grandissait jusqu'à ce qu'un jour on soit complètement étranger à soi-même". De leur rencontre inespérée, Anne Cathrine Bomann ne prétend rien tirer d'autre qu'une étincelle, une simple possibilité toute de tendresse retenue, sans rien céder à l'indécence habituelle du "geste" littéraire. Une lueur, à peine, mais dont la pâleur diffuse illumine bien mieux et bien plus durablement le lecteur que n'importe quel embrasement de papier. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mardi 1 octobre 2019

Elli Kronauer


















Ilia Mouromietz et le rossignol brigand, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 1999
Aliocha Popovitch et la rivière Saphrate, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2000
Sadko et le Tsar de toutes les mers océanes, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2000
Soukmane fils de Soukmane et les fleurs écarlates, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2000
Mikaïlo Potyk et Mariya-la-très-blanche-mouette, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2001

Elli Kronauer n'est pas le plus connu des écrivains post-exotiques. Moins, en tout cas, que Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Antoine Volodine. Son oeuvre, très homogène, se réduit d'ailleurs à ces cinq titres, aussi rutilants les uns que les autres. C'est qu'ils ont de qui tenir : Ilia Mourovietz, Aliocha Popovitch, Dobrynia Nikitich... les familiers des contes russes auront reconnu les fameux Bogatyrs, chevaliers errants et héros favoris des bylines, ces poèmes épiques fondateurs de la littérature russe, l'équivalent, si l'on veut, de nos chevaliers de la Table ronde. Mais quiconque s'est un tant soit peu frotté aux contes d'Afanassiev dans leur version brute de collectage (Maisonneuve et Larose, 2000) sait également qu'il nécessitent une réécriture pour être pleinement appréciés. C'est à quoi s'est attaché Elli Kronauer avec cette série de bylines qui, tout en respectant scrupuleusement la trame fantastique des poèmes, avec leur cortège de métamorphoses et de créatures merveilleuses, les transpose dans l'univers crépusculaire du post-exotisme, tout de déglingue industrielle et de poisons nucléaires. Et les couleurs chatoyantes des illustrations de Bilibine de se teinter de moisissure et de rouille dans l'imagination du lecteur transporté, ravi par le jeu très oral des répétitions, la scansion d'un texte fait pour être psalmodié par un vieux barde aveugle au fond d'un appartement communautaire ou bien l'un de ces réfectoires en ruine où le prince Vladimir Beau-Soleil a l'habitude de régaler "ses meilleurs ingénieurs, ses grands généraux, ainsi que les héros des steppes qui étaient de passage à Kiev, ou qui retournaient dans le secteur de Kiev après de longues et merveilleuses aventures."
Parus aux alentours de l'an 2000 dans une collection pour adolescents (du temps où l’École des loisirs s'autorisait encore de ces fantaisies), ces cinq petits volumes auront évidemment encouru le silence critique et le mépris de tous ceux qui considèrent encore la littérature jeunesse comme une sous-littérature de niche à l'usage des débiles et des dames patronnesses. Qu'ils crèvent. On peut continuer sans eux.

Nouveaux contes populaires russes, de A. N. Afanassiev. - Maisonneuve et Larose.
Pour un retour aux sources, ce gros volume est LA bible du conte russe. A la différence du travail des Grimm ou du Kalevala d'Elias Lonnrott, les contes sont cependant beaucoup plus proche de l'état brut dans lequel ils furent collectés, ce qui peut tout de même les rendre quelque peu indigestes aux habitués de Perrault... On y retrouvera cependant tous nos héros (et bien d'autres).



Contes russes, de Luda ; illustration d'Ivan Bilibine. - Seuil.
On les préférera donc dans une version adaptée, celle de Luda, en l'occurrence, dont la valeur littéraire est incontestée, d'autant plus qu'ils nous arrivèrent en leur temps (chez Messidor-La Farandole), littéralement enchâssés dans les magnifiques illustrations d'Ivan Bilibine, qui fut à l'illustration russe ce qu'Arthur Rackham fut à l'anglaise. Les rééditions récentes ont  un peu perdu en qualité d'impression mais on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a : un petit chef d’œuvre art nouveau, un sommet de l'illustration.


Les Bogatyrs, ainsi que de nombreux autres épisodes du folklore, ont également été une source inépuisable d'inspiration pour les peintres "Ambulants" de la fin du 19e siècle, dont, ici, Viktor Vasnetsov (1848-1926)