lundi 16 février 2015

Le royaume de Borée

Jacques Terpant, d'après Jean Raspail Le royaume de Borée. - 3 vol. - Delcourt, 2011-2014.

Autrefois, l'auteur de bande dessinée ne savait pas lire. Passé directement du stade d'assistant boutonneux de Greg à celui de professionnel moustachu, il n'avait jamais pris le temps d'ouvrir l'un de ces étranges livres sans images dont les caractères, minuscules, semblaient danser sous leurs yeux fatigués une absurde et incompréhensible gigue. Depuis qu'il a fait des études à Angoulême, l'auteur de bande dessinée a découvert qu'il dormait depuis des années les deux pieds sur une mine d'or : pourquoi se fatiguer à inventer des histoires quand la littérature mondiale abonde en  scénarios pré-mâchés ? Et l'industrie de la case, d'adapter, d'adapter, au qui-mieux-mieux du tire-larigot, avec l'idée qu'il en restera toujours quelque chose, un vaste corpus qui va de l'épopée de Gilgamesh à Zazie dans le métro, sans autre résultat, à quelques exceptions près, que d'appauvrir l’œuvre originale sans rien en tirer de bien esbaudissant sur le plan graphique. Ainsi, par exemple, de Jean Raspail adapté par Jacques Terpant, dont le dessin, pris en sandwich entre Juillard et Servais (Tito faisant office de cornichon), pouvait laisser présager le pire en matière de "réalisme" franco-belge figé dans ses conventions les plus rances. Autant dire que l'on abordait cette série avec un certain a priori, d'autant que la lecture de Raspail, veille plume d'extrême-droite que la mort n'a semble-t-il pas encore rendue plus fréquentable, ne va pas chez moi sans une certaine culpabilité bien-pensante. Et pourtant, je l'avoue le rouge aux joues, je me suis jeté sur chaque nouveau tome de cette trilogie avec dix fois plus de plaisir que ne m'en aurait causé la moitié des publications du Frémok si j'étais jamais arrivé à les lire. C'est que Jean Raspail, quelque méfiance puisse-t-il inspirer par ailleurs, n'en reste pas moins l'un des très rares écrivains français dont le souffle épique ne se soit pas encore étranglé en quintes maladives dans la fumée des derniers salons où l'on cause. Jean Raspail a le goût de l'aventure, des grands espaces, de l'Histoire et des causes perdues. Ses romans sentent la neige, la poudre et le vent quand ceux d'un quelconque Houellebecq se contentent de sentir des pieds. De même que les communistes sont sympathiques quand ils ne sont pas au pouvoir, les Camelots du Roy ne le sont qu'entre les pages d'un vieux Signe de Piste. Jean Raspail, pourrait-on dire sans sarcasme, fait du Signe de Piste pour adultes, du Signe de Piste augmenté. S'il n'a pas, loin s'en faut, l'élégance d'un Nimier ou la funambulesque ironie d'un Jacques Perret, son style sait toujours prendre son élan pour sauter à pieds joints dans les torrents de l'épopée. Les siècles ne lui font pas peur, il ne lui en faut pas moins de trois ou quatre pour déployer la saga des Pikendorff, qui occupe de manière durable le centre de son œuvre. Les Royaumes de Borée en sont l'une des branches, après Sept cavaliers..., qui voient les membres de cette famille d'officiers se repasser de génération en génération le secret d'un "petit homme couleur d'écorce" aperçu dans les confins inexplorés d'une Finlande imaginaire. Ainsi, du XVIIe au XXe siècle, à travers les soubresauts d'une Histoire de moins en moins fictive, assiste-t-on par la voix sereine de l'ultime descendant d'une race vouée à disparaître, à la mort lente de l'idée même d'un Ailleurs possible, de ces "Pays où l'on n'arrive jamais" que la littérature seule accueille désormais dans ses atlas.
Approuvée par l'auteur, l'adaptation de Jacques Terpant a la modestie d'être fidèle tout en ne dispensant pas de la lecture du roman. C'est tout ce qu'on lui demande, outre quelques privautés en forme de private-jokes plus ou moins drôles mais assez bien dans la note : comme lorsque, déchiffrant les titres de la bibliothèque du narrateur, on découvre à côté des œuvres de Raspail, Duby ou Marc Bloch, celles d'un Camus qui, manifestement, n'est pas Albert...

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