mercredi 22 juin 2016

L'oeil de la nuit




















L’œil de la nuit / Serge Lehman, Gess, Delf. – Delcourt, 2015-2016.

Léo Saint-Clair, dit le Nyctalope, détective de l’étrange, doté d’un cœur artificiel, premier super-héros français, est né en 1911 sous la plume du très prolifique Jean de La Hire, authentique aristocrate et l’un des plus grands pourvoyeurs de romans à deux sous de la première moitié du siècle dernier. Après l’avoir enrôlé il y a quelques années dans leur Brigade chimérique, épatant hommage rétro-futuriste au roman populaire bien de chez nous et réponse tricolore à la Ligue des Gentlemen extraordinaires d’Alan Moore, Serge Lehman et Gess en font L’œil de la nuit, héros éponyme d’une nouvelle série en trois volumes qui achève de nous rassurer sur la capacité de la bédé française à concilier le muscle et le bon goût. Qu’il démêle ou non les multiples références à l’histoire et au roman populaire (on y croise pêle-mêle Camille Flammarion, le Tigre, le Sâr Dubnotal et même Arsène Lupin en personne), l’amateur du genre y trouvera son compte de monstres griffus, de valets fidèles, de mages psychagogues et de gros boulons. L’ironiste averti, que ne convainc pas le énième retour de Superdupont, s’y réjouira quant à lui de cet humour discret mais bien présent qui n’a jamais déparé le feuilleton du bon faiseur. Quant à l’esthète exigeant, s’il reste encore une fois un peu sur sa faim, il goûtera toutefois le bel effort de lisibilité d’un dessinateur qui n’a malheureusement pas toujours brillé par son élégance (les splendides couvertures ne sont d'ailleurs pas de lui).

lundi 20 juin 2016

La maison circulaire





















La maison circulaire / Rachel Deville. – Actes sud, 2015

Rachel Deville, décidément, travaille la nuit : depuis L’heure du loup (L’Apocalypse, 2012), elle semble s’être fait une spécialité de ce genre relativement marginal qu’est le récit de rêve, dans lequel peu d’auteurs se sont d’ailleurs finalement risqués depuis ces grands dormeurs que furent Julie Doucet et David B. Avec les 14 récits de La maison circulaire, elle se hisse désormais à la hauteur de ses aînés et, forte d’une croissante assurance narrative et graphique, parvient à nous retenir dans l’univers tout en hachures et grisaille habité par son double en chemise quand bien d’autres s’y sont cassés les dents. Car, pour quiconque en a été victime de la part d’un de ses collègues, le récit de rêve, quel qu’il soit, tourne vite au cauchemar. Les images, les sentiments qui l’accompagnent sont à la fois si vagues, si intimes et si changeants qu’ils semblent presque impossibles à transmettre, le langage verbal s’avérant curieusement impuissant à rendre compte avec simplicité de l’expérience onirique. Or, la bande dessinée, comme dans bien d’autres cas (la pornographie, par exemple) se révèle un médium éminemment propice à ce type de récits : en prenant directement en charge un certain nombre d’éléments visuels qu’une longue et souvent vaine description peine à évoquer, elle fournit au rêve un décor, une ambiance propre à en soutenir le récit, à l’objectiver enfin d’une façon bien plus efficace et immédiate que les mots. Encore faut-il savoir s’y prendre : au-delà du seul contenu de ses rêves, Rachel Deville construit de véritables scénarios, de parfaite petites machines narratives où l’entrelacs mouvant des cases répond à l’objectivité délibérément froide du dessin pour guider le lecteur à travers le labyrinthe de son sommeil paradoxal. Sans interprétation ni explications, on pourrait juger l’exercice un peu vain, mais pas plus, au fond, et même plutôt moins, que le dernier Astérix.

Pour aller plus loin :

 David B Le cheval blême. - L'association, 1997

LE maître du genre et l'une des pierres fondatrices de la bande dessinée "indépendante" des années 90. Doué d'une activité onirique digne du plus surmené des clubbers, David B fut au récit de rêve en BD ce que Casimir fut au gloubi-boulga : un incontournable défricheur.





Julie Doucet Ciboire de Criss ! - L'association, 1996.

Si ces courts récits autobiographiques et transgressifs de la Québécoise (pour la plupart issus de son comix Dirty Plotte) ne sont pas tous des récits de rêve, la similarité des décors n'en rend ces derniers que plus troublants. En ce temps-là, les nuits de Julie Doucet n'avaient certes rien de bucoliques et si la dame a depuis quitté la BD pour l'art contemporain, on lui souhaite de n'en dormir que mieux.






mercredi 1 juin 2016

La guerre des boutons





















La guerre des boutons / Bruno Heitz, d’après Louis Pergaud. – Le Genévrier, 2015.

Tout le monde connaît La guerre des boutons, classique indémodable de la littérature stratégique à l’usage de la jeunesse qui, dans une France rurale d’avant les monuments aux morts, voit s’affronter deux bandes de gosses à grands coups de lance-pierre et de torgnoles. Depuis 2010, l’entrée dans le domaine public du roman de Louis Pergaud n’a évidemment pas manqué de susciter une salve de nouvelles adaptations plus ou moins opportunes dont pas une seule, au cinéma comme en bande dessinée, ne sera cependant parvenue à éclipser la plus connue, réalisée par Yves Robert en 1962. A la fois populaire et bon enfant, celle-ci ne renvoyait cependant qu’une image assez édulcorée de la véritable violence qui traverse le roman, violence sans doute vécue comme bénigne à l’époque mais dont la moindre des multiples roustes paternelles suffirait aujourd’hui à déclencher l’intervention toutes sirènes hurlantes des services de protection de l’enfance. Il appartenait donc à Bruno Heitz de restituer, au plus près de la lettre et de l’esprit, un récit qui, décidément, semblait n’attendre que lui. Qui d’autre, en effet, depuis Benjamin Rabier, aura eu dans le monde des littératures graphiques une telle intelligence de la campagne, un aussi réel talent d’observateur, un style, enfin, aussi bien accordé à la verve rabelaisienne de Pergaud ? Des 9 volumes de son Privé à la cambrousse au Roman de Renart, de ses innombrables histoires de loups aux agrestes aventures de Louisette la taupe, Bruno Heitz a accumulé sur son CV suffisamment de petits coins de verdure pour faire de lui l’un des très rares ayants-droit légitimes d’un romancier qui, quelles que soient les probables réticences du hussard noir qu’il fut à l’encontre des « illustrés », se serait certainement reconnu mieux que partout ailleurs dans cette grosse centaine de pages d’un noir et blanc sans chichis. Rarement dessin, en effet, se sera constitué avec un tel naturel en une véritable écriture, à la fois fluide et précise, capable d’évoquer en quelques traits l’atmosphère d’un lieu, d’une époque, d’un milieu, là où la majorité des soutiers qui font l’ordinaire de la bédé s’épuisent en un « réalisme » vulgaire et parfaitement calcifié à force de détails inutiles. Une écriture, surtout, qui se souvient de ce qu’elle doit au peuple et à l’enfance et ne renie jamais sa famille, celle-là même qui vit naître François Rabelais et Georges Brassens, Etienne Jodelle et Louis Forton, Michel Audiard et René Fallet, La Fontaine et San Antonio, tous francs-rimailleurs et conteurs impénitents dont on aimerait tirer le portrait à l’ancienne, avec voile noir, éclair de magnésium et petit oiseau qui va sortir. Gageons que Bruno Heitz y figurerait en bonne place, l’œil malicieux comme il sait faire, bras-dessus-bras-dessous avec le cousin Pergaud, parmi la vaste et joyeuse ribambelle de tous ceux qui, au fil des siècles, n’auront cessé de cultiver avec amour la belle jeunesse de notre langue.

Pour aller plus loin :

Kaboom n°6, juillet 2014.
Contient un rare et passionnant entretien avec Bruno Heitz.











S'il n'avait jusqu'ici donné lieu à rien de bien brillant en matière de bande dessinée, le roman de Louis Pergaud a souvent et heureusement tenté les illustrateurs, et notamment :

Claude Lapointe (Gallimard, 1977)
Acteur fondamental de la rénovation de l'illustration jeunesse dans les années 70, exigeant et toujours parfaitement lisible, Claude Lapointe propose ici une lecture très fine et fidèle du texte de Pergaud, dans un esprit très proche de la bande dessinée.






Florence Cestac (Gallimard : Futuropolis, 1990)
Dans l'esprit "gros nez" propre à la dessinatrice, co-fondatrice des éditions Futuropolis, une illustration qui, tout en collant fidèlement au texte, le décale vers une bouffonnerie que n'avait peut-être pas prévu Pergaud...







Georges Beuville (Club du libraire, 1959)
Très certainement la plus belle et la plus juste illustration du roman de Pergaud, par l'un des plus grands illustrateurs français du 20e siècle, dont le moindre trait de plume contient plus de vie que l'"oeuvre" entière d'un quelconque Benjamin Lacombe...