jeudi 7 mars 2019

L'usine nuit et jour


















L'usine nuit et jour : journal d'un intérimaire, de Patrice Thibaudeaux. - Plein chant, 2016

D'aucuns aimeraient croire à la disparition du prolétariat. L'ouvrier serait une espèce en voie de disparition, un genre de panda ou d'ours polaire en route pour la fosse commune où reposent déjà la Lutte des classes, le Grand soir et les Lendemains qui chantent.
Ceux-là feraient bien de lire ce petit ouvrage, carnet de bord tenu au jour le jour par un ouvrier, bien vivant celui-là, intérimaire dans une usine de galvanoplastie, quelque part dans une petite ville de la France profonde. La galvanoplastie, cela consiste à rendre la ferraille inoxydable en la trempant dans un bain de zinc en fusion. Accrochées manuellement à une énorme poutre métallique au moyen de chaînes et de fils de fer, les pièces - plusieurs centaines de kilos, parfois - doivent être préalablement nettoyées, à l'acide ou tout autre produit généralement assez éloigné du sirop d'orgeat. C'est un travail dangereux, sale, épuisant. Et c'est le quotidien de dizaines d'ouvriers, "embauchés" et intérimaires, dont ces notes donnent à voir la réalité, loin des statistiques et des bureaux d'étude. Une réalité sans fard : Patrice Thibaudeaux, militant libertaire, ouvrier "conscient" comme on disait autrefois, ne cache rien des misères du métier : aliénation, alcoolisme, accidents, rivalités, bagarres fréquentes, ce pourrait être du Zola si, précisément, Thibaudeaux n'apportait qu'un regard extérieur. Mais prolo, fils de prolo, il sait aussi bien dire la solidarité, la chaleur et la camaraderie d'hommes dont le portrait reste très loin de se fondre dans un modèle unique. S'il n'y a pas d'ouvrier-type, il y a de nombreux types d'ouvriers, parmi lesquels beaucoup de braves types, pour qui la solidarité n'est pas un vain mot. L'auteur l'observe : parmi les nombreux intérimaires qui se succèdent à l'usine, ceux qui n'ont pas de racines ouvrières tiennent rarement le coup, faute de cette culture de l'entraide qui met en avant la jugeote et l'amour du travail bien fait, si aliénant soit-il. L'ouvrier peut bien être un sale con, ce n'est jamais l'ennemi. L'ennemi, ce sont les encravatés des bureaux, les petits chefs arrogants, les donneurs de conseils qui n'ont jamais enfilé un bleu de travail ni mis les pieds dans l'atelier, bref, les patrons. 
S'il écrit ce qu'il vit et ressent sans grand souci de style, Patrice Thibaudeaux ne s'en revendique pas moins de la littérature prolétarienne telle que définie et inlassablement promue par Henry Poulaille dès les années 30. Les éditions Plein chant, depuis toujours, ont voulu se faire l'écho de ces "voix d'en bas", en en rééditant de nombreux témoignages. Loin de toute muséification, ce livre et quelques autres (voir le très récent A la ligne de Joseph Ponthus) sont là pour en rappeler toute l'actualité, gilet jaune ou pas.

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