mardi 27 juin 2017

La caverne

 
















Evgueni Zamiatine La Caverne. - Interférences, 2017

En ce début des années 20, l'hiver préhistorique, l'hiver "mammouth mammouthissime", s'est abattu sur Saint-Petersbourg. Les immeubles sont des rochers. À l'intérieur des rochers, des cavernes. Au fond des cavernes, autour de maigres feux, des hommes. Dans un appartement glacial, un couple d’intellectuels tente de se réchauffer. Elle, Macha, se meurt. Lui, Martin Martinovitch, en est réduit aux derniers expédients. Sans doute Evgueni Zamiatine (1884-1917) eut-il souvent froid lui-même durant ces terribles années de guerre civile et de pénurie qui suivirent la Révolution de 1917 : mais froid aux yeux, sûrement pas. Malgré les risques encourus, malgré arrestations et menaces et jusqu'à son exil forcé en 1931, jamais l'écrivain révolutionnaire qu'il fut pourtant avec sincérité ne renonça à croiser le fer avec un pouvoir soviétique de plus en plus totalitaire, jusqu'à sa confiscation définitive par Staline. Publiée en 1920, cette courte nouvelle précède de quelques années la parution de Nous autres, son grand roman d'anticipation, qui fit de lui l'une des bêtes noires du régime et le père de toutes les dystopies, d'Orwell à Hunger games. C'est pourtant dans le sillage de celui-ci, récemment et brillamment réédité par Actes sud, qu'on lira cette nouvelle traduction de Sophie Benech, proposée par les éditions Interférences, inlassables exploratrices de la modernité russe. Elles la font suivre d'une version théâtrale et légèrement remaniée, dont le principal mérite est peut-être de faire plus crûment ressortir tout ce que le texte initial avait de déchirant quand, face à l'Histoire indifférente, il ne reste à d'anciens amants que leurs souvenirs, et qu'ils brûlent mal.


Evgueni Zamiatine Nous. - Actes sud, 2017.

jeudi 15 juin 2017

Le mari de mon frère



















Gengoroh Tagame Le mari de mon frère. – Akata, 2016-….

Yaichi élève seule sa petite fille. Mais un jour son quotidien va être perturbé par l’arrivée du… mari de son frère jumeau, Ryô, récemment décédé au Canada. Si la petite Kana, ravie, adopte immédiatement cet aimable tonton en forme de gros nounours exotique, il n’en est pas de même de Yaichi qui doit d’abord surmonter ses propres préjugés. Au fil des jours, tandis que sa gêne initiale laisse place à un naturel dont il ne se serait pas cru capable, il se heurte à l’homophobie ordinaire d’une société beaucoup moins libérale qu’elle ne s’affiche… On l’aura deviné, on est bien loin du yaoi, ce sous-genre du manga « pour filles » qui voit de beaux éphèbes aux yeux immenses échanger grands sentiments et étreintes passionnées sur fonds de ciel étoilé. Gengoroh Tagame, lui, se veut plus terre à terre et son objectif est essentiellement pédagogique : montrer que les gays sont des gens comme les autres, ni plus ni moins, qu’il n’y a lieu ni de les craindre ni de les plaindre, mais simplement de les accepter tels qu’ils sont pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des monde entre gens civilisés. On ne lui contestera pas un art certain pour faire passer la pilule : ce qui, chez d’autres, avait toutes les chances de tourner au pensum militant, s’avère un véritable récit, attachant, plein de malice et de sensibilité, particulièrement bien servi par un dessin réaliste et sans exagérations rhétoriques, dans la veine « occidentaliste » popularisée par Jirô Taniguchi ou Naoki Urasawa. En choisissant de centrer l’histoire autour d’un personnage hétérosexuel en proie à ses propres doutes, Gengoroh Tagame joue la carte d’une tolérance et d’une empathie qui valent toutes les démonstrations et dont les agités de la Sainte Famille feraient bien de prendre un peu de graine avant de finir noyés dans leur propre bave.

mardi 13 juin 2017

Oeuvres


















Edouard Levé Œuvres. – POL, 2015

Après les Artistes sans œuvre, naguère évoqués par Jean-Yves Jouannais (Hazan, 1997), voici venu le temps des œuvres sans artiste. Edouard Levé (1965-2007), artiste conceptuel et écrivain, dresse une liste de 533 idées d’œuvres d’art contemporain, qu’il n’aura pour la plupart pas pris le temps de réaliser lui-même, à défaut d’en avoir l’envie ou les moyens. Qu’il s’agisse de tourner en voiture un plan séquence vidéo entre les villages d’Angoisse et Prozac ou bien d’empailler une gazelle dans la peau du léopard qui l’a tuée, la quasi-totalité de ces œuvres sont bien assez foldingues, malignes, absurdes ou tout simplement vaines pour figurer pour de bon dans n’importe quel FRAC et vous épargner un certain nombre de visites au Palais de Tokyo. Est-ce pour autant de l’art ou du cochon ? Bien malin qui saura répondre : si l’on en croit les portraits figurant sur la couverture, Edouard Levé tenait plutôt du thanatopracteur que du roi de la chatouille. Il n’est cependant pas interdit de pincer sans rire et il est très vraisemblable qu’il ne s’en privait pas. L’art, après tout, comme l’humour, sont là pour titiller notre rapport au réel : pour être drôle, une œuvre d’art est-elle moins pertinente ? Rien n’est moins sûr et l’on se gardera de faire de ce catalogue une parodie pure et simple, une parodie « externe » en quelque sorte, en oubliant que l’art contemporain – qui n’aime rien moins que se mordre la queue – contient en lui-même sa propre parodie. Quoi qu’il en soit, la lecture n’est jamais fastidieuse et c’est peut-être le plus troublant, qui révèle la nature essentiellement conceptuelle, pour ne pas dire littéraire, d’une grande partie de l’art le plus contemporain : la plupart de ces œuvres existent suffisamment sur le papier pour n’avoir pas besoin d’être réalisées. Artiste conséquent, Edouard Levé s’en est bien gardé, achevant ainsi son œuvre avant de se donner la mort à l’âge de 42 ans.