mercredi 31 décembre 2014

Docteur Radar, tueur de savants




















Simsolo et Bézian Docteur Radar, tueur de savants. - Glénat, 2014

1920. Une série de meurtres mystérieux frappe des savants du monde entier qui, tous, travaillaient sur le même thème : la possibilité pour l'homme de voyager dans l'espace. Une affaire toute désignée pour Félicien Straub, as de l'aviation française et gentleman-détective...
Comme le pot-au-feu, le roman populaire est d'abord affaire d'ingrédients et plus on le réchauffe, meilleur c'est. Les ingrédients, ce Docteur Radar n'en manque pas : il les a tous et même davantage. Car Noël Simsolo et Frédéric Bézian, en vrais connaisseurs du genre, ne se contentent pas d'aligner rebondissements échevelés, savants fous, flics obtus, femmes fatales et piqûres de scorpion, ils en rajoutent et multiplient clins d'yeux et références au point de faire de cet album un véritable jeu de piste pour amateur cultivé. Ainsi croise-t-on le peintre Pascin * aux côtés du héros dans un décor qui doit plus à Mies van der Rohe qu'à Roger Hart, tandis qu'un peu partout passent les ombres de Dada, de Gus Bofa, de Marcel L'herbier... et de tant d'autres, au point qu'il peut être permis de regretter une certaine perte d'innocence d'un genre qui n'avait pas pour habitude de se chercher d'autre justification qu'en lui-même.
Mais, au fond, qu'importe :  il y a belle lurette que le roman populaire a cessé d'être une lecture populaire pour devenir l'un des supports privilégiés de notre nostalgie. S'il n'est plus possible aujourd'hui d'écrire un Fantômas ou un Zigomar, il est permis de leur rendre hommage et c'est assurément ce qui est ici fait de manière intelligente, érudite et distanciée. L'Amérique a ses pulps, nous avons nos romans feuilletons et Bézian-Simsolo en sont les Tarantino.

* qui, depuis Joann Sfar, connaît décidément une nouvelle carrière de héros de BD...

jeudi 18 décembre 2014

Le goût de la terre


















 
Baudoin & Troubs Le goût de la terre. - L'association, 2013
Il y a quelques années paraissait Viva la vida (L'association, 2011) où nos duettistes du pinceau partaient au Mexique prendre la température de l'un des pires trous du cul du monde, Ciudad Juarez, ville-frontière tristement célèbre pour ses meurtres de femmes *. N'étant ni journalistes ni détectives, ils n'allaient pas à la rencontre des tueurs mais bien de ceux qui, malgré tout, vivent là leur vie de tous les jours, pas si différentes de la nôtre au fond, dans leurs aspirations et leurs espoirs. Ils y rencontrèrent également Alejandra et Julian, deux jeunes universitaires colombiens, qui les invitèrent à faire un autre voyage, dans leur propre pays cette fois.
La Colombie aura-t-elle jamais connu la paix depuis plus de soixante-dix ans que guerilleros et gouvernementaux s'affrontent sans merci sur fond d'intérêts supranationaux et de culture de la coca ? C'est avec toutes leurs craintes et toutes leurs réticences qu'en témoignent certains de ceux qu'ils rencontrent, échangeant portraits contre souvenirs. La plupart d'entre eux ont affronté la mort, parfois pris entre deux feux, parfois pris pour cible de l'un ou l'autre camp. Il pourrait être tentant de les renvoyer dos à dos, ces deux camps, de parler de société civile, de réconciliation nationale... Ce serait négliger ce qui, la plupart du temps, aura poussé de simples paysans à rejoindre la guérilla, ces FARC dont une lumineuse représentante finit par accepter de rencontrer nos deux Candide éblouis, au point que ce vieil Edmond, rendu modeste par le récit sans pathos de toutes ces vies violentes, en oublie pour une fois d'étaler ses bonnes fortunes. Ce dont on ne se plaindra pas.

* voir à ce sujet Des os dans le désert, impressionnant reportage de Sergio Gonzalez Rodriguez (Passage du Nord-Ouest, 2007)

lundi 15 décembre 2014

Modesty Blaise



















 
Peter O'Donnell et al. Modesty Blaise. - Titan books, 2004-....

Depuis la disparition de la Triscotte, il n'est plus grande injustice en ce bas monde que l'indifférence opiniâtre dont fait montre le public français envers Modesty Blaise. Sur les 13 romans publiés, 9 seulement ont été traduits, dont plus un seul n'est disponible depuis des lustres. Les bandes dessinées ne sont pas mieux loties, qui ont vu la seule tentative d'édition  (chez Glénat, au début des années 80) s'achever chez le soldeur au bout de deux tomes. Au mieux se rappellera-t-on l'infâme kitscherie commise en 1966 par un Joseph Losey sous psychotropes, avec une Monica Vitti à contre-emploi dans le rôle-titre, trahison si éhontée de l'esprit de la série que l'auteur préféra racheter ses droits plutôt que de laisser ses personnages en de si mauvaises mains. Et pourtant, Modesty Blaise, plus de cinquante ans après sa création, reste l'un des personnages les plus admirables qu'ait jamais engendré le roman populaire. 
Née en 1963 dans le Evening Standard, de l'imagination de Peter O'Donnell pour le scénario et de Jim Holdaway pour le dessin, Modesty Blaise fut d'abord un personnage de comic-strip et le resta sans interruption jusqu'au 11 avril 2001, date à laquelle Peter O'Donnell, âgé de 81 ans, décida d'en rester là. Ni pin-up écervelée ni "James Bond au féminin" comme on peut encore le lire ici ou là, Modesty Blaise est d'abord et avant tout l'incarnation de la classe aventurière menée jusqu'à la perfection. Orpheline laissée à elle-même, poussée à la dure dans les déserts du Moyen Orient, elle est à peine sortie de l'adolescence qu'elle se retrouve à la tête d'un gang international de spécialistes du fric-frac de luxe. Fortune faite, elle prend une retraite très largement anticipée dont elle profiterait en paix si d'horribles malfrats ne venaient lui chercher noise avec une régularité d'horloge. Malheur à eux ! Car, en compagnie de son alter ego Willy Garvin, la belle représente certainement ce qui se fait de plus efficace au monde en matière de mise au pas des bandits, truands, apprentis dictateurs et monstres pervers de toute obédience. Tant pis pour eux, fallait pas l'embêter. Une telle constance dans le redressement de torts pourrait lasser : ce n'est pourtant jamais le cas et c'est avec un plaisir chaque fois renouvelé que l'on retrouve la fantaisie, l'humour et l'ingéniosité d'un scénariste qui ne s'est jamais fatigué de ses personnages, qui les aura aimés et respectés jusqu'au bout, jusqu'à les faire mourir au terme d'une très belle nouvelle, d'une mort digne d'eux et ouverte sur un espoir infini. 
Depuis 2004, les bien nommés Titan books ont entrepris d'éditer l'intégrale des bandes dessinées en une trentaine de volumes malheureusement réservés aux lecteurs anglophones. Si l'on peut préférer les romans, forcément plus fouillés que des strips quotidiens soumis à de plus fortes contraintes narratives, on ne s'en pâmera pas moins devant l'art d'un Jim Holdaway, dessinateur virtuose et grand capteur de trognes, trop tôt disparu et jamais tout à fait remplacé par Eric Badia Romero, son principal et néanmoins méritant successeur.

mercredi 10 décembre 2014

La proie




















David De Thuin La proie. - Glénat, 2014

Il y avait Lapinot et les carottes de Patagonie où Lewis Trondheim apprenait à dessiner en 500 pages. Plus tard, il y eut Comix 2000 où, sur 2000 pages sans texte, L'association faisait le tour de tout ce que l'époque comptait d'alternatif et d'underground en matière de bande dessinée. Il y aura désormais La proie de David De Thuin. De l'un, il retient le défi personnel, en doublant la mise (1000 pages et 10 000 cases, ni plus, ni moins), de l'autre cette allure de Gaffiot qui vous pose une bibliothèque. L'histoire tient pourtant en quelques mots : Topuf, un naufragé, est recueilli par Tipôme et Bumble, deux infectes (sic) qui reconnaissent en lui l’Élu, destiné selon l'antique prophétie à transformer leur monde. Pour cela, il leur faudra gravir la Pire-Aînée, suivis de tout un peuple de bestioles enthousiastes ou sceptiques mais qui, toutes, reviendront radicalement changées de leur périple.
Réputé rétif aux façons du petit milieu de la BD, David De Thuin est un auteur hors-norme, alliant un apparent classicisme à une farouche volonté d'indépendance qui l'a fréquemment ramené à l'auto-édition lorsqu'il pouvait facilement prétendre à s'illustrer chez les principaux éditeurs mainstream. Avec La proie, il donne à la fois son Grand Œuvre, un Seigneur des anneaux à hauteur d'élytres et d'antennes et le plus bel hommage qu'il pouvait rendre à Raymond Macherot, son maître, dont il se montre ici le digne successeur. Évidente sur le plan graphique, la parenté l'est aussi dans le ton, volontiers caustique et d'une cruauté native, presque enfantine, qui achève de faire de ce gros livre bleu comme une mouche l'épopée animalière et définitive que les circonstances n'auront jamais permis à Macherot de réaliser à sa guise.