jeudi 19 mai 2016

Gardien de camp




















Gardien de camp / Dantsig Baldaev. – Editions des Syrtes, 2013

Si la Russie n’a jamais eu de véritable tradition s’agissant de bande dessinée, elle bénéficie en revanche d’une solide expérience en matière d’horreur, de brutalité et de violence. En témoigne une fois de plus ce document unique, à la fois singulier et terrible, qui, peut-être pour la première fois, met sous nos yeux la réalité de ce que fut le Goulag, dont il ne subsiste que de très rares images d’époque. Né en 1925 et mort en 2005, le Bouriate Dantsig Baldaev a fait toute sa carrière comme gardien de prison dans l’administration pénitentiaire soviétique, de la fin de la période stalinienne à l’explosion de l’URSS. Fort d’une vocation contrariée de peintre et de dessinateur, il commence très tôt à s’intéresser aux tatouages des détenus de droit commun, dont il entreprend de dresser le relevé systématique et la classification à des fins didactiques, le tatouage étant en Russie une pratique fortement codifiée et hiérarchisée, en fonction de chaque catégorie de criminels. Rapidement et, cette fois, à titre privé, il réalise également une série de dessins stupéfiants décrivant en détail les tortures et les pratiques répressives en usage à l’intérieur des camps. Assortis d’un commentaire et réunis sous forme d’album, ces dessins furent ensuite offerts à la fin de sa vie par l’auteur à l’ethnologue venu le consulter sur ses dessins de tatouages. Présentées en fac-similé dans leur version originale et dans leur version traduite, ces planches constituent un témoignage d’autant plus hallucinant qu’il est impossible d’y faire la part de la dénonciation, celle de l’exorcisme personnel et celle de l’album-souvenir. En tant que gardien, même s’il ne l’a jamais avoué, Baldaev a  très certainement pris part à certaines des atrocités qu’il décrit et rien ne laisse vraiment penser qu’il le regrette. La composante sexuelle, en particulier, rarement abordée par les « auteurs du goulag » est ici fortement mise en avant, dans une mise en page où l’horreur côtoie le kitsch presque fétichiste des emblèmes et des slogans soviétiques dont l’auteur, patiemment, décore ses planches à la façon d’une version scrapbook de l’Enfer de Dante. Impeccablement éditée par les Editions des Syrtes et resituée dans son contexte par les commentaires éclairants et précis des chercheuses Elisabeth Anstett et Luba Jurgenson, cette œuvre singulière, aux frontières de l’art brut et de la tradition populaire du loubok, si elle n’atteint évidemment pas à la tragique ironie des terribles Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, aura néanmoins désormais toute sa place dans le corpus malheureusement toujours bien fourni de la littérature concentrationnaire.

Pour prolonger la lecture :

Varlam Chalamov Récits de la Kolyma. - Verdier, 2003.
Le classique du goulag et l'un des sommets de la littérature russe moderne, publié pour la première fois en français dans sa version intégrale. Emprisonné de 1929 à 1932 puis de 1937 à 1951, Varlam Chalamov eut amplement l'occasion d'explorer de l'intérieur le système pénitentiaire stalinien dans ses aspects les moins riants. Il en rapporta une somme de récits aussi terribles que teintés de cette ironie sombre qui n'appartient qu'à l'âme russe quand on la passe au laminoir.




Alexandre Soljénitsyne L'archipel du Goulag. - Seuil, 1974-1976. - 3 vol.
Conçu à partir de 227 témoignages de prisonniers et de l'expérience personnelle de l'auteur et longtemps diffusé en samizdat, l'un des premiers livres à révéler ce que fut l'enfer du Goulag en Occident. Si la personnalité controversée de Soljénitsyne peut peut agacer parfois, son livre n'en reste pas moins un document remarquable et d'une importance primordiale pour la connaissance d'un système concentrationnaire souvent nié par les thuriféraires de l'Union soviétique.




Dantzig Baldaev Russian criminal tattoo encyclopaedia. - Fuel publishing, 2005-2008. - 3 vol.
Compilation exhaustive des relevés de tatouages criminels de Dantzig Baldaev, accompagnés de commentaires et de photographies. L’œuvre d'une vie et une somme indépassable sur un univers fascinant, où le hasard n'a pas beaucoup de place. Les tatouages d'un truand russe dévoilent mieux sa trajectoire que le plus fourni des dossiers judiciaires. Malheur à celui qui s'attribuerait un emblème auquel il n'a pas droit : l'univers de la pègre, particulièrement en captivité, à ses codes, ses règles et sa hiérarchie, dont une imagerie, sans cesse reprise en ses multiples variantes, rend compte de façon à la fois sauvage et très précise.

Jerome Charyn et François Boucq Little Tulip. - Le Lombard, 2014.
Né d'une évidente fascination pour les ouvrages précédents, un album où l'art du tatouage devient une véritable ascèse, à la limite du mysticisme et d'un fantastique dont Charyn ne se prive pas d'infuser l'histoire du jeune Pavel, maître tatoueur passé par la rude école du goulag, en butte à de très vilaines réminiscences d'un passé qui ne passe pas.






David Cronenberg Les promesses de l'ombre (2007)
Un polar ultra-violent, d'un réalisme aussi insoutenable que virtuose (la scène des bains turcs est d'ores et déjà un classique du genre), sur fond de mafia russe et - subséquemment - de tatouages, dans la droite ligne de la révélation des ouvrages de Dantzig Baldaev. Assurément l'un des sommets de l’œuvre de Cronenberg, avec un Viggo Mortensen au sommet de son art et Vincent Cassel en roue libre.




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