vendredi 18 mai 2018

L'origine des autres



















L'origine des autres, de Toni Morrison. - Bourgois, 2018

Issu d'une série de conférences données à Harvard, ce mince volume pourrait sembler marginal au sein de l’œuvre de Toni Morrison, assurément l'une des plus importantes de la littérature américaine contemporaine. Il n'y est cependant pas question d'autre chose que de ce qui est au cœur, même de ses romans, à savoir la question de la race et, plus largement, celle de l'Autre, tel que le construit l'idéologie raciste. Le racisme précède la race : le raciste ne cesse de réinventer dans la race dans une tentative désespérée pour préserver "(un) moi devenu étranger à lui-même." À ceux pour qui la chose paraîtrait abstraite, Toni Morrison se charge d'en rappeler la très concrète réalité : viols systématiques, travail exténuant, meurtres et lynchages impunis, climat généralisé de peur... On a peine à imaginer ce que fut - et ce que reste encore - une vie noire dans la libre Amérique et le degré de violence inouï auquel elle est exposée. Où le raciste trouve-t-il son humanité, sinon dans celle-là même qu'il dénie à l'autre ? Et de doctes médecins de justifier tous les sévices par l'inhumanité présupposée des Noirs, auxquels sont attribuées des caractéristiques étranges, telle cette incompréhensible drapetomania, ou maladie qui pousse les esclaves à s'enfuir... Avant les chaînes, avant les coup, le raciste se paye en effet de mots et les mots c'est l'affaire de la littérature. Cette figure racialisée de l'Autre, Toni Morrison la repère bien sûr dans les tentatives pour embellir l'esclavage, comme chez Beecher Stowe, mais aussi chez quelques mamamouchis des lettres blanches, tel Hemingway ou Faulkner et son obsession de "l'unique goutte de sang" nègre. Déconstruire cette construction, faire entendre la voix de l'autre, c'est tout le sens d'une œuvre sur laquelle elle revient pour finir avec une intelligence et une sensibilité qui semblaient avoir fui l'Amérique à toutes jambes.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

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