jeudi 24 mars 2016

Fifi Brindacier




















Fifi s’installe  / Astrid Lindgren et Ingrid Vang Nyman. – Hachette, 2015
Fifi arrange tout / Astrid Lindgren et Ingrid Vang Nyman. – Hachette, 2015
Fifi ne veut pas grandir / Astrid Lindgren et Ingrid Vang Nyman. – Hachette, 2015

Louise Michel peut aller se rhabiller, la seule vraie Reine de l’Anarchie, c’est Fifi Brindacier. Si quelqu’un incarna jamais l’idée de liberté absolue, c’est bien la petite fille à nattes rousses imaginée dans les années 40 par la suédoise Astrid Lindgren et devenue depuis mondialement célèbre, au point qu’on en oublierait presque la charge d’irrévérence dont elle était et reste porteuse : son marin de père parti courir les mers du Sud, Fifi vit seule dans une vieille baraque délabrée, nantie d’un caractère pour le moins fantasque, d’une bonne provision de pièces d’or, d’un cœur du même métal, douée d’une force peu commune et ne craignant ni dieu ni diable, ni gendarmes ni malandrins, ni fractures ni dames patronnesses. Personnage de roman, Fifi eut cependant tout de suite un visage, sous la plume extrêmement affûtée de l’illustratrice Ingrid Vang Nyman, dont la collaboration avec Astrid Lindgren se prolongea tout au long des années 50 à travers une série de bandes dessinées qu’Hachette, que l’on a connu moins bien inspiré, réédite aujourd’hui en trois volumes aux couleurs aussi vives que leur héroïne. Serait-ce grâce à sa pilule pour ne pas grandir ? Sans botox et sans le moindre lifting, notre septuagénaire n’a pas pris une ride et, pour ce qui est de l’énergie, rendrait des points à Tom-Tom et Nana. Contre lesquels on ne l’échangerait cependant pour rien au monde…

lundi 21 mars 2016

Simon du fleuve.1





















Intégrale Simon du Fleuve. 1 / Auclair. – Le Lombard, 2015

Que serions-nous devenus si, vers l’âge de 10 ans, nous n’avions lu Simon du Fleuve ? Aurions-nous politiquement si bien tourné si Greg, qui fut à Tintin ce que Goscinny fut à Pilote et Delporte à Spirou, n’avait eu le nez de publier cette série dont on se demande aujourd’hui quelle place elle pourrait encore trouver dans une presse jeunesse en voie d’infantilisation croissante ? Car, c’est peut-être difficile à croire, Simon du Fleuve et sa virilité moustachue dopée aux grands espaces post-apocalyptiques eurent un jour toute leur place aux côtés de Cubitus et de Robin Dubois dans un magazine qui ne ressemblait pas encore à un paquet de corn-flakes et qui ne craignait pas de faire siffler aux oreilles de ses jeunes lecteurs le grand vent de l’aventure sans demander au préalable l’autorisation des parents. Certes, le contexte s’y prêtait : celui de ce début des années 70, période intense qui, suivant immédiatement mai 1968, vit s’épanouir luttes et utopies de toutes sortes, de la Gauche prolétarienne aux premières grandes bagarres écologistes, du retour à la terre à la bataille du Larzac. Venu tard à la bande dessinée, et presque par défaut, Claude Auclair (1943-1990) n’a jamais caché ni son intention militante ni la valeur d’avertissement de son travail, placé d’emblée sous les auspices panthéistes d’un Jean Giono. Parrainage un rien risqué, d’ailleurs, et qui faillit bien lui coûter sa carrière, puisque les éditions Gallimard, pas encore convaincues par leur banquier de l’intérêt des petits mickeys, lurent bien moins La Ballade de Cheveu Rouge (son premier récit d’envergure et celui où apparaît pour la première fois le personnage de Simon) sous l’angle de l’hommage que sous celui du plagiat. L’affaire se solda par une interdiction qui fit de ce démarquage du Chant du monde l’un des grands albums maudits de la BD franco-belge, avant que cette intégrale ne vienne mettre fin à la légende en lui restituant sa juste place de simples prémices encore un peu naïves à une œuvre autrement conséquente. Car les choses sérieuses commencent véritablement avec Le Clan des Centaures et, surtout, avec Les Esclaves, sa suite immédiate, qui voit décrit par le menu, avec un réalisme implacable et jusqu’à la victoire totale, le combat mené par les pensionnaires d’un sinistre camp de travail contre leurs bourreaux, mercenaires à la solde de Ceux-des-Cités (dont il faudra cependant patienter jusqu’au tome 2 pour pleinement profiter des turpitudes).
En attendant, qu’il nous soit permis de saluer le beau travail éditorial de Patrick Gaumer et du Lombard qui, tout en réactivant nos rêveries préadolescentes, viennent justement remettre en lumière l’œuvre désormais classique d’un auteur bien trop tôt disparu et dont on n’a sans doute pas encore tout à fait mesuré l’influence, en matière d’encre de Chine comme en matière d’ultragauche.

lundi 14 mars 2016

Le Chevalier d'Eon




















Le Chevalier d’Eon / Agnès Maupré. – Ankama, 2014-2015

Après avoir donné une version féministe des Trois mousquetaires avec Milady de Winter (Ankama, 2010-2012), voici qu’Agnès Maupré, qui a de la suite dans les idées, se frotte à une autre grande figure de l’ambiguïté en la très intrigante personne du Chevalier d’Eon. Si, cette fois, le personnage est historique, on ne quitte cependant pas tout à fait le registre de la fiction tant la vie de Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont confine au roman. Avocat au Parlement de Paris, aussi bon cavalier qu’escrimeur émérite, le jeune homme est très tôt distingué par le roi Louis XV, qui lui confie une mission d’ambassade secrète auprès de la Tsarine Elisabeth, réputée farouche ennemie des Français depuis certaine déconvenue galante. S’étant travesti en femme afin de l’approcher, le Chevalier y prend goût et, devenu membre (forcément) officieux du « Secret du Roi », cabinet noir en charge de la diplomatie parallèle du Royaume de France, il persiste à endosser, pour les besoins de la cause, les atours de la troublante Lia de Beaumont, concurremment à ses activités de diplomate dûment accrédité auprès de la cour d’Angleterre. Tombé en disgrâce à la mort de la Pompadour, en conflit ouvert avec son supérieur hiérarchique, qui tentera à plusieurs reprises de le faire assassiner, le Chevalier d’Eon devient alors un personnage public, dont on se moque et dont on met en doute la virilité au point de prendre des paris sur son sexe, suscitant une légende suffisamment tenace pour que Louis XVI, bien moins compréhensif que son père envers ce genre de fredaines, en vienne à lui ordonner de ne plus se vêtir que selon le sexe qu’on s’accorde alors à lui supposer. En souffrit-il ? En joua-t-il, au contraire, ou bien y vit-il le seul moyen de durer un peu dans sa misère ? Quoi qu’il en soit, il faudra dès lors attendre sa mort pour qu’un collège de médecins, examinant son corps, atteste qu’il était bien un homme et parfaitement conformé.
Si Agnès Maupré reste généralement fidèle à la trame historique, sa bande dessinée n’a rien d’un exposé à la manière de ce bon vieil Oncle Paul. Tout en respectant la chronologie, elle sait aussi s’en jouer pour composer un véritable récit, avec un sens aigu des dialogues et du scénario qui lui permet de s’emparer du personnage au point de le faire définitivement sien.
De même semble-t-elle née pour dessiner le XVIIIe siècle. Sans rien de rococo, son trait mobile et léger comme un air de Mozart épouse cependant en tout point l’esprit d’un siècle qui en eut beaucoup, également réparti entre lumières et libertinage. Tout en couleurs directes et acidulées, son dessin, que d’aucuns voudraient encore raccrocher à celui d’un Joann Sfar, s’en distingue désormais très largement par une souplesse et une élégance sans afféterie qui la placent sans conteste dans le peloton de tête de ces jeunes auteurs qui, sans jamais s'autoproclamer d'avant-garde, n’en ont pas moins, par leur naturel et leur liberté, contribué à faire définitivement et littéralement « bouger les lignes » d’une tradition franco-belge un rien figée. À ce titre, on n’hésitera pas à placer son travail au même niveau et, pourrait-on dire, dans le même lignage que l’excellent Bonneval Pacha de Gwen de Bonneval et Hugues Micol, qui, eux aussi, se donnaient pour mission de dépoussiérer la BD historique avec une intelligence et une sensibilité à faire crever Filippini de rage.

mercredi 2 mars 2016

Fatherland




















Fatherland / Nina Bunjevac. – Ici-même, 2014.

Quoi qu’en laisse présager certaine actualité récente, il n’est pas sans doute pas encore donné à tout le monde d’avoir eu un père terroriste. Celui de Nina Bunjevac, dessinatrice canadienne d’origine serbe, est mort en 1977, dans l’explosion de la bombe qu’il s’apprêtait à poser. Militant nationaliste serbe, farouche opposant à la Yougoslavie de Tito, Peter Bunjevac vivait pour la cause, au point de lui sacrifier sa famille. Sa femme, inquiète de la tournure des événements, finit par quitter le Canada avec leurs deux filles pour se réfugier en Yougoslavie, auprès de ses parents. L’ombre de cet homme violent et tourmenté ne cessera pas pour autant de les hanter, au-delà même de sa mort, pourtant vécue comme une libération. Mêlant grande et petite histoire, anecdotes personnelles et documents d’époques, le récit de sa fille est d’autant plus impressionnant qu’il est porté par un graphisme volontairement froid, au système de hachures et de points parfaitement maîtrisé, entre mise à distance et subjectivité assumée, dans un style documentaire que l’on pourrait rapprocher de celui d’un Joe Sacco dans ses bons jours.

Minuscule




















Minuscule / Takuto Kashiki. – Komikku, 2015. – 3 volumes parus.

Si vous ne savez pas encore ce que veut dire le mot kawaï, Takuto Kashiki et sa bande vont vous l’apprendre. Hakumei et Mikochi mesurent 9 cm et vivent leur vie de petites bonnes femmes dans un univers agreste, peuplé de schtroumpfs dans leur genre et d’animaux de confiance. On le savait depuis longtemps, les Japonais ont un don pour la miniaturisation. Ils le prouvent une fois de plus avec ce manga qui, sans être tout à fait le digne successeur de La Famille Souris de Kazuo Iwamura, n’en tient pas moins son rang chez les Liliputiens. On vivrait volontiers dans ces histoires sans grands drames où le comble de l’aventure est atteint lorsque l’on a réussi ses cannelés ; on hivernerait avec délice dans ces maisons coquilles de noix et l’on se draperait sans vergogne dans l’une des robes cousues par Mikochi tant le design de cette série se révèle soigné jusqu’au moindre charmant détail. Est-ce pour autant une série pour enfants ? Pas tout à fait sûr, quand l’objet d’une de ces historiettes n’est rien d’autre que le secret du parfait mint-julep ! On dira donc « tout-public », afin que tout le monde y trouve son compte d’innocence, voilée – ou non – d’ambiguïté légère.