Le Chevalier d’Eon /
Agnès Maupré. – Ankama, 2014-2015
Après avoir donné une version féministe des Trois mousquetaires avec Milady de Winter (Ankama, 2010-2012), voici
qu’Agnès Maupré, qui a de la suite dans les idées, se frotte à une autre grande
figure de l’ambiguïté en la très intrigante personne du Chevalier d’Eon. Si,
cette fois, le personnage est historique, on ne quitte cependant pas tout à
fait le registre de la fiction tant la vie de Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont confine
au roman. Avocat au Parlement de Paris, aussi bon cavalier qu’escrimeur
émérite, le jeune homme est très tôt distingué par le roi Louis XV, qui lui
confie une mission d’ambassade secrète auprès de la Tsarine Elisabeth,
réputée farouche ennemie des Français depuis certaine déconvenue galante. S’étant
travesti en femme afin de l’approcher, le Chevalier y prend goût et, devenu
membre (forcément) officieux du « Secret du Roi », cabinet noir en
charge de la diplomatie parallèle du Royaume de France, il persiste à endosser,
pour les besoins de la cause, les atours de la troublante Lia de Beaumont,
concurremment à ses activités de diplomate dûment accrédité auprès de la cour
d’Angleterre. Tombé en disgrâce
à la mort de la Pompadour,
en conflit ouvert avec son supérieur hiérarchique, qui tentera à plusieurs
reprises de le faire assassiner, le Chevalier d’Eon devient alors un personnage
public, dont on se moque et dont on met en doute la virilité au point de prendre
des paris sur son sexe, suscitant une légende suffisamment tenace pour que
Louis XVI, bien moins compréhensif que son père envers ce genre
de fredaines, en vienne à lui ordonner de ne plus se vêtir que selon le sexe
qu’on s’accorde alors à lui supposer. En souffrit-il ? En joua-t-il, au
contraire, ou bien y vit-il le seul moyen de durer un peu dans sa misère ?
Quoi qu’il en soit, il faudra dès lors attendre sa mort pour qu’un collège de
médecins, examinant son corps, atteste qu’il était bien un homme et
parfaitement conformé.
Si Agnès Maupré
reste généralement fidèle à la trame historique, sa bande dessinée n’a rien
d’un exposé à la manière de ce bon vieil Oncle Paul. Tout en respectant la
chronologie, elle sait aussi s’en jouer pour composer un véritable récit, avec
un sens aigu des dialogues et du scénario qui lui permet de s’emparer du
personnage au point de le faire définitivement sien.
De même semble-t-elle née pour dessiner le XVIIIe siècle.
Sans rien de rococo, son trait mobile et léger comme un air de
Mozart épouse cependant en tout point l’esprit d’un siècle qui en eut beaucoup, également
réparti entre lumières et libertinage. Tout en couleurs directes et acidulées, son
dessin, que d’aucuns voudraient encore raccrocher à celui d’un Joann Sfar, s’en
distingue désormais très largement par une souplesse et une élégance sans
afféterie qui la placent sans conteste dans le peloton de tête de ces jeunes
auteurs qui, sans jamais s'autoproclamer d'avant-garde, n’en ont
pas moins, par leur naturel et leur liberté, contribué à faire définitivement
et littéralement « bouger les lignes » d’une tradition franco-belge
un rien figée. À ce titre, on n’hésitera pas à placer son travail au même niveau
et, pourrait-on dire, dans le même lignage que l’excellent Bonneval
Pacha de Gwen de Bonneval et Hugues Micol, qui, eux aussi, se donnaient
pour mission de dépoussiérer la BD
historique avec une intelligence et une sensibilité à faire crever Filippini de
rage.