vendredi 29 novembre 2019

Putain


















Putain, de Nelly Arcan. - Seuil, 2019

À l'heure où, d'un plateau l'autre, Emma Becker nous enseigne combien il peut être cool de faire la pute à Berlin, il n'était sans doute pas inopportun de rééditer le premier livre de Nelly Arcan, qui fit la pute à Montréal et ne s'en trouva pas mieux. Suicidée en 2009 à l'âge de 36 ans, la Québécoise ne viendra pas contredire l'Allemande et ne s'en serait peut-être pas souciée mais son texte demeure, brûlant encore d'un feu que les année n'ont pas éteint, excédant les images menteuses et les rires forcés de celle qui fut alors une proie facile pour toutes les télés. On y chasserait cependant en vain l'anecdote croustillante. Ni roman ni tribune, témoignage encore moins, Putain se déroule en réalité comme une plainte. Mais une plainte sans apitoiement ni jérémiades, âprement lucide au contraire, moderne sirventès répétant et remâchant ses motifs en longues périodes enchevêtrées de manière à n'épargner personne, ni les clients "indiscernables dans la série de leurs aboiements", ni les putains elles-mêmes, larves et "schtroumpfettes" vidées de leurs désirs, infiniment plastiques et vouées à la dernière des solitudes. Ni père ni mère non plus. Le père, bigot, que l'on ne cesse de redouter et de désirer derrière chaque client ; la mère, délaissée, depuis toujours à demi morte et détestée : plus que toute autre figure de l'humaine putasserie, ce livre ne cesse de les affronter, eux qui "n'avaient pas prévu qu'il puisse exister plus d'une façon de vivre le mal de vivre".
Si l'on sait depuis Musset que les plus désespérés sont les chants les plus beaux, Putain, tous masques tombés, tient assurément son rang dans la chorale. On connaît peu de textes d'un aussi noir éclat, sinon, peut-être, ceux d'un Albert Caraco dont Nelly Arcan n'est après tout pas si loin dans le registre de la litanie inspirée. On peut certes toujours se défendre des suicidés, les tenir à distance raisonnable, les rejeter à leur propre histoire... En vain : leur œuvre est là, qui vous fixe. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 20 novembre 2019

Putain d'Olivia


















Putain d'Olivia, de Mark SaFranko ; traduit de l'anglais (États-Unis) par Annie Brun. - La Dragonne, 2019.

Olivia a tout d'une bombe : la plastique et le caractère. Pour l'avoir vaguement draguée dans un bar où il grattait la guitare, Max ne tardera pas à connaître sa douleur. Passé le bref état de grâce qui les propulse tous deux façon Cap Canaveral vers un septième ciel couleur chair, il la découvre assez copieusement névrosée, capricieuse et, surtout, sujette à des colères dévastatrices et d'autant plus fréquentes que se met en place une relation toxique, tissée de haine et de dépendance sexuelle. Ni l'un ni l'autre ne lâchera le morceau, malgré l'évidence de leur échec : ni Olivia, chantage au suicide à l'appui, ni Max, aussi velléitaire que persuadé de son génie littéraire, même s'il tarde un peu à se manifester. "Ce qu'il y a de pire avec la douleur, c'est qu'il n'y a rien de plus anodin". Ainsi Max, lucide pour une fois, résume-t-il a posteriori l'enfer quotidien dans lequel il a fait son nid. Cela vaut-il mieux que l'embourgeoisement qu'il redoute au point de systématiquement fuir tout emploi stable ? Au fond, Max est un naïf et sous les airs dessalés qu'il se donne, c'est un branleur, un puceau, tout pétri d'admiration pour ses modèles, Henry Miller au premier chef, dont on ressent encore ici l'influence déterminante en matière de crudité démasquée. Mais aussi Simenon, Bukowski, bien sûr, Dostoïevski et, plus généralement ces romanciers d'une humanité sans illusions sur elle-même, pour qui le jus des poubelles vaut bien n'importe quelle encre précieuse quand il s'agit de faire surgir une beauté que l'on n'attendait plus. Double transparent de l'auteur, "héros" prolétaire de plusieurs de ses romans, Max Zajack sera l'un d'eux, dont on assiste ici à la naissance au laminoir. 
"Hating Olivia"... le titre original le dit peut-être mieux. Olivia est certes un puits d'emmerdes mais elle n'est pas une putain. Ou, si putain il y a, c'est une putain d'accoucheuse.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

lundi 18 novembre 2019

Girl


















Girl, d'Edna O'Brien ; trduit de l'anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. - Sabine Wespieser, 2019

Que peut la littérature ? Pas grand-chose, c'est entendu. Du moins est-elle parfois capable - mieux que n'importe quelle enquête - de nous faire toucher du doigt certaines réalités, dont l'actualité tend à se dissoudre à raison de leur éloignement. Ainsi de ces lycéennes nigérianes, enlevées par Boko Haram en 2014 et dont plus d'une centaine sont encore à ce jour portées disparues sans que le monde s'en émeuve. Qui d'autre, alors, qu'un écrivain pour se glisser dans a peau de l'une d'entre elles, nous faire voir par ses yeux et lui donner asile et protection parmi les mots ? 
Bien sûr, on s'y croirait. Bien sûr, tout est soigneusement documenté, le sujet n'autorisant aucune approximation : Edna O'Brien ne cache rien des coups, des mutilations, des viols, de l'esclavage, des mariages forcés... de tout ce dont ont témoigné les survivantes, de tout ce à quoi nous ont tristement habitués les comptes-rendus des journaux. D'autres s'en seraient contenté, le parcours étant balisé, les méchants bien identifiés. Pour la romancière, ce n'est cependant qu'un point de départ, le premier quart environ d'un récit dont l'essentiel est ailleurs. Car si la jeune fille parvient à s'évader à la faveur d'un raid gouvernemental, ses épreuves sont bien loin d'être terminées. Portant toujours son bébé, elle doit encore traverser la forêt, survivre à la faim, à la soif, à la maladie. Passé un bref répit auprès d'un groupe de pasteurs peuls qui la recueillent et la soignent, elle doit surtout affronter le regard de toute une société assez peu disposée à la reprendre en son sein. Revenue d'entre les morts, elle n'est plus qu'une "femme du bush", une présence gênante dont on ne sait que faire, passé la mascarade des discours officiels et d'une compassion de commande. Elle dérange - et jusqu'à sa famille, qui prétend bientôt lui prendre Babby, cette petite fille qu'elle devrait détester, quand elle-même s'avoue, dans son découragement "pas assez grande pour être (s)a mère."C'est alors que se déploie pour de bon ce qui fait le cœur du roman, qui n'est pas tant le fait d'actualité que l'élan qui le traverse. 
Survivre. Cette jeune fille ne fait que cela, elle dont le nom lui fut volé par ses ravisseurs et, très symboliquement, ne lui sera pas restitué. Il serait vain de parler de courage, dé résilience. Cette forêt, on n'en sort pas avec des mots. "J'y suis enchaînée. Elle vit en moi. J'en rêve la nuit, avec une Babby déconcertée en écharpe sur mon ventre, imbibant mes terreurs." Et cependant, quelque chose circule, en dépit de tout, illuminant ce texte très sombre d'une clarté secrète qui ne le rend jamais désespérant. Une lumière capable d'inonder jusqu'aux "hôtes les plus noirs de ce pays lui-même", et dont les résurgences, chez Buki, sa jeune compagne d'évasion, une bergère peule ou même ce "mari", pétri de culpabilité, pourraient bien tout simplement prendre le nom d'humanité. 
Et c'est au nom de cette humanité même, si décriée, si passée de mode, qu'Edna O'Brien, Irlandaise, octogénaire et célébrée dans le monde entier, peut incarner avec autant de justesse ce qui paraît d'abord si loin de sa réalité : libre aux tenanciers de la bien-pensance de ne voir dans ce livre déchirant qu'une nouvelle entreprise néocoloniale, une énième exploitation de l'Afrique jusque dans le malheur qui la frappe encore après que le reste a été dévoré. Peut-être ce livre recevra-t-il des prix, vaudra-t-il de nouveaux honneurs à son auteure ; peut-être accrochera-t-il au passage son lot de vanités mais qu'importe : nul discours de pureté, si bien intentionné soit-il, n'atteindra jamais à la vérité de Girl, à sa force nue, à la puissance d'un élan vital qui transcende le fait vrai pour toucher à l'universel. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 2 novembre 2019

La tête de Lénine

















La tête de Lénine, de Nikolas Bokov ; traduit du russe par Claude Ligny. - Libretto, 2019

Honorable pickpocket moscovite, Vania Tchmotanov n'en est pas moins un parfait sosie de Lénine. Un air de famille qui porte aux grandes idées : pourquoi se contenter de portefeuilles quand la tête embaumée du Guide est là, dans son mausolée, qui vous tend les bras ? L'Occident la paiera sûrement très cher... Ni une ni deux, bravant une sécurité plus que défaillante, Vania s'empare de la précieuse relique, sans rien soupçonner de l'avalanche qu'il vient de déclencher. Car, bien sûr, tout part immédiatement en sucette : le chef du Chef s'avérant un rien faisandé (et nanti d'un curieux petit trou rond à la base du crâne), sa valeur marchande en prend un vilain coup, tout comme l'URSS, soudain privée de son plus précieux symbole. Pour s'en sortir, Vania ne trouvera rien de mieux que d'incarner lui-même un Vladimir Illitch revenu d'entre les morts en pleine forme révolutionnaire, emportant l'adhésion des foules jusqu'au sacrifice ultime qui le verra bien malgré lui revenir à la case départ. 
Pur produit du samizdat brejnévien, écrit en trois semaines à l'occasion du centenaire d'Oulianov, La tête de Lénine devait rester comme une épine dans le pied du KGB, qui ne parvint jamais à en identifier le véritable auteur. Ce dernier, jeune universitaire en délicatesse avec le régime, ne tarda d'ailleurs pas à prendre le chemin de l'exil, en Autriche puis en France, où son texte l'avait précédé de peu, publié en 1972 par Maurice Nadeau en supplément à La Quinzaine littéraire. À l'instar de la tête en question, il n'a pas pris une ride et, d'ailleurs très régulièrement réédité, reste un petit chef-d’œuvre de bouffonnerie, d'une lecture parfaitement jubilatoire, bien que nécessairement assortie de quelques notes et d'un avant-propos de Nicolas Bokov qui, s'il a depuis versé un peu d'eau bénite dans son vitriol, n'en garde pas moins une maîtrise aussi souriante qu'avérée du coup de boule.

[texte paru dans Le Matricule des anges]