La ballade du peuplier carolin, de Haroldo Conti. - La dernière goutte, 2018
Certains arbres
laissent mieux passer la lumière que d’autres. C’est sûrement
le cas du peuplier carolin (Populus Carolinensis), poussé par hasard
près de la maison natale de l’auteur à Chacabuco, province de
Buenos Aires, tant ce recueil de nouvelles semble traversé de
clartés diversement colorées selon l’heure et l’humeur du jour.
Qu’il s’agisse d’évoquer l’oncle Agustín, fou de course à
pied, les amours du timide señor Pelice, le plus célèbre
artificier de la région ou bien le destin brusquement écourté de
Basilio Argimón, promis à bien des hommes volants de son espèce,
l’ensemble de ces récits baigne dans cette même lumière chaude
que la tendresse associe au souvenir. Car s’il fut voyageur,
pilote, marin, journaliste, professeur et mille autres choses,
Haroldo Conti, toute sa vie, ne cessa jamais de revenir vers les
siens, vers ce village, cette maison aux murs d’argile, au toit de
tôle rapiécé, toutes racines intimement mêlées à celles de son
arbre tutélaire, dont on ne sait précisément jusqu’où elles
s’étendent, à quelles régions du cœur elles aboutissent. Nulle
nostalgie béate, cependant, dans cette attention aux petites choses,
aux objets les plus modestes, une azalée dont « les fleurs à
la peau violette tremblent, délicates, sous le vent inquiet de
septembre », une scie à onglet dans la pénombre de l’atelier
de l’oncle menuisier, une cage en fil de fer… C’est que les
choses, à force, « finissent par avoir plus de mémoire que
nous » et qu’il est du devoir de l’écrivain de ne pas
seulement témoigner des grands fracas du monde, mais d’être
également là pour ceux dont « (…) personne ne saura jamais
rien si ce n’est par le truchement de ce vieil artifice. »
C’est également pourquoi il ne faut rien voir de disparate dans un
recueil qui fait suivre une poignée de contes pleins de fantaisie
par une série d’hommages à quelques amis bien réels, comme la
vieille Julia Lafranconi, gardienne solitaire de l’île de Juncal,
sur le fleuve Parana, « parmi les arbres, les joncs et les
cabiais » ou bien les Urugayens persécutés par la junte
militaire alors au pouvoir. Ce très beau texte, Tristesses de
l’autre rive, date de 1975. Un an plus tard, le 4 mai 1976, Haroldo
Conti était enlevé à son tour par les sbires de la dictature
argentine. Emprisonné, torturé, il fait partie jusqu’à ce jour
des quelques 30 000 « disparus » imputés à l’armée
au pouvoir de 1976 à 1983. Au recueil initial l’éditeur a voulu
adjoindre une nouvelle supplémentaire, la dernière de l’auteur,
terminée le jour même de son enlèvement. Intitulée A la droite de
Dieu, elle témoigne admirablement de la double inspiration qui
préside à La Ballade du peuplier carolin, entre célébration émue
de l’amitié et transfiguration fantaisiste du souvenir : n’y
assiste-t-on pas à l’arrivée au ciel de la douce et discrète
Tante Teresa, à la droite de Monsieur Dieu, qui en profite pour
organiser en son honneur un asado du feu de Lui, où le tout
Chacabuco d’outre tombe croise sans s’en étonner quelques
chanteurs qui « bien que vivants, (…) ont l’âme
vagabonde », à l’image du poète Juan Gelman et du musicien
Juan Cedrón, en rupture de Cuarteto. Partager une côtelette avec le
Créateur de la côtelette en personne : quelle plus belle façon
de refermer un livre si authentiquement fraternel qu’il vous ferait
presque aimer l’humanité ? Précédemment paru en français
en 1984, chez Actes sud, La Ballade du peuplier carolin était absent
depuis bien longtemps de nos étagères. Osera-t-on – timidement –
suggérer à La dernière goutte de transformer l’essai en faisant
suivre cette belle réédition par celle de Mascaro, chasseur des
Amériques, dernier roman de Haroldo Conti, lui aussi épuisé depuis
belle lurette ?
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour cette belle note de lecture.
PS : L'éblouissant Mascaro paraîtra dans une traduction révisée en janvier 2019 ;-)
Zut, je me le suis payé d'occase... Mais chic tout de même !
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