jeudi 9 janvier 2020

Heimat : loin de mon pays


















Heimat : loin de mon pays, de Nora Krug ; traduction de l'anglais (Etats-Unis) Emmanuelle Casse-Castric. - Gallimard, 2018

Comment aimer un pays génocidaire ? La question s'est posée pour des milliers, peut-être des millions de jeunes Ouest-Allemands, élevés dans la culpabilité et la honte des atrocités nazies. Ces crimes, c'étaient leurs parents, leurs grands-parents qui les avaient commis. Comment l'idée de patrie pouvait-elle encore avoir cours ? Comment ne pas rejeter systématiquement le moindre sentiment national, quitte à soupçonner son propre attachement à la Heimat, si constitutif de l'identité allemande depuis l'époque romantique ? Ce mot, que l'on pourrait traduire par l'idée de "petite patrie", recouvre une réalité plus familière, moins abstraite que celle de "nation". C'est en son nom, pourtant, que la barbarie nazie s'exerça bien souvent, disqualifiant pour longtemps ce qui n'était qu'un enracinement rassurant et n'impliquait a priori aucun rejet de l'autre. Et pourtant, lorsque le mal du pays vous frappe de plein fouet, comment concilier ce retour d'affection avec la claire conscience que l'on a de l'Histoire ? C'est la contradiction que doit résoudre l'autrice de ce livre, illustratrice et enseignante, expatriée aux Etats-Unis et d'autant plus confrontée à une identité qu'elle avait toujours refusé d'interroger, comme beaucoup d'Allemands de sa génération. Au fond, la question est simple : sa famille a-t-elle été nazie ? Pour en avoir le cœur net, elle va se livrer à une véritable enquête, dont elle nous fait vivre les péripéties et les rebondissements parfois déchirants, interrogeant parents et archives, croisant et recroisant les sources jusqu'à se rendre compte que la réalité est toujours plus complexe que ce que l'on espérait, sans interdire, toutefois, la réconciliation. 
Dense et scrupuleux - très "allemand", d'une certaine manière - Heimat s'inscrit dans la veine autobiographique et documentaire qui fait les beaux jours de la bande dessinée depuis une bonne vingtaine d'années. Si certains albums s'avèrent parfois décevants ou complaisants, celui prend désormais place auprès des meilleurs, du Pittsburgh de Frank Santoro à Oublie mon nom et Au-delà des décombres de Zerocalcare.

Le Club des gourmets


















Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises, traduit et présenté par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré. - POL, 2019

Français si jaloux de votre boustifaille, prenez garde, car le Japon n'est pas en reste ! A en croire Ryoko Sekiguchi, qui nous a concocté cette anthologie, il semblerait même que nous jouions petit bras en la matière, y compris dans la littérature : la scène de table serait au roman japonais ce que la scène de lit est au français. Aussi n'a-t-elle eu que l'embarras du choix lorsqu'il s'est agi de traduire ces textes, anonymes pour certains, d'auteurs parfois très connus pour les autres, à l'instar de Jun'ichirô Tanizaki, dont la longue nouvelle donne son titre au recueil. Il n'est que de plonger ses baguettes dans le bol pour ramener un bon morceau : il serait donc un peu vain d'en faire la liste. On confessera simplement un penchant personnel pour les Souvenirs de saké d'Osamu Dazai, impénitent patachon en un temps où "boire son saké froid était presque considéré à égalité avec les crimes les plus sordides", ainsi que pour Les Yôkan, de Kafû Nagai, où la lutte des classes s'invite aux fourneaux. C'est que la nourriture, au Japon, est d'abord un véhicule : marqueur social et très liée aux sentiments, c'est donc une formidable porteuse d'histoires, dont témoignent aussi bien la littérature que le cinéma (l'hilarant Tampopo de Juzo Itami) ou le manga (Le Gourmet solitaire de Jirô Taniguchi, La Cantine de minuit de Yarô Abe). A cet égard, Le Club des gourmets de Tanizaki est nettement le plus ambitieux de ces récits - et l'un des plus étranges - qui voit une équipe de fines gueules blasées par des années de gloutonnerie recourir à une mystérieuse "magie chinoise" pour faire un organe gustatif de leur corps tout entier, dévolu à une cuisine d'une subtilité telle qu'il n'est même plus besoin de l'apprécier pour elle-même mais pour "le rot qui vient après", telle une métaphore dans un roman de Nabokov ! Car à ce degré de raffinement, tout n'est évidemment que littérature...

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Bas de casse


















Bas de casse, de Katja Lange-Müller ; traduit de l'allemand par Barbara Fontaine. - Inculte, 2019

S'il est question d'années de plomb, l'expression est à prendre ici au pied de la lettre : récemment embauchée dans une petite imprimerie privée d'Allemagne de l'Est (nous sommes à la fin des années 70), "Puppi" compose au plomb. Elle n'est pas douée. Elle n'est d'ailleurs pas douée pour grand-chose et son physique ne l'aide pas, qui la fait comparer à une jeune éléphante par ses quelques collègues, tout aussi désaxés qu'elle : Willi, le typo maniaque et quasi muet, "si profondément gris qu'il avait l'air d'être l'incarnation du saturnisme", Manfred, l'imprimeur schizophrène qui dialogue avec ses machines et Fritz, "le linotypiste dur, habile de ses mains et qui voit tout", à la fois séducteur et empêché, tous laissés pour compte d'une industrie sur le déclin, dans un pays lui-même figé dans l'éternel novembre de l'ère Brejnev. 
Ce pourrait être une simple chronique, pour partie autobiographique (l'auteure, en rupture avec sa famille de hauts responsables du Parti, fut réellement typographe, entre autres choses), la saga crachotante de quelques misfits en RDA, brusquement interrompue par la fuite du patron et la mise sous scellés de l'usine. Tout change à la page 83.
Bien des années plus tard, "Puppi", redevenue Marita Schneider et gloire des Lettres nationales, reçoit de son ancien patron, que l'on croyait à l'Ouest ou bien au fond de quelque goulag, un dossier qui fait soudain bifurquer le roman et lui assigne un tout autre sens en le haussant d'un cran dans la mise en abyme. Il nous est évidemment défendu d'en dire plus et c'est dommage : on aurait invoqué Borges et Perec, on aurait enfin placé le mot "palimpseste", parlé de révoltes dérisoires et vouées à l'effacement, discouru sur la Mère Patrie devenue marâtre, sur les pouvoirs cachés de la Littérature, sur la fin de l'Histoire ou ses réécritures... et conseillé au lecteur de regarder les romans d'un autre œil.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Tout ce que je sais du temps


















Tout ce que je sais du temps, de Goran Petrovic ; traduit du serbe par Gojko Lukic. - Noir sur blanc, 2020

Il arrive parfois que le critique, confondu, cesse de feindre : non, il n'est pas ce Pic de La Mirandole arpentant en propriétaire les couloirs tortueux de la Littérature et, le plus souvent, sa connaissance de l'auteur qui lui échoit se résume à sa fiche Wikipédia ou bien au prière d'insérer de l'éditeur. Tout rougissant, on l'avouera donc : on n'avait jamais rien lu de Goran Petrovic, ni Soixante-neuf tiroirs (Le Rocher, 2003), ni Le siège de l'église Saint-Sauveur (Seuil, 2006), ni Sous un ciel qui s'écaille (Les Allusifs, 2010), ni même Atlas des reflets célestes (Noir sur blanc, 2015). On ne sera donc pas tenté de leur comparer ces nouvelles, issues de différents recueils inédits en français et réunies sous le signe d'une tendresse identique. Car s'il y est bien question du temps, c'est avant tout sur le mode du souvenir et d'une certaine nostalgie de l'enfance, de celle qu'on éprouve à retrouver, sur de vieilles photos, des visages oubliés. C'est d'ailleurs un dispositif de ce genre qu'adopte l'auteur dès la première nouvelle où, à raison d'une photo par an, de la naissance à la vingt-deuxième année, s'élabore un "Jeu des différences" où ce qui nous apparaissait autrefois gigantesque finit par se réduire aux dimensions trop étriquées du présent : "Et ainsi de suite, autour de nous tout s'amenuise, rétrécit, alors qu'en fait c'est nous qui devenons de plus en plus petits ou de moins en moins curieux, en tout cas toujours moins disposés à être séduits, et cela exactement à la vitesse à laquelle nous mûrissons." Cette "disposition à être séduits", c'est elle qu'il s'agira donc avant tout de retrouver, d'une histoire à l'autre, entre évocations et anecdotes. La cour de l'immeuble était alors le centre du monde, peuplé de gens fascinants et supérieurs pour certains ("La cour"), quand on ne montait pas des expéditions clandestines - au risque des parents et des contrôleurs moustachus - pour aller contempler la statue d'une femme nue dans le parc de la ville voisine ("Cours additionnels de connaissance de la nature et de la société"). Toutes les nouvelles n'empruntent pas, toutefois, à ce même registre d'indulgence amusée pour un pays perdu qui serait celui de l'enfance. Car ce pays se nommait également Yougoslavie et la guerre, une guerre innommée le plus souvent, une guerre "en creux", est néanmoins partout présente. Elle ne l'est jamais autant que dans "La Vierge, et autres rencontres" où, dans une petite gare de campagne où le train de l'Histoire a fini par s'échouer, la figure d'une jeune femme allaitant son bébé semble seule en mesure d'arrêter la barbarie montante : "La jeune femme posa son regard sur les soldats pour la première fois. Mais la douceur de son visage ne se dissipa pas. Elle les regardait comme si sa mansuétude n'avait aucune limite, vraiment aucune."
Et c'est finalement cette mansuétude elle-même qui imprègne l'ensemble des nouvelles, jusqu'aux textes les plus métaphoriques, tel ce "Tableaux d'une exposition" qui voit les monochromes blancs d'une galerie très contemporaine se changer un instant en fenêtres ouvertes sur la vie ou bien "Tout ce que je sais du temps", qui donne son titre au recueil et où l'auteur, en douze chapitres, fait le tour du cadran pour évoquer la figure de son père à l'aide des différentes montres, pendules et réveils qui tictaquèrent leur commune existence, faite de bien plus de silences que d'aveux.
Tendresse, mansuétude, indulgence : toutes substances qui, n'en déplaise aux cyniques, ne collent pas aux doigts et n'empêcheront personne et surtout pas le critique ignorant mais définitivement conquis de se jeter incontinent sur le reste de l'oeuvre de Goran Petrovic.
Qui, rappelons-le une fois pour toutes, n'a pas signé les musiques des films de Kusturica.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 8 janvier 2020

Shirley


















Shirley, de Kaoru Mori. - Ki-oon, 2019. - 2 vol. parus

Bennett, une jeune et jolie célibataire, tient un petit café dans un quartier populaire de Londres. Débordée, elle peine à tenir la grande maison dont elle a hérité et passe une annonce pour engager une bonne. La seule à se présenter sera la toute jeune Shirley, ce dont Bennett n'aura pas à se plaindre et nous non plus tant la combinaison s'avère délectable. 
Faut-il donc être atteint du syndrome de Matzneff compliqué d'un sérieux complexe de Nabokov pour s'éprendre ainsi d'une petite bonne de treize ans ? La question ne laisse pas de troubler le mâle quinquagénaire que nous sommes tous plus ou moins. Elle est pourtant sans fondement : le kizuna, auquel Shirley se rattache, est un sous-genre du manga qui désigne précisément des histoires transcendant toute notion d'âge et faisant état, stricto sensu, de "liens entre des personnes". C'est de cela qu'il s'agit donc, et de rien d'autre : de ce qui unit l'infatigable petite bonne à sa très bienveillante maîtresse, liens tissés de tendresse et de respect au fil de courtes histoires sans mélo ni drame, au quotidien de ces deux-là dans une Angleterre édouardienne à la fois soigneusement documentée et complètement fantasmée. Il serait donc au fond beaucoup plus suspect de ne pas succomber au charme de cette nouvelle mini-série de Kaoru Mori. Shirley est fait(e) pour être adorable, émouvant(e) comme l'était déjà Emma, sa cousine à lunettes, et comme le sont encore les Bride stories d'une autrice qui n'a jamais caché ses amours ancillaires. Certes, la réalité n'a jamais été si rose et Kaoru Mori prend un peu ses désirs pour des réalités, mais c'est sans importance. Le manga est un pays de cocagne où le réel n'a pas forcément cours. Avec Shirley, Kaoru Mori, mieux encore qu'avec Emma, plus complexe, définit l'espace idéal où déployer sa passion et, surtout, la rendre contagieuse. Hors fétichisme personnel, elle met d'abord en jeu les notions de dévouement et de servitude librement consentie. Entièrement acquise à sa maîtresse, Shirley est une sorte de petite esclave volontaire que ne travaille aucune dialectique hegelienne - au point de ne savoir que faire de ses gages ! Satisfaite de son sort, elle ne redoute que de voir bousculer les lignes rassurantes d'une situation qui donne sens à sa vie. Et le lecteur avec elle : que jamais Shirley ne grandisse ni ne tombe amoureuse ! On en voudrait à l'auteure d'un tel contresens, quand la série s'épanouit à l'évidence dans la seule variation, au sens musical du terme. Avec la rondeur et la légèreté d'une bulle, elle tourne sur elle-même, non pas tant répétée que réitérée à chacune des histoires minuscules qui la composent. Une fée du logis reste une fée et Shirley un conte de fée, petit univers clos sur lui-même, protégé, à l'écart de l'Histoire comme de toute enquête sociale. A la façon d'un conte, on a choisi d'y croire et d'habiter Shirley, comme on habite une maison aimée, modeste mais confortable.
De vieux saligauds saliveront peut-être sur la brunette, ses tabliers et ses jupons... Les autres, dont nous sommes, empoigneront seaux et balais, avant de prendre un thé bien mérité.