mardi 30 juin 2015

Bosc : de humour à l'encre noire




















Bosc : de l'humour à l'encre noire. - Musées de la ville de Strasbourg, 2014.

L'exposition Bosc du musée Tomi Ungerer est terminée, vous ne la verrez donc pas de vos yeux, lesquels ne vous serviront plus qu'à pleurer puis, ayant séché vos larmes, à consulter le catalogue sans avoir à vous charger l'estomac de chou aigre.
Né en 1924, Bosc traînait derrière lui un sérieux syndrome post-traumatique consécutif à son engagement comme radio-opérateur en Indochine. Autant dire que la chose militaire lui resta toujours en travers de la gorge : il en fit son cheval de bataille, si l'on peut dire, et peupla ses dessins de généraux à képis et médailles, comme autant de symboles d'une humanité comblée, enfin parvenue au faîte de la connerie moutonnière à laquelle elle aspire. Et comme la connerie, par définition, n'a pas d'âge, l’œuvre de Bosc n'a pris que les seules rides nécessaires, celles qui plissent au coin des yeux qui ont trop ri ou trop pleuré. Le reste est comme neuf, à l'image de toute cette génération des Trente glorieuses qui, sous influence américaine, renouvela de fond en comble le dessin d'humour en France et reste toujours d'une belle actualité. Tout comme Chaval, Sempé, Siné ou bien encore André François, Bosc a retenu la leçon du grand Saül Steinberg et des cartoonists du New Yorker, dont la ligne épurée savait faire fi des détails et, loin de tout pittoresque, aller à l'essentiel qui, comme chacun sait, s'enracine dans l'universel. Comme le soulignait Alexandre Vialatte dans l'une de ses chroniques de La Montagne ici reproduite, l'universel, chez Bosc, prend la forme d'un nez. Un nez démesuré, suffisamment large pour accueillir toute la vacuité d'une existence dont Jean-Maurice Bosc choisit de se moucher le 3 mai 1973, cinq ans après son ami Chaval, manière de confirmer que les plus grands humoristes ne font pas forcément les meilleurs boute-en-train. 

A noter que le catalogue s'accompagne d'un dvd contenant le Voyage en Boscavie, court-métrage de Claude Choublier et Jean Vautrin, d'après les dessins de Bosc, prix Emile Cohl 1958.

lundi 29 juin 2015

Juliette en juillet


















Joko Juliette en juillet. - The hoochie coochie, 2014


En vacances pour tout l’été chez sa tante Helena, la jeune et naïve Juliette se trouve confrontée à bien des mystères… Quel est cet étrange attelage tracté par deux jeunes femmes nues qui hante le parc en pleine nuit ? Et Belok, le régisseur de l’inquiétant comte Mika, a-t-il toujours eu ces traits bestiaux ? Quelle est cette énorme créature aquatique que l’on semble nourrir exclusivement de concombres ? Juliette se lance sur la piste, au prix de bien des malheurs et de dangers qui seront autant d’occasions de mettre en valeur une plastique modelée dans la crème au beurre. On l’aura deviné, nous sommes ici au royaume souterrain du bondage, sous-genre relevant d’un SM de bon aloi mâtiné de fétichisme, à la croisée du roman gothique et de la bibliothèque rose, cette puissante machine à fantasmes dont, tous autant que nous sommes, nous sûmes faire si bon usage en notre fiévreuse adolescence. Ce n’est peut-être d’ailleurs pas pour rien si le trait de Joko – vieux routier de l’underground à la française – évoque bien plus celui d’un Glen Baxter que celui d’Eric Stanton ou de John Willie, maîtres du genre auxquels il rend par ailleurs un évident hommage : c’est qu’il partage avec lui ce goût certain du détournement appliqué à l’imagerie du roman pour la jeunesse, cet indispensable ingrédient de toute bonne éducation à l’anglaise, au même titre que le martinet, la cravache et le chat à neuf queues. Seulement, là où l’anglais en privilégie l’absurdité sous-jacente, Joko en dégage quant à lui toute la charge érotique, dans un récit dessiné d’un classicisme presque intemporel, où l’on aurait tort, toutefois, de ne voir qu’une entreprise de perversion : si la loi du genre implique bien entendu un double discours, où l’image complète avec délices ce que l’héroïne ingénue s’obstine à ne pas comprendre, cela n’entame en rien l’innocence fondamentale d’un scénario dont la volontaire ineptie fait elle-même tout le sel, en deçà de tout l’esprit de sérieux dont la littérature « érotique » entend bien trop souvent se prévaloir et qui la rend si fatigante. Quand bien même on se gardera de la mettre entre toutes les mains (les miennes s’avérant déjà bien assez moites) cette Juliette en juillet prolonge bien plus notre enfance qu’elle ne la démoralise. On ne saurait en dire autant de Justin Bieber.

jeudi 18 juin 2015

Rapport visuel sur la ville de Buenos Aires et ses environs




















Carlos Nine Rapport visuel sur la ville de Buenos Aires et ses environs. - Les Rêveurs, 2014.

S’il n’a pas encore laissé de traces indélébiles dans les draps d’un blanc parfois douteux de la bande dessinée, Carlos Nine n’en est pas moins l’un des plus fantastiques et faunesques illustrateurs qui fut jamais couché sur le papier du même nom. Du faune, en effet, il a bien la joyeuse concupiscence, l’oreille en pointe et musicale, cette agilité surprenante que l’on réservait au cabri et, surtout, cette causticité dionysiaque qui fait du moindre de ses dessins une comédie d’Aristophane où, sur la triple piste d’un cirque crépusculaire, bourgeonne et se mêle une foule improbable de canards vicieux, de beautés fatales et de magiciens caoutchouteux. On ne le trouvera cependant point gambadant sur les pentes du mont Olympe, mais bien plus sûrement dans quelque sombre ruelle de Buenos Aires, sa ville natale, mythique au moins autant que réelle, cosmopolite et absorbante, dont il dresse ici un portrait légendaire et fantasmé. Porteño dans l’âme, cette même âme glissante qui inventa le tango, Carlos Nine prend le prétexte d’un recueil d’illustrations disparates pour lancer autant de micro-fictions anecdotiques et farfelues, soigneusement référencées et réparties entre légendes urbaines, rumeurs, mythes et faits avérés. Au fil de vignettes d’une charmante componction pince-sans-rire, l’on passera ainsi du fameux Babine du Río de la Plata, canidé doué d’une étonnante faculté d’introspection, au premier Symposium de langage ordurier de 1936, « présidé par une image de Rita, la géniale insulteuse du quartier de Mataderos, et son putain de chien », sans négliger, bien entendu, les terribles contes de la « Grand-mère sinistre » destinés à inculquer un peu de réalisme aux enfants… On l’aura compris, Carlos Nine, reprenant la veine de son précédent Prints of the West (Rackham, 2004), s’inscrit directement dans la filiation rêveuse et fabulatrice d’un Marcel Schwob, dont les Vies imaginaires inspirèrent ses compatriotes Jorge Luis Borges (Histoire de l’infamie / Histoire de l’éternité) ou Juan Rodolfo Wilcock (Le stéréoscope des solitaires), selon une saine tradition littéraire dont on ne trouvera guère l’équivalent en bande dessinée, sinon dans les dérives géniales d’un Ben Katchor ou d’un José Carlos Fernandes, dont il faudra bien que l’on reparle un jour ou l’autre…