mardi 19 décembre 2017

Il n'en revint que trois

















Il n’en revint que trois, de Guðbergur Bergsson. - Métailié,2018

On n'est jamais tranquille. Oubliée de tous sauf de Pierre Loti, l'Islande coule des jours paisibles quand la guerre,  soudain, vient lui donner une importance stratégique insoupçonnée. Les Américains en font une base avancée et déversent sur elle l'habituelle flopée de cochonneries qui font les trente glorieuses. L'Islande profite, elle devient grasse et se laisse aller à son avidité latente. Voilà pour résumer le propos sous-jacent du dernier récit de Guðbergur Bergsson, 85 ans aux prunes et donc témoin direct de la métamorphose. Le Gamin, ce pourrait être lui, invité sporadique d'une ferme isolée dont il finira par hériter pour en faire un hôtel de luxe, à l'image d'un pays gagné tout entier par la cupidité. Réceptacles involontaires d'une histoire qui leur parvient par bribes, ses habitants ne sont néanmoins pas des victimes : nulle nostalgie pour un quelconque ordre ancien chez Bergsson, dont le regard affûté n'épargne pas plus ses compatriotes que ses visiteurs maladroitement intrusifs. La simplicité rustique que leur prêtent deux jeunes Britanniques enthousiastes, la Vieille femme et son mari, les deux Gamines ou bien le Fils chasseur de renard n'en font pas vertu et la jettent allègrement aux orties contre un emploi subalterne chez les Américains ou le privilège de fouiller leurs décharges. De même, pour de l'argent, trahit-on sans trop de scrupules l'Allemand que l'on cachait pour rien. Cet esprit de lucre, il appartiendra à un étranger de passage de le déceler au cœur même des sagas qui fondent la culture islandaise et pour lesquelles il n'est nul crime qui ne puisse faire l'objet de compensations financières selon une conception éminemment négociable de l'honneur. Pour être compensée par un ton plutôt bonhomme, la charge n'en est pas moins cruelle, et l'on se demande comment le livre fut reçu dans son pays d'origine, auquel l'auteur renvoie volontiers l'image d'un vieillard incontinent, éternellement vautré sur le canapé du salon.
Moi, je serais l'Islande, ça m'aurait pas plu.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

lundi 18 décembre 2017

Le livre noir


















Le livre noir, de Lefred-Thouron. - Fluide glacial, 2017.

Au commencement fut Paul Bilhaud, qui exposa au Salon des Arts incohérents de 1882 son fameux et précurseur Combat de nègres dans un tunnel. Immédiatement, son ami Alphonse Allais lui emboîtait le pinceau avec toute une série de monochromes blanc, rouge, vert... aux titres aussi parlants : Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques, Première communion de jeunes filles chlorotiques sous les cerisiers en fleurs, etc. Il faudra attendre 1957 pour que l'illustrateur (et danseur) Remy Charlip propose aux enfants un album entièrement blanc intitulé On dirait qu'il neige, suivi de loin (en 1981) par Bruno Munario et son Petit chaperon blanc. Et voici enfin Lefred-Thouron qui, lui, nous ouvre son Livre noir... Dans tous les cas le principe est le même : une page ou une case monochrome, dont seule la légende fait image. Ainsi un simple rectangle noir peut-il être tour à tour un caméléon dans un tunnel, la Mer Noire à marée haute ou bien le fameux bleu d'Yves Klein photocopié en noir et blanc. L'exercice paraîtra peut-être un peu facile... cela n'en rendra les vraies réussites que plus hilarantes. Car Lefred-Thouron, dessinateur de presse et pilier du Canard enchaîné, a le poignet souple et sait varier les plaisirs. Il ne respecte pas toujours strictement sa propre règle et son rectangle subit parfois des distorsions qui le changent tour à tour en "Album blanc des Beatles vu à contre-jour" ou bien en une vue de l'intérieur de L'Origie du Monde. Pour ma part, j'avoue une préférence marquée pour "Omar m'a éteindre", dont l'absurdité définitive fait certainement plus à elle seule pour la prorogation du minimalisme que cinquante ans de critique.

mercredi 22 novembre 2017

La France sur le pouce


















La France sur le pouce, de Courtois et Phicil. - Dargaud, 2017.

La crise de la quarantaine comme les ruptures amoureuses ont ça de bien qu'elles obligent à faire des choix. Le journaliste Olivier Courtois a choisi la liberté : celle de tout laisser tomber sauf son sac à dos et de partir faire le tour de France en stop dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, sans argent ni points de chute. De Lyon à l'Isère en passant par à peu près partout mais toujours par les routes secondaires, il lève le pouce et multiplie les rencontres. Car il sont nombreux, mine de rien, à s'arrêter pour faire un bout de conduite à ce barbu sans attaches : jeune toxico en conditionnelle, allumés raëliens, clown d'entreprise, possibles truands en cavale et même (séparément) Dave et Rachida Dati... Nombre de gens ordinaires, également, si tant est qu'il en existe, au fond, tant chacun porte en lui une histoire qui n'appartient qu'à lui. A lui et, pour une heure ou deux, à cet éphémère commensal à qui l'on n'hésite pas à se confier, sachant qu'on ne le reverra probablement jamais. Rien ne ressemble davantage à un confessionnal que l'habitacle d'une voiture, rien de plus semblable au divan du psychanalyste que le siège avant d'une Renault. Avec l'aide du dessinateur Phicil (London calling, sur un scénario de Sylvain Runberg), Olivier Courtois égrène avec humilité et beaucoup d'empathie le chapelet de ces confidences au fil du bitume. Lanterne rouge assumée de son propre Tour, il sait parfois prolonger l'étape, le temps d'une bière partagée avant de se quitter pour toujours, le temps que finisse une averse ou bien jusqu'à la prochaine rencontre. 
Ceux pour qui mettre le nez dehors pour aller chercher le pain reste un summum du trek urbain ressentiront à la lecture de cette bande dessinée le doux frisson de l'aventure en chambre. Aux autres, elle rappellera peut-être quelques souvenirs, du temps d'avant Uber et Blabla, quand il n'était pas nécessaire de montrer patte blanche pour se faire transporter par des inconnus. Quoi qu'il en soit, elle rassurera surtout les uns et les autres sur l'état d'un pays que l'on présente le plus souvent comme perclus de trouille et d'égoïsme, et que l'on découvre, à la faveur de ces micro-récits, ni plus ni moins pétri d'humanité qu'un autre et même, avouons-le, plutôt bonne pâte.

pour aller plus loin :

 Le dépaysement, de Jean-Christophe Bailly. - Seuil, 2011










En France, de Florence Aubenas. - Ed. de l'Olivier, 2014










 Le peuple de la frontière, de Gérald Andrieu. - Cerf, 2017


mercredi 15 novembre 2017

La grande panne


















La grande panne, d'Hadrien Klent. - Le Tripode, 2016. 

La mystérieuse explosion d'une mine de graphite abandonnée soulève un gigantesque nuage de poussière qui risque de provoquer incendies et explosions au contact des lignes à haute-tension. En attendant que le danger soit passé, le gouvernement français décrète un black-out total et se replie sur l'île de Sein.
D'un argument comme celui-là, un Clive Cussler vous aurait tiré 700 pages d'action testostéronée, avec pyrotechnies diverses, apothéose guerrière et rappel final des saines valeurs de la famille. Mais Hadrien Klent est français : en bon arrière-petit-fils de Voltaire, il préfère instruire en amusant. Entre franche rigolade et politique-fiction, La grande panne, roman pré-apocalyptique, a du mal à garder son sérieux sans jamais toutefois verser dans la satire pure et simple. Tous les ingrédients sont pourtant là : un président trop hollandais pour être complètement sarkozyen, un journaliste diplômé qui redécouvre les joies de la ronéo, un antiquaire du Maine-et-Loire, agent des Américains à l'insu de son plein gré, un révolutionnaire en peau de lapin bien décidé à profiter de la panne pour donner un coup de pouce à l'insurrection qui tarde à venir... Néanmoins, l'auteur prend bien soin de ne jamais pousser Mémé trop loin dans les orties et tout reste au fond plus ou moins vraisemblable dans ce roman pince-sans-rire et plus mélancolique qu'il n'y paraît tout d'abord. Face à la mer, en congé d'une catastrophe annoncée dont le pays s'accommode somme toute assez bien, l'action, ne sachant plus très bien quoi faire de ses dix doigts, cède volontiers la place à la tendresse. Rien n'a tellement d'importance, sinon  l'amour et l'amitié : voilà quelle pourrait être en définitive, l'unique leçon et la seule véritable politique d'un livre qui renvoie volontiers dos-à-dos le pouvoir et ceux qui le contestent.
A tort, vraiment ?

Pour aller plus loin...

La grande panne, de Théo Varlet. - Ed. des Portiques, 1930

Le livre qui, de l'aveu de l'auteur, a servi d'impulsion à son propre roman même si, bien entendu l'histoire en elle-même est très différente : un organisme parasite se nourrissant d'électricité envahit la Terre ! Théo Varlet (1878-1938) fut l'un des principaux pourvoyeurs de la SF française dans l'entre-deux guerres. Il fut également poète, que l'on a pu comparer à Cendrars ou Supervielle.




L'insurrection qui vient / Comité invisible. - La Fabrique, 2007

Le personnage de Jean-Charles Lavaud, activiste parisien bien connu des services de police, est bien entendu entièrement calqué sur celui de Julien Coupat, auteur présumé de L'insurrection qui vient et de ses divers codicilles (A nos amis, Maintenant). Au point qu'on se demanderait presque qui est vraiment l'auteur de La grande panne !

jeudi 9 novembre 2017

La cantine de minuit


















La cantine de minuit, de Yarô Abe. - Le Lézard noir, 2017-.... 

Le gourmet solitaire ne l'est pas tant que ça. Les Japonais, que l'on croyait contraints par un sévère bushido à ne manger que des graines et du poisson cru, entretiennent, paraît-il, un rapport sentimental assez poussé avec la nourriture, dont la diversité est couramment associée à celle des émotions et des moments de la vie. Aussi le manga culinaire est-il un sous-genre assez prisé dans l'archipel : des magazines entiers lui sont consacrés, pour toutes les tranches d'âge et pour tous les goûts. Si la plupart nous échappent - et c'est peut-être heureux - quelques-unes de ces histoires parviennent parfois jusqu'à nous, comme cette accueillante Cantine de minuit de Yarô Abe, que publie aujourd'hui le toujours très avisé Lézard noir. La gargote ne paye pourtant pas de mine : perdue dans une ruelle de Shinjuku, le quartier des plaisirs de Tokyo, elle n'ouvre que de minuit à sept heures et n'offre qu'une carte très limitée, mais le patron, flegmatique et balafré, vous préparera n'importe quel plat à la demande, dans la mesure où il dispose des ingrédients nécessaires. Il saura surtout, avec beaucoup d'intuition et d'empathie, cuisiner la réponse la plus appropriée aux histoires de chacun, en hôte discret d'une chaleureuse petite communauté nocturne où fraternisent stripteaseuses et yakuzas sentimentaux, travestis et solitaires de toutes sortes autour d'une soupe ou d'un sandwich aux œufs. Rien de très zen dans tout cela et, naturellement, pas le moindre sushi (on n'est pas à Paris) : on n'en sera que plus tenté de revenir, en habitué, au fil d'une bonne vingtaine de volumes déjà parus au Japon, qui nous promettent autant d'heureuses digestions. Et l'on accordera volontiers toutes les étoiles de notre firmament personnel à cette série profondément attachante, quand bien même elles ne doivent rien à Michelin.

Pour aller plus loin...

Le gourmet solitaire, de Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi. - Casterman, 2005.

Les dérives gustatives et citadines d'un salary man amateur de bons petits restaus pas chers... A la fois intimiste et apéritif, LA référence dans le genre, du moins en France où le regretté Taniguchi, le plus occidental des dessinateurs japonais, bénéficie d'une notoriété qu'il est loin d'avoir dans son pays.


mercredi 8 novembre 2017

La Culture en clandestins : l'UX


















La Culture en clandestins : l'UX, de Lazar Kunstmann. - Hazan, 2009.

Septembre 2006 : des inconnus remettent à l'Administrateur du Panthéon la clé de l'horloge monumentale dudit, en panne depuis les années 60, qu'ils ont restaurée et réparée de façon professionnelle et dans la plus parfaite clandestinité. Première apparition publique des
Untergunther, émoi de l'Administration, qui n'aime pas qu'on lui mette le nez dans son propre caca : l'Administrateur, plutôt séduit, est poussé vers la sortie, son successeur s'empresse de remettre l'horloge en panne et de porter plainte. Qu'une bande de rats de greniers ait le culot de s'introduire nuitamment dans un édifice public, de se jouer de toutes les serrures, d'en réparer certaines et même d'en rajouter de nouvelles pour pallier une sécurité plus que défaillante, d'installer un atelier permanent dans une partie délaissée du bâtiment pour y conduire un chantier de restauration pendant toute une année sans que quiconque s'en aperçoive, c'est assez pour troubler le sommeil du plus flapi des fonctionnaires et réveiller sa mauvaise foi. Ricanements des flics, des juges et du bon peuple, averti par les journaux. Et qui, du coup, découvre l'existence de l'UX (pour Urban eXperiment), une bande plus organisée de cataphiles ++, capables de s'introduire dans les bâtiments les (soi-disant) mieux gardés, d'y organiser des festivals de cinéma et des expositions temporaires, possédant à fond la cartographie (et les clés) de tous les réseaux souterrains de Paris, égouts, RATP, Catacombes et carrières compris. Réseaux qu'ils défendent à la fois contre l'incurie d'une administration aussi peu soigneuse que paresseuse et contre les dilettantisme des "Bodzaux" amateurs de teufs en cave et de bière au mégot. Qu'ils relèvent de La Mexicaine de Perforation (divers festivals), des Untergunther (restaurations en tous genres) ou de la Mouse House (équipe féminine d'intrusions diverses), les membres de l'UX partagent une même exigence de pranksters d'élite et de pataphycisiens de choc, ne laissent rien au hasard et n'ont pas peur de se salir les bottes. Ecrit par l'un d'eux à la suite de l'affaire du Panthéon, ce petit livre alerte et malicieux se lit comme un roman et, surtout, comme un remède à la désespérance. Que des gens comme ceux-là s'activent dans nos murs, ne sais pas, vous mais moi ça me rassure...

Les Gaspards, de Pierre Tchernia (1974)
S'il ne restera certainement pas dans l'histoire du cinéma comme un film incontournable, Les Gaspards, qui met en scène une communauté clandestine hantant les sous-sols de Paris est indubitablement l'une des principales sources d'inspiration de l'UX !

Paris souterrain, d'Emile Gérards. - Ed. des Régionalismes, 2013
Le classique des classiques sur les "bas-fonds de Paris" (dans son édition la plus récente), suivi de son indispensable complément : 
Paris, capitale souterraine, de Georges Verpraet. - Plon, 1964 
Deux livres auxquel l'UX ne cesse de se référer, à lire dans le noir à la frontale !






vendredi 3 novembre 2017

Imperium


















Imperium, de Christian Kracht. - Phébus, 2017

August Engelhardt (1875-1919) fut l'un de ces naturistes excentriques et peu frileux dont l'Allemagne du 19e finissant eut un temps le secret. En 1902, ayant réalisé son héritage, il achète une plantation dans les îles Bismarck afin d'y fonder une communauté d'adorateurs du soleil qui se nourriront exclusivement de noix de coco, décrétée aliment universel et parfait. Il eut quelques disciples, puis la malnutrition, la paranoïa et la guerre de 14 vinrent mettre un terme définitif à l'expérience. 
La réalité dépasse la fiction, dit-on. C'est entendu, mais la fiction la rattrape dans les côtes et si Christian Kracht s'empare de cette histoire vraie, c'est pour la rendre singulièrement plus passionnante que la notice Wikipedia du cocovore. D'une voix un brin narquoise qui ne cache pas son omniscience, il la remodèle à son gré, la transforme ici ou là, l'arrange ou la dérange pour en faire un roman complet, avec de vrais morceaux de personnages dedans. Despersonnages parmi lesquels on aura d'ailleurs la bonne surprise de retrouver le capitaine Slütter et la jeune Pandora, tout droit sortis de La Balade de la Mer Salée, de Hugo Pratt, le temps d'une respiration bienvenue dans le récit désolant de cette utopie mal barrée. Gratuite en apparence, la digression illustre en fait assez bien la méthode d'un auteur qui survole son histoire à la façon d'un drone : il butine, zigzague, s'attarde ou bien accélère de façon fulgurante pour suivre le temps d'un paragraphe le destin d'un personnage croisé par hasard. Un destin d'ailleurs souvent lié au futur IIIe Reich, comme si le délire collectif de tout un peuple pouvait bien n'être pas sans rapports avec les divagations hygiénistes de quelques blonds paléo-hippies. Comme si le ver, en somme, était déjà dans la noix.
Né en 1966, Christian Kracht est l'auteur d'une quinzaine de livres que l'on rattache, à tort ou à raison, au courant de la Popliteratur allemande. Deux d'entre eux ont été traduits précédemment en français. Horreur ! Ils ne sont plus disponibles !

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Fin de party, de Christian Kracht. - Denoël, 2003

Un décorateur occidental, futile et décadent, se trouve pris par hasard dans la révolution iranienne de 1979. Croyant pouvoir s'échapper au Tibet, il échoue dans un bagne chinois. Un roman puissamment satirique, épuisé chez l'éditeur et qui fait l'objet d'une spéculation éhontée sur le marché de l'occasion.

Je serai alors au soleil et à l'ombre, de Christian Kracht. - J. Chambon, 2010.

L'aviation allemande bombarde le centre du pouvoir enfoui sous les Alpes de l'Union soviétique suisse. Le commissaire du peuple, un Africain, est chargé d'aller enquêter sur l'état du "réduit", creusé sous les Alpes, où réside l'état-major, car les Alpes sont devenues un immense réseau de cavernes réputées imprenables mais que les armées ennemies bombardent sans cesse... Lui aussi épuisé et revendu fort cher par des margoulins qui se font un bien mauvais karma.


La ballade de la mer salée, de Hugo Pratt. - Casterman, 1975

Chef d’œuvre absolu de la bande dessinée d'aventure, sous le signe de Conrad, de London ou de Stevenson, La Ballade... voit la première apparition du beau Corto Maltese (en fort mauvaise posture). On y trouve également, pour ce qui nous occupe, le capitaine Slütter et la jeune et jolie Pandora, dans des rôles qui, pour être différents de ceux que Ch. Kracht leur fait jouer, n'en révèlent pas moins leur pouvoir de fascination sur quiconque aura lu ce livre au cours de son adolescence romantique.

jeudi 2 novembre 2017

Black Village


















Black Village, de Lutz Bassmann. - Verdier, 2017

De tous les écrivains post-exotiques, aux côtés d'Antoine Volodine, de Manuela Draeger ou d'Elli Kronauer, Lutz Bassmann est certainement le plus sombre, celui dont la lecture, par excellence, ne laisse guère d'autre choix que d'ouvrir le gaz ou le pot de Nutella. Tout de tourments indicibles et traversés d'un sentiment d'inéluctable défaite, ses univers bouchés ne laissent pas passer plus de lumière que d'espoir. De fait, et comme son titre l'indique, il est à nouveau beaucoup question d'obscurité dans Black Village. Goodman, Myriam et Tassili, trois membres du Parti récemment décédés dans leur prison, errent dans la nuit noire d'un quelconque bardo, en quête d'on ne sait quelle hypothétique sortie. Pour se repérer dans une temporalité devenue capricieuse, ils se racontent des histoires qui toutes, pour une raison mystérieuse, s'interrompent brusquement à mi-chemin, de préférence en pleine phrase. Puisant à tous les registres habituels et désormais bien connus du post-exotisme, que peuplent - en gros - des êtres ambigus dans un décor de guerre civile et de déréliction industrielle, chacun de ces débuts d'histoire pourrait fournir la matière d'un roman entier, tant l'imagination de Lutz Bassmann et sa capacité à revivifier les mêmes thèmes semblent inépuisables. Ce qui pourrait dès lors n'être qu'une manière un peu formelle de jouer avec la frustration du lecteur s'avère au contraire en parfaite cohérence avec l'esthétique essentiellement friable de l'école post-exotique, où l'on n'est jamais bien sûr de rien, sinon que ça ne va pas vers le mieux. Les tentatives de récits se succèdent et s'étouffent dans le noir. Chacune, dans son incomplétude, est une pierre branlante ajoutée à l'édifice volontairement instable d'une œuvre en devenir permanent. Une œuvre qui,  mine de rien, ne cesse depuis des années de croître patiemment, en archipels, à la manière d'un lichen dont elle partage à la fois le mystère, le goût des ruines et la fascinante obstination.
[texte paru dans Le Matricule des anges]

vendredi 27 octobre 2017

Hilarotragoedia


















Hilarotragoedia, de Giorgio Manganelli. - Zones sensibles, 2017

Disons-le d'emblée, qui n'a pas biberonné dans sa jeunesse aux albums d'Achille Talon aura peut-être un peu de mal à entrer dans un livre où l'amphigouri s'élève au rang d'art majeur. Bâti comme un discours à l'ancienne, avec hypothèse, gloses, notes et apostilles à la note suivies d'anecdotes propédeutiques, ce court traité se veut essentiellement pratique dans son approche de la mort ou, plutôt, de la "puissance ou volonté descencionnelle" propre à l'être humain qui le pousse à descendre toujours plus bas. Peine perdue : le cadre rhétorique, rationnel, est immédiatement débordé par une prose chauffée à blanc, plus proche de la mousse polyuréthane en expansion continue que de Sénèque ou Cicéron. Dès les premiers mots, le discours enfle, prolifère de manière incontrôlable et se nourrit de lui-même comme une sorte d'architecture folle, labyrinthique, digne à la fois des Prisons imaginaires du Piranèse et du plus pullulant baroque portugais, et ce jusqu'à l'inachèvement, puisque le livre se termine par une page blanche ouverte sur deux points. Autant dire qu'on s'y perd vite et qu'on n'y comprend pas grand-chose.Qu'importe : doit-on comprendre la poésie ou bien l'entendre. On rêverait d'écouter ce texte dit par la bonne bouche, une voix sachant moduler ce qu'il contient de convulsif et de grotesque, d'emphatique et de tordant. 
Publié en 1964, Hilarotragoedia fut à la fois le premier livre édité de Giorgio Manganelli et sa contribution la plus marquante au Gruppo 63, qui se proposait alors de mettre un peu de turbulence dans des lettres italiennes trop sages à son goût. Les chapelles passent, leurs écrits restent et c'est tant mieux puisque cela nous permet enfin de découvrir cette première traduction française, dont on ne sait s'il faut applaudir ou plaindre l'auteur, probablement mort à la tâche. On se contentera donc de saluer sincèrement son travail, ainsi que celui de l'éditeur pour l'habillage en tout point parfait de ce petit bijou.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mardi 10 octobre 2017

Défense de Prosper Bouillon


















Défense de Prosper Brouillon, d'Eric Chevillard. - Noir sur blanc, 2017.

Vengeance ! Vengeance ! Titulaire pendant six ans du feuilleton littéraire du Monde des livres, Eric Chevillard fut pendant tout ce temps la cible privilégiée d'un véritable tir de barrage. A chaque rentrée littéraire et même entre elles, c'était des dizaines et des dizaines de romans qui s'abattaient sur le malheureux, que l'on imagine contraint de faire le gros dos, retranché dans sa casemate. Certes, il rendait coup pour coup à la première occasion, mais que faire contre la puissance de feu conjuguée de tous les grands éditeurs parisiens ? Tenir. Et pour tenir, il a tenu : obstinément, avec courage et pugnacité, debout, toujours, et jusqu'à la relève (assurée désormais par Claro, poilu par anticipation). Mais alors qu'on le croyait vidé, foutu, évacué déjà vers l'arrière avec les malades et les éclopés, le voilà qui revient pour l'assaut final ! Et à la baïonnette !
Pendant six ans, à la lueur vacillante d'un quinquet, tandis que s'abattaient sur lui les shrapnels de la basse littérature, il n'a cessé de les cueillir au vol et de noter les meilleures bourdes de nos goncourables, dont certains seraient certes plus à leur place dans la purée refroidie d'un plateau-repas que dans les fauteuils pur cuir des plateaux télé. Ces perles, il les renfile aujourd'hui pour composer Les Gondoliers, le nouveau roman de Prosper Brouillon, le célèbre écrivain, dont il prétend prendre la défense contre la clique aigrie des critiques et des jaloux. Pas de noms cette fois-ci - les coupables furent désignés en leur temps - mais les cités se reconnaîtront, s'ils osent encore se regarder dans la glace. Peut-on ne pas spontanément se liquéfier devant son miroir après avoir écrit : "Nos pas crissaient sous la neige" ou bien "Les vestiges de sa queue s'agitaient en tous sens" ? L'exégèse désopilante à laquelle se livre Chevillard a beau se montrer d'une virtuosité vengeresse parfaitement jubilatoire, il n'en reste pas moins que ces "écrivains" sont publiés. Comment est-ce possible ? Où sont les éditeurs ? Où sont les relecteurs ? Écrabouillés par ce tracteur qui "à une bretelle (...) a jailli d'une plantation sans regarder ni à droite ni à gauche" ? On rit pour ne pas pleurer devant une telle collection de clichés et de fadaises, où le galimatias ne le dispute au baragouin que pour se réconcilier au bas d'une note de droits d'auteur. Car ces choses-là se vendent, et elles sont lues, sans rigoler. C'est peut-être le pire.

Vacances surprises


















Vacances surprises, de Marc Bernard. - Finitude, 2016.

Les uns, fébriles, se jetteront sur le dernier thriller en date, haletant pageturner d'un suspens à vous dresser le poil, machiné façon blockbuster par un maître-scénariste de première bourre, du cousu-main au vrai fil de linceul, avec serial-killer à la clé, cadavres à la chaîne, mutilations rituelles et autres facéties à base de tronçonneuse. D'autres donneront leurs suffrages à ces grandes sagas familiales où l'on s'étripe en tout bien tout honneur entre deux cocktails, sur fond d'Histoire et de transfert de capitaux, à grands coups de stock-options et de conflits freudiens. D'autres encore éliront la romance, le grand vent dans les voiles de la Passion, Scarlet, l'Amour, le vrai, les yeux dans les yeux et plus si affinités, répondre au journal qui transmettra. Les derniers, enfin, les plus clairsemés, échangeront volontiers ces tonnes de papier pour les deux pages pleines de tendre légèreté d'une seule chronique de Marc Bernard.
Issus d'un milieu modeste et très tôt touché par la grâce du roman prolétarien, Marc Bernard (1900-1983) fut de ces écrivains, finalement pas si rares, qui n'auront jamais eu le succès qu'ils méritaient, malgré l'Interallié (1934), malgré le Goncourt (1942) et l'indéfectible soutien de la maison Gallimard. Faut-il s'en réjouir ? L'étrange manie qu'ont les pauvres de vouloir à tout prix faire bouillir la marmite l'amena, à la fin des années 50 et tout communiste qu'il fût, à piger pour le très droitier Figaro sous la forme de délicieuses chroniques hebdomadaires, enfin reprises ici par les éditions Finitude. Pendant que certains dissertaient à grand renfort de concepts stratégiques sur les grands équilibres du monde, lui vous parlait tout rondement des aléas de ses dernières vacances, adressait à sa concierge des cartes postales à vous donner envie d'aller balayer l'escalier et, d'un rien, vous troussait le portrait familier d'un immeuble de petites gens comme il n'en existe plus que dans les photos de Doisneau. Frère en indulgence amusée d'un Henri Calet, auquel on ne peut pas ne pas songer, Marc Bernard, à petites touches et l'air de rien, en disait alors bien plus long que n'importe quel rapport du Comité Central sur l'état du Peuple en ces Trente glorieuses dont on ne voyait pas encore pointer le bout grisâtre. D'aucuns, tribuns autoproclamés d'un peuple qu'ils méprisent, prétendent donner de la voix en son nom. Marc Bernard, qui fut du peuple jusqu'à son dernier souffle, se contenta de lui prêter la sienne. N'en déplaise à Mélenchon : elle était douce.

mardi 26 septembre 2017

Zero K


















Don DeLillo Zero K. - Actes sud, 2017

Zero K, c'est le degré 0 de l'échelle de Kelvin, soit -273,15° C, la température la plus basse qui puisse exister, en-deçà de laquelle on cesse définitivement de dîner en terrasse. C'est aussi la température idéale à laquelle on conserve les morts en vue de leur résurrection ultérieure. Le milliardaire Ross Lockhart est le principal actionnaire d'un centre de recherche sur la cryogénie des êtres humains. Condamnée à brève échéance, sa jeune épouse subit le processus de mort artificielle qui lui permettra d'attendre que la science ait suffisamment progressé pour assurer sa guérison. Mais la vie, pour le vieil homme, perd alors tout son sens, il choisit de devancer l'appel et de l'accompagner dans la mort.
Maintenant que la science-fiction voit la plupart de ses thèmes rattrapés au grand galop par la réalité technologique, la littérature générale s'en empare avec une dilection toute particulière et les moyens qui lui sont propres. Non que la SF ait toujours été incapable de faire œuvre littéraire, loin de là - il n'est que de lire Kurt Vonnegut, Philip K. Dick, Antoine Volodine et pas mal d'autres pour s'en convaincre - mais la simple histoire du genre l'a longtemps rendu tributaire du roman d'aventure, avec ses codes et, parfois, ses limites, idéologiques ou stylistiques.
Aussi, lorsqu'un écrivain du calibre de Don DeLillo choisit de se frotter aux thèses très controversées du transhumanisme, on peut s'attendre à ce que le résultat ne tienne pas plus de La guerre des étoiles que d'Hibernatus. Nulle posture pseudo-scientifique, nulle documentation pesante ne nous est infligée : chez DeLillo, c'est la mélancolie qui tient lieu de technologie. Une technologie qui "est désormais une force de la nature. Nous ne la contrôlons pas. Elle souffle sur la planète et nous ne pouvons nous réfugier nulle part." Jeffrey, le narrateur, fils d'un premier mariage de Ross, porte le récit sur des épaules qu'on devine un rien voûtées par ce constat. Indécis et fier de l'être, enclin à l'introspection, il ne cesse de s'interroger sur ce qui le rattache et le sépare de ce père dont il s'acharne à ne pas suivre l'exemple tout en s'interdisant de le haïr. En témoin curieux et vaguement révulsé, il cherche avant tout à comprendre la signification de ce lieu "situé dans les lointains confins du plausible" où l'a fait venir son père pour assister à son départ. Semé de sculptures énigmatiques et d'écrans où ne cessent de défiler des images d'apocalypse, il tient bien plus, au fond, de l’œuvre d'art contemporain que du laboratoire scientifique. Une oeuvre totale, aussi bien représentation qu'interrogation du réel, mortifère et glacée, à laquelle Jeffrey ne trouve à opposer qu'une ancienne passion pour la langue et le pouvoir qu'elle détient sur les êtres et les choses. Deux conceptions du monde, donc, et de l'homme qui, dans sa finitude, pourrait bien ne pas avoir besoin des artifices de la technique pour accéder à un au-delà de lui-même. Ainsi la mort de sa mère projette-t-elle Jeffrey dans un "déferlement de tristesse et d'affliction qui me fit comprendre que j'étais un homme augmenté par le chagrin (...) cette découverte que le dernier souffle d'une femme permet à l'humanité contrainte de son fils de s'exprimer."
Si d'aucuns jugeront de nouveau que les grands livres de Don DeLillo sont derrière lui et qu'il n'écrit plus désormais que des romans "intéressants", d'autres, dont nous sommes, trouveront qu'il n'a rien perdu de sa puissance pour avoir su ramasser son propos. S'achevant sur une apothéose lumineuse qui annule d'un seul coup toutes nos prétentions trop humaines, Zero K pourrait bien représenter à cet égard la plus salutaire leçon de doute que pouvait nous donner l'un des plus vivants écrivains de la littérature mondiale.
[texte paru dans Le Matricule des anges]

Les acouphènes


















Élodie Issartel Les acouphènes. - Le Nouvel Attila, 2017

Où sommes-nous ? Probablement dans les rêves d'avenir de quelque directeur de la DATAR : campagne en friche semée de pavillons désertés, hantée de sangliers et de sous-prolétaires qui les chassent, villes ultra-sécurisées multipliant barrières, sas, contrôles et laissez-passer... Entre les deux, le Centre, où a grandi Thomas, en compagnie d'une poignée d'autres "récalcitrants" de son espèce, rejetés dans les marges d'une société nettoyée de ses déviants. Et voilà qu'à 17 ans, il y retourne, avec son carnet de dessins et ses voix intérieures, traversé d'histoires qu'il a peut-être rêvées. Arpenteur décidé des territoires de la confusion, il est venu vérifier quelque chose, revoir ce Château, au coeur de son enfance réelle ou fantasmée. 
À l'instar de Thomas, il faudra pour bien lire ce roman accepter de se laisser fasciner par l'équivoque d'un récit qui ne finit pas toujours ses phrases. Les événement, les visages, les dialogues surgissent en une succession de rushes, d'instantanés à l'éclairage tantôt blafard, tantôt cru. Les temporalités se mêlent, on ne sait plus très bien où l'on en est, ce qui se passe et ce n'est pas bien grave : la littérature en a vu d'autres. Après Festino ! Festino ! (Léo Scheer, 2008), Elodie Issartel, photographe et plasticienne, livre ici une oeuvre ouverte et pleine de fulgurances, rétive aux idées de frontières et proches de certaines tendances de l'art le plus contemporain, comme en témoignent les photos de la jaquette et le cahier de dessins (dû au peintre Arthur Aillaud). À cet égard, on serait tenté de rapprocher sa démarche des films d'une Isild Le Besco (Charly, Bas-fonds...) ou des spectacles d'une Gisèle Vienne (Kindertotenlieder...), pour leur approche non-linéaire de l'adolescence comme puissance de subversion d'un ordre dont elle serait à la fois la victime et la mauvaise conscience. 
[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 23 septembre 2017

Fief


















 David Lopez Fief. - Seuil, 2017

Ce n'est ni tout à fait la banlieue ni tout à fait la campagne, juste une petite ville de la France dite périurbaine, comme tant d'autres. Une bande de jeunes gars zone entre les pavillons. Copains d'enfance et de quartier, à présent dans la vingtaine, ils s'emmerdent avec virtuosité : "L'ennui c'est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule. Il faut un certain sens de la mesure. On a trouvé la parade, on s'amuse à se faire chier." Entre fumette intensive, palabres interminables et parties de cartes à rallonges, le temps s'immobilise, le territoire se resserre, rétrécit, et finit par se refermer dans un confort précaire et sans horizon. On ne cherchera pas d'intrigue plus "romanesque" à ce qui doit plutôt se lire comme un tour du propriétaire, une succession de vues imprenables sur l'aquarium où tournent inlassablement Jonas et ses amis poissons. Jonas est le narrateur. Boxeur, un petit peu plus talentueux que les autres, un petit peu plus lucide aussi, il se tient sur le seuil, bien conscient de mener sa vie comme il se bat : sans grande ambition, en cultivant l'esquive, de peur de prendre des coups. Mais est-il possible d'y échapper ? Pris entre deux combats, le récit ne répond qu'en creux, par les quelques ouvertures qui s'y font jour, comme autant de possibles fenêtres de tir. Ainsi, Lahuiss, le seul qui soit parti faire des études, quand il revient au pays "comme au parloir", apporte-t-il avec lui Voltaire et Céline. Ainsi Wanda, cette fille des beaux quartiers avec laquelle Jonas entretient une relation ambiguë, faite de sujétion et d'évitement, est-elle à la fois crainte et désirée comme une incarnation de toutes les frontières. Au fond, Jonas et les autres ne sont à l'aise qu'entre eux, sur leur propre terrain dont ils ne cessent de réaffirmer les contours. Qu'ils en testent les limites sociales et géographiques en se frottant à la petite bourgeoisie locale ou qu'ils le magnifient à travers les saisons d'une enfance qu'ils n'ont jamais vraiment quittée, il s'agit toujours de ce même fief, qui vous sépare des autres autant qu'il vous en protège. Sous les postures de lascars, Jonas et les autres restent des enfant terrifiés par l'inconnu, à la manière de Robinson Crusoë qui court se cacher lorsqu'il découvre une première empreinte après des années de solitude : "(...) car jamais lièvre effrayé ne se cacha, jamais renard ne se terra avec plus d'effroi que moi dans cette retraite" écrit De Foë, dans un passage que souligne Jonas au hasard d'une lecture. Cette retraite, c'est aussi la langue. Rarement la langue parlée aura été restituée avec autant de vérité dans un roman, de façon si naturellement lisible. Marqueur d'appartenance, elle aussi fait partie du fief. Elle aussi est une limite, comme chacun en prend conscience à sa manière au cours d'une hilarante et émouvante séance de dictée volontaire. Cette langue, qui sert à se reconnaître, peut-elle servir à se parler ? Et, d'abord, veut-on vraiment se parler ? "Dans ces ambiances, dès qu'il y en a un qui se met à parler de ses problèmes, il y en a un autre pour trouver que ce n'est pas marrant, ce qu'il raconte, et puis ça passe à autre chose. Ou alors on fait des blagues dessus. Ça ne court pas les rues les oreilles."
Peut-on, dès lors, s'émanciper sans trahir les siens ? En-deçà de tout réalisme social, telle est l'unique question qui sous-tend ce très beau premier roman. Il ne s'agit à aucun moment de décrire un milieu, même de l'intérieur. Si la tendresse évidente de David Lopez pour ses personnages n'exclut pas la lucidité, le respect qu'ils lui inspirent lui interdit aussi de les juger ou même de chercher à les "comprendre". Est-il Jonas ? Est-il Lahuiss ? Ni l'un ni l'autre ? Sans préjuger de sa propre biographie, il n'aura en tout cas trahi personne.
[texte paru dans Le Matricule des anges]

vendredi 22 septembre 2017

L'été infini


















Madame Nielsen L'été infini. - Noir sur blanc, 2017

Le lierre est une plante envahissante, imprévisible et même un rien désespérante mais il habille admirablement les ruines. On pourrait en dire autant de cette première traduction française de l'auteure, née et morte Claus Beck-Nielsen avant de renaître en 2011 sous le nom de Madame Nielsen, artiste et performeuse de la scène danoise. Insinuante, entêtante, digressive et capricieuse, sa prose toute en méandres pourrait agacer de prime abord si l'on ne comprenait bientôt qu'il s'agit d'abriter un tombeau. L'Été infini aura été ce moment de grande innocence, au début des années 80, où un groupe de jeunes gens formant une sorte de petite communauté autour de la mère de l'une d'entre eux pouvait s'imaginer que cette union, cette mystérieuse entente, durerait toujours. L'amour, le bonheur, la réussite artistique, tout leur était dû et tout procéderait nécessairement de cette acmé. Il n'en sera évidemment rien, la réalité reprenant ses droits avec une indifférence cruelle, face à laquelle il n'est d'autre arme que l'ironie qui tient les défaites à distance. 
De l'ironie, la vieille femme qui raconte cette histoire et qui, peut-être, était ce jeune garçon "qui est peut-être une fille mais ne le sait pas encore", cette vieille femme, qui donc est peut-être l'auteure, n'en manque pas. S'il s'agit bien pour elle de composer un requiem, c'est avec un apparent détachement qui jamais ne cède à l'élégie. Ce faisant elle invoque les mânes de la baronne Blixen (avec laquelle elle n'est pas sans cultiver une certaine ressemblance physique) : le lecteur français songera davantage à quelque version actualisée du Grand Meaulnes, où un mal que l'on n'osait alors nommer se chargerait, comme il le fit pour beaucoup, de siffler la fin de la partie, de l'enfance et de toute illusion.
[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 26 juillet 2017

Les enfants de la Baleine


















Abi Umeda Les enfants de la Baleine. - Glénat, 2016-....

Une île de glaise dérivant au hasard sur un océan de sable, peuplée de jeunes gens ignorants de leurs origines… De mystérieux assaillants dénués de tout sentiment… D’un jour à l’autre, Chakuro, Samy et leurs amis voient leur vie paisible bouleversée de fond en comble. Leur existence désormais sur le fil du rasoir, ils doivent découvrir un à un les secrets qui meuvent leur navire et prendre en main leur destin entre deux séances de larmes…
Car on pleure beaucoup dans Les enfants de la baleine : c’est même, d’une certaine façon, le moteur de ce seinen-manga comme on les aime, dont le pitch, comme toujours ingénument invraisemblable, parvient à s’incarner au bout de quelques pages en un univers cohérent, poétique et attachant sous des couvertures aux allures de joyaux. On n’est pas en vain l’assistante de Miyazaki : Abi Umeda a manifestement retenu les leçons du Maître et s’inscrit d’emblée comme l’une de ses héritières les plus douées. Les meilleurs mangas se reconnaissent en général à leur pouvoir d’adhésion : ils ont tout de ces histoires sans fin que l’on se raconte pour s’endormir et que l’on reprend fidèlement, chaque soir, entre dix et vingt ans et dont on ne se souviendra que vaguement plus tard, sauf à les retrouver par miracle dans des BD produites au bout du monde. Le sujet, l’histoire même, n’ont qu’une importance relative : ce sont les archétypes dont elles sont porteuses, les structures qui les sous-tendent que l’on aime à retrouver, d’épisode en épisode, de série en série, avec toutes ces infinies variations qui font leur prix. L’on n’aime jamais tant se rêver orphelin que lorsque l’on se sait en sécurité : peut-être est-ce le secret d’une série comme Les enfants de la Baleine, tout comme celui de tant d’autres. En-deçà des péripéties et des relances scénaristiques, c’est cet esprit d’enfance, ce potentiel intrinsèque de rêverie qu’elle détient qui nous la rend si précieuse, comme un permis de retomber en enfance à validité illimitée, la clé retrouvée de toutes les boîtes à trésors, un Copains d’avant de tous nos compagnons d’aventure.

lundi 24 juillet 2017

Les cures merveilleuses du docteur Popotame














Léopold Chauveau Les cures merveilleuses du docteur Popotame. - MeMo, 2016
C’était le temps heureux où le docteur Popotame guérissait les éléphants sans queue, rafistolait  les girafes et hop ! ni une ni deux, vous coupait le chasseur en deux sans états d’âme et repeignait en noir les hommes blancs, histoire de les rendre aussi bons et inoffensifs que les nègres. C’était le temps où cafards, pharisiens et cagots n’étaient pas encore ressortis de dessous leur pierre, quand la littérature jeunesse pouvait encore se montrer d’une réjouissante liberté sans risquer l’anathème et la chevrotine. C’était le temps où l’on pouvait encore être chirurgien, adepte de l’éducation nouvelle et néanmoins drôle : Léopold Chauveau (1870-1940) était tout cela, qui inventa nombre de petits contes pleins de noire désinvolture à l’usage de ses quatre fils et notamment de ce petit père Renaud avec lequel il aimait tellement dialoguer (Les deux font la paire. – La joie de lire, 2003) et auquel sont une nouvelle fois dédiées ces histoires « si bêtes mais si amusantes ». Comme il ne savait manifestement pas dire non, il les illustrait d’un trait de plume bien frais et bien noir, comme un qui n’a pas peur de ne pas savoir dessiner et annoncerait un peu Topor, qui d’ailleurs l’admirait beaucoup. Après La joie de lire, qui lui dédia naguère une collection, c’est donc au tour des éditions MeMo de rendre un hommage mérité à Léopold Chauveau. Elles le font avec tout le savoir-faire et la précision qu’on leur connaît, sous la forme d’un très beau volume à l’italienne que l’honnête homme ne manquera pas de faire figurer en bonne place dans sa bibliothèque, entre les Fables de La Fontaine et les Histoires comme ça. D’ailleurs, c’est bien simple : si Kipling avait su faire caca, on l’appellerait Chauveau.

Pour aller plus loin :




 

mercredi 19 juillet 2017

Geis


















Alexis Deacon Geis. - Gallimard, 2017-....

La Grande Matriarche Matarka se meurt… Qui donc lui succèdera ? Le concours est lancé, que le meilleur gagne. La fille du seigneur Cerf-Volant ne s’est pas inscrite. Quelle force l’oblige donc à concourir, quitte à perdre son âme ?
Autrefois plus infranchissable que le mur de Berlin par beau temps, la frontière qui sépare la bande dessinée de l’album prend décidément des airs de dentelle du Puy. A peine avait-on cru laisser Alexis Deacon batifolant dans le monde enchanté du livre pour enfants qu’on le surprend à brasser de sombres maléfices en plein art séquentiel. Faut-il au fond s’en étonner quand l’on sait avoir affaire à l’un des plus insaisissables parmi les illustrateurs jeunesse, lui qui n’hésite pas à faire de la Confiture de coléoptères (Kaléidoscope, 2004) et dont le style, quand il s’agit d’évoquer vos doudous (Pendant que tu dors - Kaléidoscope, 2006), rappelle plutôt Goya que Petit Ours Brun ? Ayant pour habitude de n’être pas là où on l’attend, Alexis Deacon n’a donc aucun mal à adopter les codes d’un média qui n’est pas a priori le sien pour rendre un peu de lustre à la BD britannique -qui en a bien besoin - et un peu d’air à une fantasy qui, à force de mijoter dans les culottes en lycra des filles de Soleil, commence à sentir un peu le fromage. Dans le genre, plus proche de Mervyn Peake que de Tolkien, on avait rarement vu quoi que ce soit d’aussi original depuis Le Mur de Pan de Philippe Mouchel (Delcourt, 1995-1998) ou bien La forêt de l’oubli de Nadja (Gallimard, 2006-2007). Comme eux, Alexis Deacon vient d’ailleurs et ne soucie guère des canons en vigueur : ses couleurs sourdes et son trait charbonneux n’ont rien de bien franco-belge mais savent donner à ce premier volume une atmosphère assez singulière pour que l’on soit fortement tenté d’en redemander. Ce que l’on fera, non sans trembler de peur que le botulisme, le réchauffement climatique ou la religion n’emporte l’auteur avant la fin.

mardi 18 juillet 2017

Limites


















Christian Viguié Limites. - Rougerie, 2016

Christian Viguié est un poète et non des moindres. Aussi abordera-t-on sa poésie avec la modestie de qui n’en lit pas ou pas assez et le regrette un peu, comme on regrette de ne pas assez manger bio. On l’abordera donc en se disant que ce n’est pas si dur, la poésie, en s’efforçant de croire que ce n’est pas juste une façon un peu compliquée de dire les choses, mais plutôt, simplement, concrètement, la langue à l’état pur, la langue quand elle fait de son mieux. De même se défendra-t-on d’ironiser, même légèrement, sur ces poètes qui ne cessent de convoquer les météores comme au bon vieux temps de Pindare, eux dont les cieux ne sont jamais traversés d’aucun avion ni le coin de campagne troublé d’aucune tronçonneuse, et dont les tables en vrai bois ne sont que pommes et pichets de terre cuite à l’ancienne… Après tout, le poète n’est pas comptable du réel et l’on se saurait reprocher à personne de n’en pas tenir pour une « objectivité » dont l’aboutissement – si l’on en croit une bonne partie de la poésie la plus contemporaine – devrait trouver à s’incarner dans la liste des commissions. Cette limite arbitrairement assignée à la poésie, Christian Viguier la cherche ailleurs. Confronté à plusieurs deuils consécutifs, il a vu « fondre les mots », ne distinguant plus la présence de l’absence, le réel de l’irréel. Que peut alors le langage, quand semble vaciller son pouvoir créateur ? Il y a quand même une peur / à ne plus savoir nommer / puisque nommer c’est s’orienter / ou durer au milieu des êtres / et des choses. Alors il faut redire : redire, vérifier, réaffirmer, retendre le lien entre les mots et les choses jusqu’à ce que le réel recommence / et pousse comme une fleur, avec toute l’évidence d’une fleur. Car le poème, s’il en a parfois les allures, n’est au fond jamais une énigme. Il dévoile bien plus qu’il ne cache, ne représente rien qu’il n’ait d’abord rendu présent. Il en est un peu du poème comme de ces images fractales devant lesquelles on laisse flotter son regard, sans chercher à voir, jusqu’à faire surgir une seconde image, d’une réalité à la fois troublante et ténue, fragile et pourtant mémorable. Voilà la réalité du poème, la seule vraie malgré les apparences, le temps d’un éclair, entrouvre la porte à l’immensité du monde. Cet éblouissement, le poète ne le retrouvera peut-être pas face à sa feuille blanche mais bien plutôt dans l’abandon d’un acte quotidien : Aujourd’hui / j’étais dans un poème / juste à couper du bois / à ranger des bûches / tandis que m’épiait / une mésange bleue / Il n’y avait pas à lire / ni à écrire / à expliquer le bleu du ciel / et de la mésange (…) J’étais dans un poème / et dans l’œil d’une mésange.
Il y a pire comme destination.

lundi 3 juillet 2017

Police lunaire


















Police Lunaire / Tom Gauld. – Ed. 2024, 2016.

Agent de police sur la Lune est une activité plutôt contemplative : la criminalité y est nulle et d’ailleurs tout le monde s’en va, même Mme Henderson et son chien. Ne reste que la jeune femme du Lunar Donuts…
Tom Gauld a-t-il raté une belle carrière dans la police ? Chaque livre le trouve lui-même un peu plus lunaire que le précédent. On l’imagine assez bien fignoler ses petites hachures entre deux donuts en rêvant à la Terre, en tant qu’unique représentant international d’une bande dessinée écossaise réduite à sa plus simple expression. Un style graphique proche du pictogramme, des personnages dénués de bouche et toujours vus de profil, une méfiance instinctive envers tout effet de manche, un minimalisme assumé dont il ne cesse de réaffirmer la leçon principale selon laquelle moins on en fait, meilleur c’est : cela pourrait être aride et ça ne l’est pas. Car, en bon Sélénite, Tom Gauld est un peu poète, et son presque-rien laisse place à un je-ne-sais-quoi que l’on pourrait bien, si on l’osait, qualifier de tendre. D’une tendresse en apesanteur, sans mièvrerie ni fleurettes, et dont la mélancolie légère tempérée par l’humour fait de cet album le plus digne successeur à ce jour des Chroniques martiennes de Ray Bradbury.