Le Paradis perdu, de John Milton / Pablo Auladell. – Actes
sud – L’an 2, 2015.
Non contents de s’en aller batifoler aux Amériques avec
les conséquences que l’on sait, les puritains anglais du XVIIe siècle ont encore
produit quelques belles et terribles pages dont une incompréhensible timidité
nous conduit pourtant assez rarement à faire notre lecture matinale. On a tort, car il
faudra bien y venir et lire John Milton avant de mourir, le lire et le relire,
de préférence à haute et intelligible voix, au sommet d’un pic escarpé, par
exemple, ou bien au fond de quelque abîme dans lequel on aura peut-être l’heur
de croiser Satan, véritable Héros de ce vaste poème biblique en douze chants,
ange déchu, révolté contre l’Éternel et entraînant dans sa chute un bon tiers de
ses collègues plus ou moins intéressés à la perte de l’homme, ce chouchou. Et
si l’on n’ose encore aborder de front un texte vénérable qui inspira toute la
génération romantique, peut-être pourra-t-on commencer par cette adaptation
dessinée, fruit de plusieurs années du travail acharné de l’illustrateur
espagnol Pablo Auladell, entreprise très exactement prométhéenne, plusieurs
fois abandonnée puis reprise, jusqu’à obtention du chef d’œuvre que nous
offrent aujourd’hui Actes sud et L’an 2. Chef d’œuvre, en effet, car il est
bien certain que l’ouvrage fera date, tant de beauté pure ne pouvant être
contenue dans ces quelques 300 pages sans se répandre un peu dans le monde et
l’illuminer de ses lueurs sulfureuses, portant très haut le texte de Milton (version
française de Chateaubriand) sur le tapis paradoxalement chatoyant de ses gris
charbonneux, de ses bistres saturniens et de ses verts malades. Au rythme presque
déclamatoire d’un découpage au classicisme assumé, dans un style graphique aussi
tourmenté que somptueux, où le jeune Picasso le dispute en influence aux
Italiens de la Renaissance, Pablo Auladell – à l’image de quelque
démiurge luciférien, lui insuffle une vie nouvelle et le magnifie sous la forme
d’un album qui n’oublie cependant jamais d’être une bande dessinée, une vraie,
quoi qu’en puissent dire les quelques survivants parmi les snobs et les contempteurs
du 9e art qui prétendent s’en chercher un 10e dans un
soi-disant « roman graphique ».