mardi 9 septembre 2014

La véridique histoire des compteurs à air

















Cardon La véridique histoire des compteurs à air. - Les cahiers dessinés, 2012.

De Cardon, on connaît surtout les dessins politiques, notamment pour Le Canard enchaîné, où ses silhouettes tissées de fines hachures sont immédiatement reconnaissables. Souvent vues de dos, dressées sur d'infinies mornes plaines, elles incarnent une sorte de petit théâtre de la conscience universelle revue et corrigée par les faiblesses de la chair. On sait moins que Cardon a jadis également publié quelques bandes dessinées, véritables "romans graphiques" au sens historique du terme, dignes des œuvres de Frans Masereel ou de Lynd Ward.
Cette Véridique histoire des compteurs à air en fait partie. Publiée pour la première fois en 1973, elle est aujourd'hui rééditée par Les cahiers dessinés en un fort volume cartonné sous la désormais fameuse couverture blanc cassé.
L'intérieur est pourtant nettement plus gris : partant de l'idée bien connue selon laquelle "bientôt, on nous fera payer l'air que nous respirons", Cardon imagine une humanité chauve, souffreteuse et bossue, sur le dos de laquelle est greffé un compteur, plus ou moins généreux selon les revenus de chacun. Pour peu que vous soyez pauvre, le moindre pas vous est compté, sentir une fleur est un honteux gaspillage et rire une dangereuse manie. Mais si l'on est bien sage on peut toujours, moyennant quelque argent, aller se promener une heure ou deux dans les beaux quartiers, dont on béera devant les jardins et les vastes perspectives. Avec un peu de chance on pourra peut-être même apercevoir un enfant courir et jouer avec son chien... Car, après tout, tout n'est pas si noir dans les faubourgs, on parle de nouveaux compteurs, verts ou bleus comme ceux dont disposent les travailleurs de la nouvelle usine. Ceux-là respirent gratuitement, dit-on. Des privilégiés ? Voire, car les compteurs de l'usine sont désormais télécommandés.
D'une telle histoire, on pourrait dire qu'elle est littéralement étouffante. Le trait acéré de Cardon uniformise les visages et les corps, fondus dans la même grisaille que les interminables murs d'usine d'une banlieue ouvrière où le peuple, désormais, hésite à s'agiter, de peur de manquer d'air. Il en résulte une grande impression de lenteur et de silence, accentuée par le découpage des séquences (parfois proche d'un ralenti cinématographique) et aussi par la rareté du texte, contenu, retenu comme un souffle trop précieux pour le laisser courir les rues.
Mais derrière la parabole perce surtout une terrible actualité. En quarante ans, le récit de Cardon n'a rien perdu de sa force grinçante : cette humanité torpide et résignée, c'est encore la nôtre, et même chaque jour un peu plus, au fur et à mesure que, pas à pas, sans même nous en rendre compte, nous finissons d'accepter l'inacceptable.

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