jeudi 7 mars 2019

Rétrofictions















Rétrofictions : encyclopédie de la conjecture romanesque rationnelle francophone, de Guy Costes & Joseph Altairac. - Encrage : Les belles lettres, 2018.

Il y avait le Versins, il y aura désormais le Costes-Altayrac. C'est moins facile à dire, mais on a bien affaire à la même espèce de doux dingues, capables de s'enfiler la totalité de ce qui s'apparente de près ou de loin à de la science-fiction de langue française, des origines à 1952 et tous supports confondus ! Cela donne évidemment deux énormes volumes, presque 2500 pages qui prennent immédiatement place sur la petite (mais solide) étagère de notre cœur, aux côtés de la susdite Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction
Si l'on s'en doutait depuis La brigade chimérique, on en est désormais certain : il y avait de quoi faire. Dès l'origine, patrie du rationalisme et du positivisme, la France ne fut jamais à la traîne quand il s'agit d'aller taquiner le Martien. Rabelais, Cyrano, Jules Verne, Gustave Le Rouge, Jean de La Hire, H.J. Magog, Paul Féval fils, ce ne sont que quelques noms, parmi les plus connus de ces inventeurs de mondes perdus, bricoleurs de fusées et de sous-marins révolutionnaires : les autres sont légion, dont le nom ne dira plus rien à personne ou presque, dessinateurs ou écrivains dénichés au fond de quelle arrière-boutique, feuilletonistes, souvent, ayant œuvré dans tous les bas-fonds des littératures alimentaires. Impossible de tout lire, évidemment, encore moins de tout retenir : Rétrofictions est un usuel, un livre que l'on consulte, auquel on ne cesse de revenir au gré des index et des renvois, un dictionnaire, une encyclopédie, une bibliographie, enfin, le meilleur de tous les livres puisqu'il contient tous les autres. Ces autres, ils sont là, tous, à vous faire de l’œil au fond de leur écrin, tel un trésor de pirate. À vapeur, le pirate, ou bien électrique ou tout ce qu'on voudra de métaux inconnus, de rayons de la mort et de machines infernales. Hiroshima n'est pas encore passé par là : la science est encore merveilleuse et facteur de progrès. Rares sont les voix qui s'élèvent pour en dénoncer les dangers, on préfère encore boulonner du laiton, se coudre des ailes de chauve-souris pour s'en aller randonner dans les airs au gré de l'imagination débordante d'auteurs certes pas toujours inoubliables mais qui, tous, trouvent ici refuge et rond de serviette dans une parfaite égalité de traitement.
C'est peut-être d'ailleurs notre seule réserve : si l'ouvrage abonde en résumés, les auteurs ne donnent que rarement leur avis, si bien qu'il est parfois difficile de distinguer l'indispensable du superflu (sachant qu'il n'est pour eux vraisemblablement rien de superflu). Pour l'homme pressé que nous sommes (et, surtout, doté d'autres centres d'intérêt), une mise en perspective s'impose : on la trouvera dans la thèse complémentaire de Natacha Vas-Deyre , Ces Français qui ont écrit demain : utopie, anticipation et science-fiction au XXe siècle (H. Champion, 2012).


L'usine nuit et jour


















L'usine nuit et jour : journal d'un intérimaire, de Patrice Thibaudeaux. - Plein chant, 2016

D'aucuns aimeraient croire à la disparition du prolétariat. L'ouvrier serait une espèce en voie de disparition, un genre de panda ou d'ours polaire en route pour la fosse commune où reposent déjà la Lutte des classes, le Grand soir et les Lendemains qui chantent.
Ceux-là feraient bien de lire ce petit ouvrage, carnet de bord tenu au jour le jour par un ouvrier, bien vivant celui-là, intérimaire dans une usine de galvanoplastie, quelque part dans une petite ville de la France profonde. La galvanoplastie, cela consiste à rendre la ferraille inoxydable en la trempant dans un bain de zinc en fusion. Accrochées manuellement à une énorme poutre métallique au moyen de chaînes et de fils de fer, les pièces - plusieurs centaines de kilos, parfois - doivent être préalablement nettoyées, à l'acide ou tout autre produit généralement assez éloigné du sirop d'orgeat. C'est un travail dangereux, sale, épuisant. Et c'est le quotidien de dizaines d'ouvriers, "embauchés" et intérimaires, dont ces notes donnent à voir la réalité, loin des statistiques et des bureaux d'étude. Une réalité sans fard : Patrice Thibaudeaux, militant libertaire, ouvrier "conscient" comme on disait autrefois, ne cache rien des misères du métier : aliénation, alcoolisme, accidents, rivalités, bagarres fréquentes, ce pourrait être du Zola si, précisément, Thibaudeaux n'apportait qu'un regard extérieur. Mais prolo, fils de prolo, il sait aussi bien dire la solidarité, la chaleur et la camaraderie d'hommes dont le portrait reste très loin de se fondre dans un modèle unique. S'il n'y a pas d'ouvrier-type, il y a de nombreux types d'ouvriers, parmi lesquels beaucoup de braves types, pour qui la solidarité n'est pas un vain mot. L'auteur l'observe : parmi les nombreux intérimaires qui se succèdent à l'usine, ceux qui n'ont pas de racines ouvrières tiennent rarement le coup, faute de cette culture de l'entraide qui met en avant la jugeote et l'amour du travail bien fait, si aliénant soit-il. L'ouvrier peut bien être un sale con, ce n'est jamais l'ennemi. L'ennemi, ce sont les encravatés des bureaux, les petits chefs arrogants, les donneurs de conseils qui n'ont jamais enfilé un bleu de travail ni mis les pieds dans l'atelier, bref, les patrons. 
S'il écrit ce qu'il vit et ressent sans grand souci de style, Patrice Thibaudeaux ne s'en revendique pas moins de la littérature prolétarienne telle que définie et inlassablement promue par Henry Poulaille dès les années 30. Les éditions Plein chant, depuis toujours, ont voulu se faire l'écho de ces "voix d'en bas", en en rééditant de nombreux témoignages. Loin de toute muséification, ce livre et quelques autres (voir le très récent A la ligne de Joseph Ponthus) sont là pour en rappeler toute l'actualité, gilet jaune ou pas.