samedi 11 mai 2019

Cavalerie rouge

Cavalerie rouge, d'Isaac Babel ; traduit par Maurice Parijanine, texte revu par André Robel. - Gallimard, 2019

Cavalerie rouge n'a jamais tout à fait disparu des étagères, pas moins de quatre traductions se le disputant en librairie. Sans préjuger de la qualité des autres, il n'est que d'ouvrir celle qui fut, chronologiquement la première, en 1928 - aujourd'hui rééditée dans L'imaginaire - pour éprouver presque physiquement ce qu'est la puissance d'un classique.
Né en 1894 dans une famille juive d'Odessa, Isaac Babel prend fait et cause pour la Révolution dès février 1917 et, suivant le conseil de Gorki, qui l'exhorte à se frotter un peu au monde avant de prétendre écrire quoi que ce soir, il s'engage en 1920 dans l'Armée rouge. Envoyé en tant que correspondant de guerre sur le front polonais, il en revient avec une trentaine de nouvelles, d'abord publiées dans les journaux de l'armée avant d'être réunies par l'auteur lui-même en 1926, en un volume qui sert de base à la présente traduction, l'édition russe ayant été très vite caviardée par le pouvoir soviétique. Trop original et indépendant pour se plier au canon du réalisme socialiste, Babel publiera peu et, à l'exception des magnifiques Contes d'Odessa, son œuvre subséquente restera largement dispersée et méconnue jusqu'à son arrestation et son assassinat en 1940. 
Cavalerie rouge, en effet, n'avait certainement rien pour plaire à Staline, les soldats de Babel - si fougueux fussent-ils - n'ayant manifestement pas encore atteint le stade ultime de l'homo sovieticus. Ouvriers, paysans surtout, les Cosaques qui font le gros de la cavalerie de Boudienny n'ont rien de purs héros socialistes. Mal dégrossis, violents, ignares et n'ayant du marxisme qu'une assez vague idée, ils n'en sont pas moins dévoués à la Révolution et, surtout, doués d'un bon sens à toute épreuve. On ne saura rien ou presque du déroulé de la guerre. Babel s'intéresse bien moins aux batailles qu'à ce qui se passe entre elles, aux interstices d'une guerre dont, à la manière d'un Callot ou d'un Goya, il se fait le témoin des malheurs et des misères. Exécutions sommaires, déprédations, pillages, il ne cache rien de la sauvagerie dont sont parfois capables les soldats, non plus que de leurs accès de tendresse et de générosité. Ils sont humains avant tout - et russes, excessifs, donc, dans l'amour comme dans la haine, à la façon de ce Matveï Pavlitchenko qui se vante d'inlassablement piétiner son ennemi afin d'arriver "jusqu'à l'âme, pour voir où elle est et comment elle se montre (...), histoire de connaître la vie et de savoir si elle est au-dedans de nous..."
Si l'or se trouve parfois dans la boue, elle est tout aussi bien mêlée de sang. Celui, bien souvent, des Juifs, auxquels Babel, bien que communiste et athée convaincu, conserve une tendresse particulière. Premières victimes de la guerre, les populations civiles sont souvent celles des shtetls de Pologne et d'Ukraine où sont cantonnés les Cosaques de Boudienny qui, même bolchévisés, n'oublient pas toujours leurs vieux instincts pogromistes. C'est l'occasion pour Babel de beaux portraits, notamment celui du vieux Ghedali qui "penchant la tête, (...) écoute les voix invisibles qui descendent sur lui" et veut "une Internationale de bonnes gens, (...) que tout vivant soit recensé et qu'on lui accorde la ration de première catégorie."
On n'en finirait pas, cependant, de citer un texte dont la traduction restitue admirablement la langue, cette belle langue russe à la fois noble et familière, d'une fraîcheur lumineuse, colorée comme un loubok, ces images populaires qui, comme ce livre, nous montrent parfois le monde "comme un pré au mois de mai, un pré  où vont et viennent femmes et chevaux."

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Quelque chose à ajouter ?