lundi 22 septembre 2014

Les mystérieux mystères insolubles




















Grégoire Kocjan et Julie Ricossé Les mystérieux mystères insolubles. - L'Atelier du poisson soluble, 2012-....

Quand L’Atelier du poisson soluble se mêle de faire du documentaire, on peut s’attendre à tout. Par exemple à ce que ces imprudents confient la collection à Grégoire Kocjan. Parents timorés s’abstenir ! Globe-trotter occasionnel, comédien et metteur en scène, le bougre est capable de tout, même de faire rire du Patrimoine.
Entouré de ses assistants (Laptop, le chat omniscient, John la mouche mécano, la Valise où l’on trouve tout ce dont on a besoin et Jean-Claude, le canari de 53 kg, nourri au Pâtor, la pâte à tartiner qui rend plus gros, mais aussi plus fort), le professeur Klutch est chargé de faire toute la lumière sur les nombreux mystères qui entourent le patrimoine historique, naturel et culturel de la région Centre ! L’occasion pour le jeune lecteur d’apprendre tout un tas de choses indispensables sur les écluses, le château de Chambord ou la bonne dame de Nohant. L’occasion, surtout, de s’en payer une bonne tranche. Car dans le paysage pour le moins stéréotypé de la bande dessinée jeunesse, voilà une série qui détonne, c'est le moins qu'on puisse dire : « moi j’aime bien les corps de défunts, parce qu’on peut pondre dedans ! » se réjouit John la mouche, tandis que ses associés s'affairent à déterrer le cadavre de George Sand (qui partira du reste avec le facteur). Le ton est donné : résolument loufoque et modérément respectueux des vieilles choses. D'aucuns s'offusqueront peut-être de cette irrévérence. Ce serait oublier qu'il n'est de vraie vulgarité que celle de la bêtise. Bêtes, ces histoires ne le sont pas et, surtout, elles ne font jamais rire dans le dos des enfants. C'est sans doute là leur plus grand mérite, en regard duquel on pardonnera volontiers quelques pertes de rythme, ici ou là. Quoi qu'il en soit, une telle approche documentaire était sans doute la plus adaptée et la Région Centre, commanditaire de cette série, a le bon goût d'en redemander. puisque l'éditeur annonce d'ores et déjà deux autres titres : Peupeur sur la viville et Le risque du péril dangereux.
En suite de quoi Grégoire Kocjan et Julie Ricossé entreront dans les ordres afin d’expier leurs péchés.

jeudi 18 septembre 2014

Come prima




















Alfred Come prima. - Delcourt, 2013

Mouton noir de la famille, c’est une occupation à plein temps et Fabio s’y adonne  avec assiduité depuis qu’il a quitté le village sans idée de retour il y a déjà pas mal d’années. Aussi comprend-on sa réticence à se laisser convaincre par son cadet de retourner en Italie rendre un dernier hommage au père qu'il a renié. Le voyage (en Fiat 500, nous sommes à la fin des années 50) sera l’occasion de régler quelques comptes, jusqu’à ce que chacun comprenne qu’il est parfois bon, dans la vie, de laisser quelques plumes pour qu’il en pousse de nouvelles.
Il semble décidément que le « road comics » soit en passe de devenir un genre à part entière dans la bande dessinée : après My road movie de Nylso (Sarbacane, 2008) ou, plus récemment, Cendres d'Alvaro Ortiz (Rackham, 2013)) et Au vent mauvais de Rascal et Thierry Murat (Futuropolis, 2013), on roulera bientôt pare-choc contre pare-choc sur les départementales de la séquentialité narrative. Venant après ceux-là, Come prima est une sorte de compendium de la chose où s'égrène en totalité la liste des éléments nécessaires au bon déroulement du voyage : on est évidemment en famille (la fraternité ne s'apprécie jamais si bien que derrière un volant), on trimballe des cendres (l'urne est en option, fournie par le concessionnaire), on fait de belles rencontres entrecoupées de flash-back lourds de sens, on se saoule la gueule au 3e quart du bouquin et si, pour une fois, l'on échappe à l'enfant fugueur, c'est qu'on est bon pour le chien abandonné. Pour le reste, comme toujours, c'est une question de tenue de route et d'entretien : une conduite prudente, en prenant soin de faire des étapes régulières et l'on parvient sain et sauf au terme de la promenade où vous attend le jury d'Angoulême qui vous décerne le Fauve d'or du meilleur album.


mercredi 10 septembre 2014

Fais un sourire, Maggy














Lewis Trondheim et Stéphane Oiry Maggy Garrisson. 1, Fais un sourire, Maggy. - Dupuis, 2014

Maggy est anglaise, boulotte et chômeuse : autant dire qu'elle cumule les handicaps. Heureusement, elle compense par une bonne dose de débrouillardise et d'intuition qui lui permettent malgré tout d'évoluer avec grâce dans les bas-fonds où l'entraîne son nouveau (et très temporaire) job de secrétaire au service d'un détective minable.
Tel qu'en lui-même, toujours changeait le Concombre masqué. Ainsi en est-il de Lewis Trondheim : sans rien perdre d'un talent de dialoguiste qui crève la bulle à chaque case, il sait encore une fois se renouveler avec ce premier tome d'une série réaliste dont l'intrigue, pour être un peu mince, n'en sert pas moins à camper les tenants et les aboutissants d'une héroïne qui, espérons-le, n'a pas fini d'arrêter de fumer.

De l'autre côté














Jason Aaron et Cameron Stewart De l'autre côté. - Urban comics, 2013

Les parcours croisés de deux jeunes combattants du Vietnam qui n'avaient a priori aucune raison de s'entretuer...
Inspiré par The short timers de Gustav Hasford, cousin du scénariste (Scalped...), où Stanley Kubrick avait déjà puisé la matière de Full Metal Jacket, ce "roman graphique" au style un peu superlatif et préfacé par une authentique baderne constitue à la fois une louable tentative d'empathie et le maximum dont est capable un américain lorsqu'il s'agit d'interroger la guerre du Vietnam.Si l'absurdité, le bourrage de crâne et l'extrême cruauté de cette guerre sont abondamment soulignés au fil de visions plus horrifiques les unes que les autres, autant dire que l'intervention américaine n'est à aucun moment remise en cause. Ach ! La guerre... Grosse malheur !

Un thé pour Yumiko














Fumio Obata Un thé pour Yumiko. - Gallimard, 2014

Graphiste expatriée à Londres, où elle se sent désormais chez elle, la jeune Yumiko est rappelée d'urgence au Japon suite au décès de son père. Un voyage imprévu qui sera l'occasion pour elle de s'interroger sur ce qu'on attend d'elle et sur ce qu'elle veut vraiment.
On a beaucoup parlé de l'influence - bénéfique ou néfaste - du manga sur la bande dessinée occidentale. C'est oublier un peu vite que l'influence est réciproque : un Taniguchi, un Otomo, un Matsumoto ont depuis longtemps reconnu leur dette envers Moebius et la BD française. Fumio Obata vit lui-même à Londres et son histoire recoupe certainement en partie celle de son héroïne. Une histoire que rien, ni son graphisme ni son découpage ne distingue fondamentalement d'une BD bien de chez nous. Ce qui ne l'empêche évidemment pas d'être élégante / émouvante / intéressante (rayez les mentions inutiles).

Le Mix














Mix & remix Le mix. - Les cahiers dessinés, 2013

Vous n'en pouvez plus de Plantu et Cabu vous fait mal au cul ? Optez pour la Suisse. La Suisse, ce beau pays de glaciers et d'antidépresseurs, au nombre desquels le Genevois Mix & remix rivalise avantageusement avec Lindt ou Sandoz. Dessinateur à pointe fine, il touche à tout coup : deux traits de crayon, une réplique imparable et voilà l'humanité qui perd son pantalon. Car Mix & remix n'aime rien tant que s'en prendre aux bretelles, à toutes ces bretelles de l'esprit auxquelles nous nous plaisons à suspendre notre dignité pour mieux cacher nos fesses. Un exemple ?
"Vous avez violé la loi..." sermonne le juge.
"Elle était consentante" plaide l'accusé.

L'été des Bagnold











Joff Winterhart L'été des Bagnold. - çà et là, 2013

Sue est bibliothécaire ; Daniel, le fils qu'elle élève seule, est fan de Metal. Son père ayant une fois de plus fait défection, les voilà condamnés à passer l'été ensemble...
Jusqu'ici, la bande dessinée britannique brillait plutôt par son absence. Grâce à Joff Winterhart, voici qu'elle illumine nos pauvres vies d'un bouquet d'émouvantes loupiotes au fil fragile du quotidien tristounet de ces deux-là, aussi mal dans leur peau l'un que l'autre. Un humour plein de pudeur et d'empathie vient heureusement contredire un dessin sans séduction et tempérer ce qu'une telle chronique aurait pu avoir de glauque sous une plume un peu moins british.

Masochist club














Hiromi Nohara Masochist club. - Taifu comics, 2013

Pour clore provisoirement cette série et pour ceux qui ne le sauraient pas encore, le hentaï désigne le manga "pour adultes". Un simple coup d’œil suffira d'ailleurs pour s'en convaincre : éclaboussures à toutes les pages ! Ni le rythme ni les codes du genre ne sont évidemment tout à fait les nôtres et l'on pourra être surpris par les corps dégoulinants, les mamelles de laitières de ces malheureuses collégiennes et les braquemarts monstrueux de ceux qui les besognent (avec vue systématique en transparence de ce qui se passe à l'intérieur !) On est bien sûr assez loin des fleurs vénéneuses d'un Maruo, plutôt dans une forme de littérature fonctionnelle mais, comme on dit, ça fait du bien par où ça passe. C'est du moins ce qu'ont l'air d'en penser les héroïnes pliables en tous sens de ces histoires courtes mais bonnes dont l'auteur - précision peut-être nécessaire - est une femme.

Planplan culcul














Anouk Ricard Planplan culcul. - Les requins marteaux, 2013

Vous êtes sous la douche quand, soudain débarquent deux beaux réparateurs de télévision, que faites-vous ? Ajoutez-y un pompier, une infirmière spécialisée dans la prise de température, quelques flics en uniforme et vous aurez déjà tous les ingrédients d'un bon gros porno qui tache (rassurez-vous, ça part à l'eau). Faites-le jouer par les animaux rigolos d'Anouk Ricard, auteur par ailleurs de la série pour enfants Anna et Froga, vous obtiendrez une désopilante parodie de nanard 70s, avec extraterrestres et livreurs de pizza, 8e volume de la toujours excellente collection BD Cul des Requins marteaux, éditeur autoproclamé n°1 de la BD indébandante, dont on guette décidément chaque sortie la bave aux lèvres (mais, au fait, est-ce bien de la salive ?)

La perfection chrétienne














Georges Pichard La perfection chrétienne. - Glénat, 2013

L'autre grand manipulateur est évidemment Georges Pichard. S'il n'avait pas eu l'idée malencontreuse de naître en 1920, sans doute aurait-il été l'un des plus grands graveurs du XVIe siècle - une sorte de Dürer de l'érotisme - avant de finir au bûcher. Car ce recueil de planches inédites aurait bien eu de quoi contrarier l'inquisiteur. Dans le même esprit que Marie-Gabrielle de Saint-Eutrope, son chef d'oeuvre, n'y voit-on pas des cohortes de malheureuses filles perdues subir des supplices si pervers et raffinés que Satan lui-même... Mais ! Mais ! Voilà que ces images illustrent en réalité des citations extraites de véritables manuels de piété des XVIIIe et XIXe siècles, quand elle ne viennent pas à l'appui de la Légende dorée elle-même ! Et l'on se demande alors ce qu'il y a de plus pervers, de ces images somme toute innocentes ou du délire bien réel des curés de tout poil qui, depuis toujours, s'emploient à pourrir la vie des femmes.

La Vénus à la fourrure














Guido Crepax La Vénus à la fourrure. - Delcourt, 2013

Une bonne fessée ne se refuse pas, surtout lorsque, à défaut d'institutrice assez sévère, elle est administrée de main de maître par le grand Guido Crepax (1933-2003) qui, en 1984, adaptait la célèbre nouvelle de Leopold von Sacher-Masoch. Adaptation très libre, d'ailleurs, et plus fidèle à l'esprit qu'à la lettre puisque, viennoiserie oblige, le bon docteur Freud y prête aimablement son divan pour la séance finale. Rien là que de très normal pour un auteur qui a toujours su mêler l'intelligence à l'érotisme le plus fonctionnel et dont l'esthétique doit tout autant au Nouveau Roman qu'aux visions décadentes d'un Aubrey Beardsley. A cet égard, il reste en quelque sorte à la bande dessinée ce que fut Alain Robbe-Grillet aux lettres françaises : un grand manipulateur de formes, aussi bien narratives que féminines.

Moi, BouzarD














Guillaume Bouzard Moi, BouzarD. - Audie-Fluide glacial, 2014.

Portrait de l'artiste en tranche de pâté de foie... Depuis plusieurs année et sans jamais broncher sous le grand vent de l'absurde, Bouzard cultive une veine autobiographique certes aussi sujette à caution qu'une interview de Castro par Poivre d'Arvor mais infiniment plus drôle. Issues de divers numéros de Fluide glacial, ces courtes histoires font la part belle à l'impitoyable quotidien de l'auteur de BD, ce forçat des temps modernes, prêt à tout et propre à rien. Autant dire que ce n'est pas encore cette fois que Bouzard nous donnera le grand cycle réaliste en 12 volumes et cinq saisons que d'aucun attendent peut-être et c'est tant mieux. Car de tous les fils de Gotlib, il est celui sur lequel s'est le plus longuement penchée la bonne fée de la poilade. La pure, la dure, la saine poilade, qui pousse dru et qu'une autodérision permanente met à l'abri de tout vertige métaphysique, pour notre plus simple et plus grand plaisir.

Notes. 8














Boulet Notes. 8. - Delcourt, 2013

Depuis déjà pas mal d'années, le blog de Boulet (http://www.bouletcorp.com) illumine nos pauvres existences au point que le Ministère de la Santé, dit-on, envisage de le faire prescrire en remplacement du Prozac et du Viagra réunis. Personnellement, je n'ai besoin ni de l'un ni de l'autre mais je ne m'en jette pas moins sur le prochain volume de ses notes sitôt qu'il paraît. Celui-ci, le 8e, reprend en outre l'intégralité de ses planches réalisées pour les 24 heures de la BD à Angoulême : 24 planches en 24 heures, assorties d'une contrainte supplémentaire découverte sur place. Le bougre s'en tire à chaque fois avec un brio qui laisse pantois (Un dimanche en famille). Mais s'il fallait n'en retenir qu'une, ce serait assurément l'histoire de 2012, Le Ténébreux qui, je l'avoue, est arrivée à me faire rire alors même que, la veille, Limoges venait de passer à droite.

Le guide du mauvais père. 2














Guy Delisle Le guide du mauvais père. 2. - Delcourt, 2014

Quand il ne chronique pas Jérusalem ou la Birmanie, Guy Delisle fait de sales blagues à ses gosses. Que celui qui n'a jamais humilié sa fille au mikado lui jette la première pierre ! Tout de même, on aurait pu lui pardonner un premier tome, mais voilà qu'il récidive ! On se gardera d'énumérer ici les turpitudes qu'un père peut faire subir à ses enfants pourvu qu'il soit assez dénaturé, ce serait trop drôle. Une certitude, cependant : pour avoir ainsi vaillamment supporté tant de canulars, de mauvaise foi parfaitement éhontée et de petites tricheries sans vergogne, ces deux-là doivent s'être dotés pour la vie d'un solide sens de l'humour !
A lire en famille, pour une bonne partie de rigolade entre deux manifs pour tous.

In God we trust














Winshluss In God we trust. - Les requins marteaux, 2013

A l'heure même où ratichons et punaises de sacristie prétendent faire leur grand retour dans la culotte de nos enfants, il est bon de se prémunir de toute contagion par une bonne ration d'irrévérence. Et, ça tombe bien, de l'irrévérence, le bon docteur Winshluss en a plein sa sacoche, et de la bonne, comme on l'aime : bien grasse et sans quartier. Pas de pitié pour le bon dieu, vieux salopard ventripotent amateur de roteuses et de barbeuques, non plus que pour son fils, surfeur bodybuildé en pleine crise d'adolescence ! Quant à la Vierge, je vous passe les détails... Bref, une excellente synthèse de tout ce qu'il faut savoir en matière de religion qui remplacera avantageusement plusieurs années de catéchisme et vous coûtera nettement moins cher que n'importe quel cadeau de communion.

Chère Louise














Wazem Chère Louise. - Atrabile, 2013

Après Mars aller-retour - rare exemple réussi d'autofiction dessinée - où il s'expliquait avec son spleen et avec son foie, Pierre Wazem, parfaitement raccord, remet sa tournée d'intime. Sous prétexte d'une série de lettres à une amie expatriée, il nous fait partager le quotidien des Studios Lolos, atelier genevois peuplé de gens comme tout le monde, c'est-à-dire de gens extraordinaires. Cela peut paraître rien et, pourtant, Wazem n'est peut-être jamais aussi bon que dans cette veine autobiographique, mélancolique et drôle qui, par petites touches, dévoile sans impudeur une âme inquiète et fraternelle.

L'heure du loup














Rachel Deville L'heure du loup. - L'apocalypse, 2013.

Pour quiconque en a un jour été victime de la part d'un de ses collègues, le récit de rêve, quel qu'il soit, tourne vite au cauchemar. Les images, les sentiments qui l'accompagnent sont à la fois si vagues et si intimes qu'ils sont presque impossibles à transmettre. La bande dessinée peut en l'occurrence fournir un heureux palliatif en prenant en charge un certain nombre d'éléments visuels, soutenir le récit, restituer une ambiance.
Depuis David B. et Julie Doucet, le récit de rêve a pris du galon dans la petite armée de la bande dessinée. Rachel Deville, jeune graphiste stéphanoise s'enrôle sous leurs ordres avec un enthousiasme qui nous promet bien des réveils en sursaut.

La propriété




















Rutu Modan La propriété. - Actes sud, 2013

Mica, jeune productrice israélienne, accompagne sa grand-mère en Pologne, à la recherche d'une hypothétique propriété spoliée pendant la guerre. Devant les réticences capricieuses de la vieille dame, elle prend elle-même les choses en main, tandis que sa grand-mère, délicieusement exaspérante, part à la rencontre de ses souvenirs et de celui qui fut, en secret, le père de son premier enfant.
C'est avec plaisir que l'on retrouve Rutu Modan (Energies bloquées, Exit wounds), en chef de file involontaire d'une génération d'auteurs israéliens au ton original, révélée il y a quelques années par les éditions Actes Sud comme une sorte de chaînon manquant entre bande dessinée européenne et comics américains. Forte de ces deux traditions sans avoir à en porter le poids, elle n'hésite pas à faire feu de tout bois en confrontant un graphisme très "ligne claire" qui favorise la lisibilité à des techniques narratives relevant plutôt du roman-photo et d'un certain cinéma "indépendant".
Du coup, s'il est encore de bon ton, dans certains magazines "culturels", de penser déprécier certains films en les taxant de "BD", on s'amusera de trouver à celle-ci - excellente au demeurant - toutes les qualités du film passable que l’industrie du cinéma ne manquera pas d'en tirer.

mardi 9 septembre 2014

Cowboy Henk














Kamagurka et Herr Seele Cowboy Henk. - Fmrk, 2013

Depuis plus de trente ans qu'il persiste à promener son incontrôlable insanité dans la presse flamande où il génère toujours un nombre toujours considérable de plaintes, le blondinet bodybuildé n'a pris ni rides ni cheveux blancs. Sa mèche reste impeccablement érectile et son slip kangourou aussi généreusement rempli de merde. On l'aura compris, Kamagurka et Herr Seele, en bons provocateurs, ne font pas dans la dentelle de Bruges. Ils n'en rejoignent pas moins une certaine tradition flamande de truculente et flatulante mémoire que ne renieraient ni Till l'Espiègle ni Bruegel l'Ancien. Les bougres sont parfois même capables de finesse - une finesse toute surréaliste, magritéenne, pourrait-on dire. Sans doute était-ce toutefois plus visible dans leurs anciens travaux (Maurice le cowboy, A. Michel, 1986) lorsque Henk atteignait parfois à des sommets de délire logiques où se plairait le fameux Ours Barnabé de Ph. Coudray, s'il ne risquait à tout instant de glisser sur un étron.

Cul de sac




















Richard Thompson Cul de sac. – Delcourt, 2010-2012

Dans la famille Otterloop, je voudrais le fils aîné, Petey, préadolescent introverti, proto-neurasthénique et grand amateur de comics statiques, à la tête d’une collection déjà bien fournie de tics, phobies, allergies et autres troubles psycho-somatiques. Ou bien encore sa petite sœur Alice, comme le cyclone mais en plus drôle et avec quelques années de moins. Ajoutez-y des parents décontenancés, des voisins plus ou moins étranges, une grand-mère hargneuse et sa chienne géante, vous obtiendrez l’une des machines à sourire les plus efficaces et les plus attachantes de ces dernières années.
On l’avait pourtant bien cru mort, l’art du strip quotidien, définitivement enterré sous les mauvaises nouvelles, son espace vital inexorablement grignoté par les cours de la bourse, réduit à la portion congrue - quelques centimètres carrés de moins en moins carrés, bouche-trou sursitaire pour localier en mal de copie. On l’avait cru rabougri, mal vieilli, banalisé façon soap à coups de gags pas drôles, condamné à recycler les mêmes sempiternelles vieilles recettes de la comédie familiale : papa, maman, la bonne et moi… Eh bien l’on se trompait : non seulement le comic-strip bouge encore mais il s’avère encore capable de faire rire. Aurait-il donc un futur ? En ce cas, il serait assez drôle qu’il s’appelle Cul de sac.
Sous ce titre (en français dans le texte) se cache l’un de ces coins de banlieue comme il en existe des milliers aux Etats-Unis, faubourgs résidentiels à l’usage des classes moyennes où des maisons presque semblables s’alignent à perte de vue le long de pelouses soigneusement entretenues. Un espace sans qualité, donc, comme une thébaïde de l’ennui où l’on rêverait pourtant d’habiter soi-même tant l’humour, des Peanuts à Calvin et Hobbes, y semble venir aussi bien que l’hortensia. Cul de sac n’est pas en reste, avec ses enfants névrosés mais enthousiastes qui, lorsqu’ils ne sont pas occupés à dévorer les aventures de Little Parano, fabriquent des machines de siège géantes devant leur porche.
Quoi qu’il en soit, la tentative n’était pas sans péril : outre une visibilité éditoriale désormais réduite, venir après Charles Schulz et Bill Watterson tout en paraissant marcher sur leurs brisées relevait a priori d’une belle inconscience. Miracle ! L’héritier n’est pas marron, Richard Thompson ne démérite en rien : un sens de la répartie à double, voire à triple détente, un dessin joliment expressif sous des allures désinvoltes de crobard à la va-vite, une vraie drôlerie, surtout, toujours toute en finesse et dénuée du moindre cynisme et voilà comment l’on ressuscite un art prétendument défunt. Alors qu’on se le dise : il y a des petits nouveaux dans le quartier et ce Cul de sac est décidément tout sauf une impasse.

La vie secrète des jeunes. 3




















Riad Sattouf La vie secrète des jeunes. 3. – L’association, 2012. 

Pour ceux qui voudraient en reprendre, voilà 140 nouvelles pages de déprime. Sur le moment, on n’y croit pas. C’est comme pour les Brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio, on se dit, ce n’est pas possible, ce type passe sa vie dans les bars, il n’a pas le temps de faire autre chose, il se démolit le foie d’un zinc à l’autre en attendant le bon mot. Eh bien Sattouf, c’est pareil : il doit passer sa vie dans le métro, dans la rue, en terrasse à laisser traîner ses grandes oreilles pour ramasser son lot d’anecdotes. Et encore, si ce n’était que ça, ça le regarde, mais tomber sur des trucs pareils, ça n’arrive qu’une fois dans sa vie, et on se le raconte dix ans plus tard. Mais Sattouf, c’est tous les jours ! Au moins toutes les semaines, de quoi remplir sa rubrique dans Charlie-Hebdo. Il les invente ou quoi ? Même ça, ce n’est pas possible. Peut-être qu’il les arrange un peu mais un tel compendium de connerie ça ne s’invente pas. Pire, ça fait peur. Toutes classes sociales et tous milieux confondus, la débilité profonde, la méchanceté, la bassesse hallucinante de ces dialogues empilés finit par faire froid dans le dos. Nous sommes cernés, la bêtise gagne toujours à la fin. Une bêtise insondable, servie par une langue en perdition, parfois réduite à un magma bavochant, incompréhensible ou bien au contraire par la préciosité des accents de la distinction, c’est égal : ce qui fait le plus peur, c’est de penser que tous ces gens ont le droit de vote.

Cleveland




















Harvey Pekar & Joseph Remnant Cleveland. – Çà et là, 2012. 

Cleveland n’est pas exactement la ville la plus sexy des Etats-Unis d’Amérique. Touchée de plein fouet par la désindustrialisation, elle a connu dès l’après-guerre un lent déclin économique et social, marqué par la ségrégation raciale et de violentes émeutes. Ce fut pourtant jadis un important centre industriel et culturel, au carrefour des Grands Lacs et du Mississipi, qui, encore actuellement, possède l’une des plus grandes bibliothèques et l’un des principaux musées du pays et dont l’orchestre symphonique jouit depuis toujours d’un très grand prestige international.
Harvey Pekar n’est pas non plus l’auteur le plus avenant de la bande dessinée américaine. Il en est pourtant l’un des plus sincères et des plus originaux même si, à la différence de sa ville natale, il n’a jamais tout à fait connu son heure de gloire. Né à Cleveland en 1939 d’une famille d’émigrés juifs polonais, il resta toute sa vie viscéralement attaché à la ville dont il entreprend ici de tracer un portrait intime qui sonne aussi bien comme une autobiographie. Observateur hors-pair, il met son talent de conteur au service de sa mémoire pour tracer le contour de Cleveland, dont il décrit minutieusement la vie de quartier au fil de ses déménagements et de ses recherches boulimiques dans les librairies d’occasion et les bibliothèques publiques, sans oublier d’évoquer ses rencontres les plus marquantes, dont celle d’un certain voisin qui s’avérera primordiale. Réunis par une commune passion du blues et du jazz,  Robert Crumb et Harvey Pekar avaient tout pour s’entendre, y compris une certaine misanthropie teintée d’inadéquation sociale qui en fait deux des plus grands marginaux de la bande dessinée. Harcelé par Pekar, Crumb ne se contentera pas de se laisser convaincre d’illustrer ses premiers scénarios : il l’introduira également au milieu des comics et aux différents dessinateurs qui, bon an mal an, firent de son American splendor un compendium de tout ce que l’underground comptait de styles et de tendances.
Celle qu’illustre ici le jeune Joseph Remnant semble directement héritée de Crumb et, peut-être mieux encore que celle du Maître, colle parfaitement au projet de Pekar, qui n’a pas toujours été si bien servi par ses illustrateurs. Tout en hachures à la fois nerveuses et précises, son style fait de cet ultime ouvrage une sorte de chant du cygne, mais alors d’un cygne à l’image de Cleveland et de son thuriféraire : légèrement crado, déplumé par les ans mais pas pour autant ramolli du bec.

Le coeur sanglant de la réalité

















Nadja Le cœur sanglant de la réalité. – L’apocalypse, 2012. 

Serait-il temps de parler d’autofiction en bande dessinée ? Jusqu’ici on n’y célébrait guère que l’autobiographie, comme une tentative plus ou moins naïve mais presque toujours sincère de mettre en récit son quotidien, aussi trivial soit-il. Un Jean-Christophe Menu, une Marjane Satrapi ou, mieux encore, un Laurent Lolmède, ne faisaient guère que raconter leur vie, bien ou mal mais tel qu’ils pensaient devoir le faire. D’autres, tels David B ou Fabrice Neaud, s’ils prenaient davantage de recul et plaçaient leur histoire dans une perspective plus réfléchie, n’en avaient pas moins quelque chose à dire. Il semble que cette époque bénie soit bel et bien terminée. Affublée des atours tendances du « roman graphique », la bande dessinée renie ses origines et semble bien décidée à venir patauger à son tour au fond du nombril où bavarde déjà depuis longtemps une bonne partie de la littérature française contemporaine. Impuissance créative, velleités et atermoiements, petit séjour en Bretagne, bars à vin, soirées télé et petits potins, Nadja ne nous épargne rien du bréviaire bobo de l’extrême vacuité contemporaine et peine à nous convaincre qu’il soit nécessaire d’en faire un livre de plus. Quand elle transposait Henry James (Le menteur – Denoël, 2004) ou cherchait encore à raconter une histoire (L’homme de mes rêves – Cornélius, 2010), elle ne nous laissait pas oublier qu’elle reste l’une des grandes créatrices de l’album pour enfants, capable de belles envolées bachelardiennes et douée d’un humour ravageur. Qu’elle y reprenne ses personnages en forme d’ours ne suffit malheureusement pas à faire autre chose de ce triste blabla qu’un coup d’épée dans l’eau tiède et de ce cœur une éponge synthétique dont on ne tirera jamais qu’un vague jus de navet.

Quoi de neuf, docteur Moustache ?





















Marion Montaigne Tu mourras moins bête. 2, Quoi de neuf, docteur Moustache ? – Ankama, 2012. 

Même si l’on en meurt d’envie, on a quelques scrupules à encore parler du Professeur Moustache et de son fameux blog Tu mourras moins bête. L’impression, un peu, d’enfoncer tête baissée la porte du saloon, tant le prof semble s’être assuré pignon sur rue depuis la sortie de son premier recueil en 2011. Quelques articles bien placés, une bonne dose de buzz et voilà, Marion Montaigne remporte le « prix du public-Cultura » au dernier festival d’Angoulême. La machine est lancée, plus rien ne l’arrêtera qu’un film avec Depardieu et Jean Roucas. Ce n’est que justice car le Professeur Moustache sait bien mieux faire passer la science que tous les frères Bogdanov réunis : avec le sourire et plus si affinités, c’est-à-dire à condition d’avoir plus de quatorze ans, le cœur bien accroché et d’être de ceux qu’Ebola fait encore rire.
Dès la couverture, on l’aura compris, madame Montaigne attaque l’os et tout ce qui s’ensuit : appareil immunitaire, staphylocoques dorés, sommeil, rêves, autopsie, têtes coupées qu’il s’agit de faire parler et autres choses de la vie, y compris sexuelle car il faut bien maintenir éveillé l’intérêt du lecteur. Il y sera tout aussi bien question de pseudosciences (connaissiez-vous la pygomancie – art de lire l’avenir dans les plis que font les fesses ?) et de recherches loufoques, couronnées ou non par un IG Nobel (prix décerné chaque année pour la recherche la plus débile, inutile ou dangereuse).
De la vulgarisation, donc, mais de la meilleure, de celle qui nourrissait déjà La Hulotte, qui va chercher l’information à la source, car le professeur Moustache ne dédaigne pas d’aller à la rencontre des scientifiques en leurs labos. Qu’il s’agisse de médecine légale ou de l’Institut Pasteur, elle paye de sa personne et les savants se battent, dit-on, pour la recevoir. Preuve qu’ils ont parfois le sens de l’humour, tout comme il vous en faudra, mesdames, lorsque vous apprendrez que vous vous trimballez en permanence environ 2 kg ½ de peau morte sur le corps…

Les aigles de sang




















Valérie Mangin et Thierry Démarez, d’après l’œuvre de Jacques Martin. Alix senator. 1, Les aigles de sang. – Casterman, 2012. 

On avait laissé Alix en mauvaise posture, entre les mains d’un auteur un rien sénile entouré d’une armée de tâcherons à sa dévotion. Depuis des années, en gros depuis Les proies du volcan (1977), la série n’avait rien d’autre à proposer que l’éternelle réitération d’aventures de plus en plus paresseuses au fur et à mesure qu’elles se faisaient plus exotiques, au service de la seule documentation historique dont quelques chercheurs avaient un jour commis l’erreur de souligner la précision. Une pléthore d’assistants s’épuisaient à courir derrière un style qui se parodiait lui-même à force de raideur et d’inélégance, au service d’une série vidés de toute substance, loin, bien loin du trouble qu’elle avait pu susciter lorsqu’elle ne craignait pas de s’aventurer dans les domaines hantés du fantastique et d’un homo-érotisme en demi-teinte, d’une audace absolue pour l’époque. Bref, à lire les nouvelles aventures d’Alix, on ne pouvait que regretter les fastes vénéneux de La griffe noire, du Tombeau étrusque et du Dieu sauvage, ou bien le tragique du Dernier Spartiate et des Légions perdues.
Sans atteindre au niveau de ces chefs d’œuvres, c’est avec l’esprit qui les animait  que Valérie Mangin et Thierry Démarez tentent au moins de renouer, tout en se démarquant d’une forme de « ligne claire » devenue obsolète. Leur Alix a vieilli, il a suivi son destin logique de Gaulois acculturé et d’ami personnel de l’Empereur : il est devenu sénateur de cette Rome au sommet de sa puissance sous le règne d’Auguste. Père de deux adolescents (dont le fils de son compagnon Enak, qu’il a adopté), il est l’un des citoyens les plus en vue de la Cité, un sage à qui l’on confie des missions de confiance. Aussi, lorsque le grand pontife Marcus Aemilius Lepidus est assassiné dans d’étranges circonstances, est-ce à lui que l’Empereur confie une enquête discrète. Mais, loin de l’aveugler, la proximité avec le pouvoir ne le rend pas moins lucide quant aux ressorts de ce dernier : Auguste pourrait très bien avoir lui-même commandité ce meurtre…
En intégrant à la série un élément proprement politique qui lui manquait jusqu’alors, Valérie Mangin la fait définitivement basculer dans un registre adulte qui ravira ses plus anciens lecteurs et, surtout, les amateurs de la série Murena, de Dufaux et Delaby, dont le dessin de Thierry Démarez n’est pas sans rappeler le réalisme presque photographique.
Quoi que l’on puisse dire d’un premier épisode peut-être un peu trop rapide et elliptique, les auteurs n’en réussissent pas moins une belle et rare tentative de revivification dont bon nombre d’interminables séries auraient tout avantage à s’inspirer.

Archétype



















Ralf König Archétype. – Glénat, 2012. 

Ralf König est le plus drôle des dessinateurs allemands. A sa décharge, c’est aussi l’un des seuls. Ce qui ne l’empêche pas d’en valoir une bonne douzaine lorsque, délaissant la chronique homosexuelle contemporaine, il se livre à une démolition systématique de la Bible et de ses délires maniaco-répressifs. Après avoir vandalisé la Création (Prototype, 2011), voilà qu’il perce des gros trous dans l’arche de Noé, fanatique barbichu dont un Créateur plus pépère que Saint Père a bien du mal à refroidir les ardeurs apocalyptiques. Obsédé par la corruption, les Sodomites et la pourriture en général, Noé n’est pourtant pas de ceux qui jettent le bébé avec l’eau du bain : il préfère l'y noyer. Un déluge standard lui conviendrait assez bien, mais voilà que l’Eternel lui commande de construire une Arche en bois de gopher et d’y faire monter un couple de chaque bête vivant sur terre… De quoi faire passer le goût des grandes marées au plus endurci des fanatiques qui eut jamais l’idée d’aller porter des sandales avec des chaussettes.
En ces temps de bigoterie triomphante, l’entreprise démystificatrice de Ralf König s’avère plus nécessaire que jamais et l’on en attend la suite avec impatience, si quelque fatwa ne vient l’interrompre d’une balle bien placée (dans la nuque, de préférence).