lundi 18 novembre 2019

Girl


















Girl, d'Edna O'Brien ; trduit de l'anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. - Sabine Wespieser, 2019

Que peut la littérature ? Pas grand-chose, c'est entendu. Du moins est-elle parfois capable - mieux que n'importe quelle enquête - de nous faire toucher du doigt certaines réalités, dont l'actualité tend à se dissoudre à raison de leur éloignement. Ainsi de ces lycéennes nigérianes, enlevées par Boko Haram en 2014 et dont plus d'une centaine sont encore à ce jour portées disparues sans que le monde s'en émeuve. Qui d'autre, alors, qu'un écrivain pour se glisser dans a peau de l'une d'entre elles, nous faire voir par ses yeux et lui donner asile et protection parmi les mots ? 
Bien sûr, on s'y croirait. Bien sûr, tout est soigneusement documenté, le sujet n'autorisant aucune approximation : Edna O'Brien ne cache rien des coups, des mutilations, des viols, de l'esclavage, des mariages forcés... de tout ce dont ont témoigné les survivantes, de tout ce à quoi nous ont tristement habitués les comptes-rendus des journaux. D'autres s'en seraient contenté, le parcours étant balisé, les méchants bien identifiés. Pour la romancière, ce n'est cependant qu'un point de départ, le premier quart environ d'un récit dont l'essentiel est ailleurs. Car si la jeune fille parvient à s'évader à la faveur d'un raid gouvernemental, ses épreuves sont bien loin d'être terminées. Portant toujours son bébé, elle doit encore traverser la forêt, survivre à la faim, à la soif, à la maladie. Passé un bref répit auprès d'un groupe de pasteurs peuls qui la recueillent et la soignent, elle doit surtout affronter le regard de toute une société assez peu disposée à la reprendre en son sein. Revenue d'entre les morts, elle n'est plus qu'une "femme du bush", une présence gênante dont on ne sait que faire, passé la mascarade des discours officiels et d'une compassion de commande. Elle dérange - et jusqu'à sa famille, qui prétend bientôt lui prendre Babby, cette petite fille qu'elle devrait détester, quand elle-même s'avoue, dans son découragement "pas assez grande pour être (s)a mère."C'est alors que se déploie pour de bon ce qui fait le cœur du roman, qui n'est pas tant le fait d'actualité que l'élan qui le traverse. 
Survivre. Cette jeune fille ne fait que cela, elle dont le nom lui fut volé par ses ravisseurs et, très symboliquement, ne lui sera pas restitué. Il serait vain de parler de courage, dé résilience. Cette forêt, on n'en sort pas avec des mots. "J'y suis enchaînée. Elle vit en moi. J'en rêve la nuit, avec une Babby déconcertée en écharpe sur mon ventre, imbibant mes terreurs." Et cependant, quelque chose circule, en dépit de tout, illuminant ce texte très sombre d'une clarté secrète qui ne le rend jamais désespérant. Une lumière capable d'inonder jusqu'aux "hôtes les plus noirs de ce pays lui-même", et dont les résurgences, chez Buki, sa jeune compagne d'évasion, une bergère peule ou même ce "mari", pétri de culpabilité, pourraient bien tout simplement prendre le nom d'humanité. 
Et c'est au nom de cette humanité même, si décriée, si passée de mode, qu'Edna O'Brien, Irlandaise, octogénaire et célébrée dans le monde entier, peut incarner avec autant de justesse ce qui paraît d'abord si loin de sa réalité : libre aux tenanciers de la bien-pensance de ne voir dans ce livre déchirant qu'une nouvelle entreprise néocoloniale, une énième exploitation de l'Afrique jusque dans le malheur qui la frappe encore après que le reste a été dévoré. Peut-être ce livre recevra-t-il des prix, vaudra-t-il de nouveaux honneurs à son auteure ; peut-être accrochera-t-il au passage son lot de vanités mais qu'importe : nul discours de pureté, si bien intentionné soit-il, n'atteindra jamais à la vérité de Girl, à sa force nue, à la puissance d'un élan vital qui transcende le fait vrai pour toucher à l'universel. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

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